
L’hérédité de l’adoubement et l’anoblissement
Fondé, vers 1119, pour la défense des colonies de Terre Sainte,
l’Ordre du Temple groupait deux catégories de combattants, distinctes par le
costume, les armes et le rang : en haut, les « chevaliers » ; en bas, les simples
« sergents » — manteaux blancs contre manteaux bruns. Nul doute que, dès le
principe, l’opposition ne répondît à une différence d’origine sociale, parmi les
recrues. Cependant, rédigée en 1130, la plus ancienne Règle ne formule à cet
égard aucune condition précise. Un état de fait, déterminé par une sorte
d’opinion commune, décidait évidemment de l’admission dans l’un ou l’autre
grade. Postérieure d’un peu plus d’un siècle, la seconde Règle procède, au
contraire, avec une rigueur toute juridique. Pour être autorisé à revêtir le blanc
manteau, il est d’abord nécessaire que le postulant, dès avant son entrée dans
l’Ordre, ait été adoubé. Mais cela même ne suffit point. Il lui faut en outre être
« fils de chevalier ou extrait de chevaliers du côté de son père » ; en d’autres
termes, comme il est dit dans un autre passage, être « gentilhomme ». Car,
précise encore le texte, c’est à cette condition seulement qu’un homme « doit
et peut » recevoir la chevalerie. Il y a plus. Arrive-t-il qu’un nouvea u venu,
taisant sa qualité chevaleresque, se soit glissé parmi les sergents ? La vérité
une fois connue, il sera mis aux fers (290). Même chez des moines soldats, en
ce milieu du XIIIe siècle, p.446 l’orgueil de caste, qui tient à crime toute
déchéance volontaire, parlait plus haut que l’humilité chrétienne. 1130 ; 1250
ou environ : entre ces deux dates, que s’était -il donc passé ? Rien de moins
que la transformation du droit à l’adoubement en un privilège héréditaire.
Dans les pays où la tradition législative ne s’était point perdue ou avait
repris vie, des textes réglementaires avaient précisé le droit nouveau. En 1152,
une constitution de paix de Frédéric Barberousse à la fois interdit aux
« rustres » le port de la lance et du glaive — armes chevaleresques — et
reconnaît pour « légitime chevalier » celui-là seulement dont les ancêtres l’ont
été avant lui ; une autre, en 1187, défend expressément aux fils des paysans de
se faire adouber. Dès 1140, le roi Roger II de Sicile ; en 1234, le roi Jacques
Ier d’Aragon ; en 1294, le comte Charles II de Provence ordonnent de
n’admettre à la chevalerie que les descendants de chevaliers. En France, il
n’était alors guère de lois. Mais la jurisprudence de la cour royale, sous Saint
Louis, est formelle. De même, les coutumiers. Sauf grâce spéciale du roi,
aucun adoubement ne saurait être valable si le père de l’adoubé ou son aïeul,
en ligne masculine, n’ont déjà été chevaliers (peut -être dès ce temps, en tout
cas un peu plus tard, les coutumes provinciales d’une partie au moins de la
Champagne accepteront cependant que cette « noblesse » puisse se
transmettre par le « ventre » maternel). La même conception semble
également à la base d’un passage, à la vérité moins clair, du grand traité de
droit castillan, les Siete Partidas, que fit rédiger, vers 1260, le roi Alfonse le
Sage. Rien de plus remarquable que la quasi-coïncidence dans le temps et le
parfait accord de ces divers textes, à la fois entre eux et avec la règle du
Temple, ordre international. Du moins sur le continent — car l’Angleterre,
nous le verrons, doit être mise à part — l’évolution des hautes classes
obéissait à un rythme fondamentalement uniforme (291).
Sans doute, lorsqu’ils élevaient expressément cette b arrière, souverains et
tribunaux avaient-ils à peine le sentiment d’une innovation. De toujours, la
grande majorité des adoubés avaient été pris parmi les descendants de
chevaliers. Aux yeux d’une opinion de groupe de plus en plus exclusive, p.447
seule la naissance, « garante », comme devait dire Raimon Lull, « de la
continuation de l’honneur ancien », paraissait habiliter à l’observation du code
de vie auquel engageait la remise des armes. « Ah Dieu ! qu’il est mal
récompensé le bon guerrier qui de fils de vilain fait chevalier ! » s’écrie, vers
1160, le poète de Girard de Roussillon (292). Cependant, le blâme même dont
ces intrusions étaient l’objet prouve qu’elles n’étaient pas exceptionnelles.
Aucune loi, aucune coutume ne les rendaient caduques. Elles semblaient
d’ailleurs parfois presque nécessaires au recrutement des armées ; car, en
vertu du même préjugé de classe, on concevait mal que le droit de combattre à
cheval et équipé de pied en cap fût séparable de l’adoubement. Ne vit-on pas
encore, en 1302, à la veille de la bataille de Courtrai, les princes flamands,
désireux de se faire une cavalerie, donner la colée à quelques riches bourgeois,
auxquels leur richesse permettait de se procurer la monture et l’équipement
nécessaires (293) ? Le jour où ce qui n’avait été longtemps qu’une vocation
héréditaire de fait, susceptible de beaucoup d’accrocs, devint un privilège
légal et rigoureux fut donc, même si les contemporains n’en eurent pas une
claire conscience, une très grande date. Les profonds changements sociaux qui
s’opéraient alors sur les frontières du monde chevaleresque avaient
certainement beaucoup contribué à inspirer des mesures aussi draconiennes.
Au XIIe siècle, une nouvelle puissance était née : celle du patriciat urbain.
En ces riches marchands qui, volontiers, se faisaient acquéreurs de seigneuries
et dont beaucoup, pour eux-mêmes ou pour leurs fils, n’eussent point
dédaigné le « baudrier de chevalerie », les guerriers d’origine ne pouvaien t
manquer de percevoir des éléments beaucoup plus étrangers à leur mentalité et
à leur genre de vie, beaucoup plus inquiétants aussi, par leur nombre, que les
soldats de fortune ou les officiers seigneuriaux, parmi lesquels, jusque-là,
s’étaient presque ex clusivement recrutés, en dehors des personnes bien nées,
les candidats à l’initiation par l’épée et la colée. Aussi bien connaissons -nous,
par l’évêque Otton de Freising, les réactions des barons allemands devant les
adoubements qu’ils jugeaient trop aisément distribués, dans p.448 l’Italie du
Nord, à la « gent mécanique » ; et Beaumanoir, en France, a très clairement
exposé comment la poussée des nouvelles couches, empressées à placer leurs
capitaux en terres, amena les rois à prendre les précautions nécessaires pour
que l’achat d’un fief ne fît pas de tout enrichi l’égal d’un descendant de
chevaliers. C’est quand une classe se sent menacée qu’elle tend, surtout, à se
clore.
Gardons-nous, toutefois, d’imaginer un obstacle, par principe,
infranchissable. Une classe de puissants ne saurait se transformer, absolument,
en caste héréditaire sans se condamner à exclure de ses rangs les puissances
nouvelles dont l’inévitable surgissement est la loi même de la vie ; par suite,
sans se vouer, en tant que force sociale, à un fatal étiolement. L’évolution de
l’opinion juridique, au terme de l’ère féodale, tendit beaucoup moins, en
somme, à interdire rigoureusement les admissions nouvelles qu’à les
soumettre à un très strict contrôle. Tout chevalier naguère pouvait faire un
chevalier. Ainsi pensaient encore ces trois personnages que Beaumanoir met
en scène, vers la fin du XIIIe siècle. Pourvus eux-mêmes de la chevalerie, ils
manquaient d’un quatrième comparse, de même dignité, dont la présence était
exigée, par la coutume, pour un acte de procédure. Qu’à cela ne tînt ! Ils
happèrent en chemin un paysan et lui donnèrent la colée : « Chevalier
soyez ! » A cette date, cependant, c’était retarder sur la marche du droit ; et
une lourde amende fut le juste châtiment de cet anachronisme. Car, désormais,
l’aptitude de « l’ordonné » à conférer l’ordre ne subsistait plus, dans son
intégrité, que si le postulant appartenait déjà à un lignage chevaleresque.
Lorsque tel n’est point le cas, l’adoubement, en vérité, demeure encore
possible. Mais à condition d’être spécialement autorisé par l’unique pouvoir
auquel les conceptions alors communément répandues accordaient
l’exorbitante faculté de lever l’application des règles coutumières : celui du
roi, seul dispensateur, comme dit Beaumanoir, des « novelletés ».
On l’a déjà vu, telle était, dès Saint Louis, la jurisprudence de la cour
royale française. Bientôt l’habitude se prit, dans l’entourage des Capétiens, de
donner à ces autorisations la forme de lettres de chancellerie désignées,
presque dès le p.449 début, sous le nom de lettres d’anoblissement : car être
admis à recevoir la chevalerie, n’était -ce pas obtenir d’être assimilé aux
« nobles » d’origine ? Les premiers exemples que nous possédions de ce genre
de documents, promis à un si grand avenir, datent de Philippe III ou de
Philippe IV. Parfois, le roi usait de son droit pour récompenser sur le champ
de bataille, selon l’antique usage, quelque trait de bravoure : ainsi, Philippe le
Bel, en faveur d’un boucher, le soir de Mons -en-Pevèle (294). Le plus souvent,
cependant, c’était afin de reconnaître de longs services ou une situation
sociale prééminente. L’acte ne permettait pas seulement de créer un nouveau
chevalier ; l’aptitude à l’adoubement se transmettant , par nature, de génération
en génération, il faisait, du même coup, surgir un nouveau lignage
chevaleresque. La législation et la pratique siciliennes s’inspirèrent de
principes tout pareils. De même, en Espagne. Dans l’Empire, les constitutions
de Barberousse, à vrai dire, ne prévoient rien de tel. Mais nous savons, par
ailleurs, que l’Empereur s’estimait en droit d’armer chevaliers de simples
soldats (295) ; il ne se considérait donc pas comme lié, personnellement, par les
interdictions, en apparence absolues, de ses propres lois. Aussi bien, à partir
du règne suivant, l’exemple sicilien ne manqua pas d’exercer son action sur
des souverains qui, pour plus d’un demi -siècle, devaient unir les deux
couronnes. Depuis Conrad IV, qui commença à régner indépendamment en
1250, nous voyons les souverains allemands concéder, par lettres, à des
personnages qui n’y étaient pas habilités de naissance, la permission de
recevoir le « baudrier de chevalerie ».
Assurément les monarchies ne parvinrent pas sans peine à établir ce
monopole. Roger II de Sicile, lui-même, fit une exception en faveur de l’abbé
della Cava. En France, les nobles et les prélats de la sénéchaussée de
Beaucaire prétendaient encore, en 1298, — avec quel succès ? nous ne savons
— au droit de créer librement des chevaliers parmi les bourgeois (296). La
résistance fut vive surtout du côté des hauts feudataires. Sous Philippe III, la
cour du roi dut entamer une procédure contre les comtes de Flandre et de
Nevers, coupables d’avoir, de leur propre gré, adoubé des « vilains » p.450 —
qui, en réalité, étaient de fort riches personnages. Plus tard, dans les désordres
du temps des Valois, les grands princes apanagés s’arrogèrent, avec moins de
difficulté, ce privilège. Ce fut dans l’Empire, comme il était naturel, que la
faculté d’ouvrir ainsi à de nouveaux venus l’accès de la chevalerie se divisa,
finalement, entre le plus grand nombre de mains : princes territoriaux, comme,
dès 1281, l’évêque de Strasbourg (297) ; voire, en Italie, communes urbaines,
comme, dès 1260, Florence. Mais s’agissait -il là d’autre chose que du
dépècement des attributs régaliens ? Le principe qui au seul souverain
reconnaissait le droit d’abaisser la barrière r estait sauf. Plus grave était le cas
des intrus qui, en quantité certainement considérable, mettaient à profit une
situation de fait pour se glisser indûment dans les rangs chevaleresques. La
noblesse demeurant, dans une large mesure, une classe de puissance et de
genre de vie, l’opinion commune, en dépit de la loi, ne refusait guère au
possesseur d’un fief militaire, au maître d’une seigneurie rurale, au guerrier
vieilli sous le harnois, quelle que fût son origine, le nom de noble et, par suite,
l’aptitude à l’adoubement. Puis, le titre naissant, comme à l’ordinaire, du long
usage, au bout de quelques générations personne ne songeait plus à le
contester à la famille ; et le seul espoir qui, au bout du compte, restât permis
aux gouvernements était, en s’offr ant à sanctionner cet abus, de tirer de ceux
qui en avaient bénéficié un peu d’argent. Il n’en est pas moins vrai que,
préparée au cours d’une longue gestation spontanée, la transformation de
l’hérédité de pratique en hérédité juridique n’avait été rendue possible que par
l’affermissement des pouvoirs monarchiques ou princiers, seuls capables à la
fois d’imposer une police sociale plus rigoureuse et de régulariser, en les
sanctionnant, les inévitables et salutaires passages d’ordre à ordre. Si le
Parlement de Paris n’avait été là ou s’il avait manqué de la force nécessaire à
l’exécution de ses sentences, on n’aurait vu, dans le royaume, si petit sire qui
n’eût continué à distribuer, à sa volonté, la colée.
Il n’était alors guère d’institution qui, aux mains de gouvernements
éternellement besogneux, ne se transformât, peu ou prou, en machine à faire
de l’argent. Les autorisations p.451 d’adoubement n’échappèrent pas à ce sort
commun. Pas plus que les autres expéditions des chancelleries, les lettres
royales, à de rares exceptions près, n’étaient gratuites. Parfois aussi on payait
pour ne pas avoir à prouver son origine (298). Mais Philippe le Bel semble avoir
été le premier souverain à mettre, ouvertement, la chevalerie dans le
commerce. En 1302, après la défaite de Courtrai, des commissaires
parcoururent les provinces, chargés de solliciter les acheteurs
d’anoblissement, en même temps que de vendre, aux serfs royaux, leur liberté.
On ne voit pas, cependant, que cette pratique ait été dès ce moment, en Europe
ni en France même, bien générale ou qu’elle ait beaucoup rapporté. De la
« savonnette à vilains », les rois, plus tard, devaient apprendre à faire une des
ressources régulières de leur trésorerie et les riches contribuables un moyen
d’échapper, par une somme une fois versée, aux impôts dont la noblesse
exemptait. Mais, jusque vers le milieu du XIVe siècle, le privilège fiscal des
nobles demeura encore aussi mal défini que l’impôt d’État lui -même ; et
l’esprit de corps, très puissant dans les milieux chevaleresques — auxquels les
princes eux-mêmes avaient conscience d’appartenir — n’eût guère permis,
sans doute, de multiplier des faveurs ressenties comme autant d’insultes à la
pureté du sang. Si le groupe des chevaliers à titre héréditaire ne s’était pas, à
la rigueur, fermé, la porte n’était pourtant que faiblement entrouverte —
beaucoup moins aisée à franchir certainement qu’elle ne l’avait été auparavant
ou ne devait l’être, à l’avenir. D’où, la violente réaction antinobiliaire qui, en
France du moins, éclata au XIVe siècle. De la forte constitution d’une classe et
de son exclusivité peut-on rêver symptôme plus éloquent que l’ardeur des
attaques dont elle est l’objet ? « Sédition des non-nobles contre les nobles » :
le mot, presque officiellement employé au temps de la jacquerie, est
révélateur. Non moins, l’inventaire des combattants. Riche bourgeois, premier
magistrat de la première des bonnes ville, Étienne Marcel se posait,
expressément, en ennemi des nobles. Sous Louis XI ou Louis XIV, il eût été,
lui-même, l’un d’eux. En vérité, la période qui s’étend de 1250 à 1400 environ
fut, sur le p.452 continent, celle de la plus rigoureuse hiérarchisation des
couches sociales.
II. Constitution des descendants de chevaliers en classe privilégiée
A elle seule, pourtant, la restriction de l’adoubement aux membres des
familles déjà confirmées dans cette vocation ou aux bénéficiaires de faveurs
exceptionnelles n’eût pas suffi à constituer une véritable noblesse. Car c’était
encore faire dépendre d’un rite, qui pouvait être ou n’être pas accompli, les
privilèges dont l’idée nobiliaire exigeait qu’ils fussent attachés à la pure
naissance. Il ne s’agissait pas que de prestige. De plus en plus, la situation
prééminente que l’on s’accordait à recon naître aux chevaliers, à la fois en tant
que guerriers « ordonnés » et que vassaux, chargés des plus hautes missions
du combat et du conseil, tendait à se concrétiser en un code juridique précis.
Or, de la fin du XIe siècle aux premières années du XIIIe, les mêmes règles se
font écho, à travers l’Europe féodale. Pour jouir de ces avantages, il faut
d’abord que l’homme s’acquitte effectivement de ses devoirs de vassal, « qu’il
ait armes et chevaux, que, sauf s’il est retenu par la vieillesse, il prenne part à
l’ost et aux chevauchées, aux plaids et aux cours », disent les Usages catalans.
Il faut aussi qu’il ait été adoubé. L’affaiblissement général des services
vassaliques eut pour effet que, peu à peu, on cessa d’insister sur la première
condition ; les textes les plus récents la passent sous silence. La seconde, par
contre, resta longtemps bien vivante. En 1238 encore, un règlement familial
privé, le statut des « pariers » qui possédaient en commun le château
gévaudanais, de La Garde-Guérin, donne la primauté au cadet sur l’aîné, si
celui-là a reçu la chevalerie et celui-ci non. Advient-il cependant, où que ce
soit, qu’un fils de chevalier ait omis de se plier à cette cérémonie ? Est-il
demeuré trop tard simple « écuyer », selon le terme que, par allusion au rôle
traditionnel du jeune noble auprès de ceux qui l’ont précédé dans la carrière,
on s’est habitué à employer pour désigner cette position d’attente ? Une fois
passé l’âge à partir duquel une pareille négligence p.453 ne semble plus permise
— vingt-cinq ans en Flandre et Hainaut, trente en Catalogne — , il sera,
brutalement, rejeté parmi les « rustres » (299).
Mais le sentiment de la dignité de la race était devenu trop impérieux pour
que ces exigences pussent éternellement se maintenir. Leur effacement
s’opéra par étapes. Dans la Provence, en 1235 , dans la Normandie, vers le
même moment, c’est encore au fils seulement qu’en dehors de toute obligation
d’adoubement, on reconnaît les bienfaits de la condition paternelle. A-t-il, à
son tour, un fils ? Celui-ci, précise le texte provençal, devra, s’il veut
participer à ces privilèges, recevoir, personnellement, la chevalerie. Plus
éloquente encore, en Allemagne, la série des chartes royales concédées aux
gens d’Oppenheim : les mêmes droits sont octroyés en 1226 aux chevaliers,
depuis 1269 aux « chevaliers et fils de chevaliers, en 1275 aux, chevaliers,
leurs fils et leurs petits-fils » (300) ? Comment cependant ne se fût-on pas
fatigué de compter les générations ? Assurément la réception solennelle des
armes continuait de passer pour un devoir de rang auquel le jeune noble ne
pouvait se dérober, sans déchoir un peu. On s’étonnait de la singulière
superstition qui, dans la dynastie des comtes de Provence, de la maison de
Barcelone, faisait retarder le plus possible cette cérémonie, comme un présage
de mort prochaine (301). Parce qu’elle paraissait garantir la constitution de
l’équipement complet, nécessaire à un bon service, les rois de France, depuis
Philippe Auguste jusqu’à Philippe le Bel, s’efforcèrent d’en imposer
l’accomplissement à leurs sujets de familles chevaleresques. Ils n’y réussirent
guère : si bien qu’impuissante même à tirer de la perception des amendes ou
de la vente des dispenses un procédé fiscal lucratif, l’administration royale dut
finalement se contenter de prescrire, dès qu’une guerre pointait à l’horizon, la
simple possession de l’armement.
Dans les dernières années du XIIIe siècle, l’évolution était à peu près
partout achevée. Ce qui désormais crée le noble, ce ne sont plus les vieux
gestes d’initiation, réduits à l’état d’une formalité de bienséance, d’autant plus
mal observée, du moins par la masse, qu’elle entraîne ordinairement de p.454
grosses dépenses ; c’es t, qu’on la mette ou non à profit, la capacité héréditaire
de prétendre au bénéfice de ce rite. On appelle gentilhomme, écrit
Beaumanoir, quiconque est « de lignée de chevaliers ». Et, légèrement
postérieure à 1284, la plus ancienne autorisation d’adoubeme nt accordée, par
la chancellerie des rois de France, à un personnage qui ne fût pas né dans un
de ces lignages, élève d’un trait, sans poser la moindre condition, toute la
postérité du récipiendaire « aux privilèges, droits et franchises dont ont
coutume de jouir les nobles selon les deux lignes d’ascendance » (302).
III. Le droit des nobles
Commun, dans la mesure où le permettaient les différences de sexe, aux
« gentilles femmes » comme aux gentilshommes, le code nobiliaire ainsi
constitué variait sensiblement, dans les détails, selon les pays. Il ne s’élabora,
d’autre part, que lentement et subit, au cours des temps, d’importantes
modifications. On se bornera à en indiquer ici les caractères les plus
universels, tels qu’ils se dégagèrent au cours du XIIIe siècle.
Traditionnellement, les liens du vasselage étaient la forme de dépendance
propre aux hautes classes. Mais ici, comme ailleurs, à un état de fait se
substitua un monopole de droit. Naguère on avait passé pour noble parce
qu’on était vassal. Désormais, par un véritable renversement de l’ordre des
termes, il sera impossible, en principe, d’être vassal — autrement dit. de
détenir un fief militaire, ou fief « franc » — si l’on ne figure déjà parmi les
nobles de naissance. C’ est chose communément admise, à peu près partout,
vers le milieu du XIIIe siècle. Cependant l’ascension de la fortune bourgeoise
comme les besoins d’argent dont les vieilles familles étaient si souvent
pressées ne permettaient pas de maintenir la règle dans toute sa rigueur. Non
seulement, en pratique, elle fut très loin d’être constamment observée — ce
qui ouvrit la porte à beaucoup d’usurpations de noblesse — en droit même,
force fut de prévoir des exemptions. Générales quelquefois : ainsi, en faveur
des personnes nées d’une mère noble et d’un père non noble (303). p.455
Particulières, surtout. Ces dernières, une fois de plus, tournèrent au profit des
monarchies, qui, seules capables de légitimer de pareils accrocs à l’ordre
social, n’avaient point coutume de distribuer gratuitement leurs faveurs. Le
fief étant le plus souvent une seigneurie, les pouvoirs de commandement sur
les petites gens tendaient, par ces dérogations, à se détacher de la qualité
nobiliaire. Comportait-il, par contre, la soumission d’arrière -vassaux ? Si
ceux-ci étaient gentilshommes, on ne reconnaissait ordinairement pas à
l’acquéreur non noble le droit de requérir leur hommage ; il devait, sans gestes
de fidélité, se contenter des taxes et services. L’on répug nait même à admettre
qu’il pût, à son tour, comme feudataire, accomplir ce rite envers le seigneur du
degré supérieur. On réduisait la cérémonie à un serment de foi ou, du moins,
on en éliminait le baiser, trop égalitaire, jusque dans la façon de solliciter ou
de contracter l’obéissance, il était des formes interdites à l’homme mal né.
Les vassaux militaires, de longue date, avaient été régis par un droit
différent des règles communes. Ils n’étaient pas jugés par les mêmes tribunaux
que les autres dépendants. Leurs fiefs ne s’héritaient pas comme les autres
biens. Leur statut familial même portait la marque de leur condition. Quand
des possesseurs de fiefs militaires fut sortie la noblesse, ce qui avait été la
coutume attachée à l’exercice d’une fonction te ndit à devenir celle d’un
groupe de familles. Un changement de nom est, sur ce point, instructif : là où
on avait parlé autrefois de « bail féodal » — l’institution a été définie au début
de ce volume (304) — , on se prit désormais à dire, en France, « garde noble ».
Comme il était naturel pour une classe qui tirait son originalité du reflet
d’institutions très anciennes, le droit privé des nobles conserva un tour
volontiers archaïque.
Une série d’autres traits marquaient, avec plu s de vigueur encore, la
suprématie sociale de la classe en même temps que son caractère d’ordre
combattant. S’agissait -il d’assurer la pureté du sang ? Pas de moyen plus
efficace, évidemment, que d’interdire toute mésalliance. On n’en vint là,
pourtant, que dans une féodalité d’importation — à Chypre — et dans p.456 la
hiérarchique Allemagne. Encore, dans ce dernier pays, caractérisé, nous le
verrons, par un échelonnement très poussé à l’intérieur même de la noblesse,
fut-ce seulement la couche supérieure de celle-ci, à l’exclusion de la petite
chevalerie issue d’anciens officiers seigneuriaux, qui se ferma ainsi. Ailleurs,
le souvenir de l’ancienne égalité des hommes libres continua d’exercer ses
effets, en droit, sinon en pratique, sur le plan matrimonial. Partout, en
revanche, certaines grandes communautés religieuses, qui, jusqu’alors,
n’avaient manifesté leur esprit aristocratique qu’en écartant les postulants
d’origine servile, décidèrent de n’en plus admettre que venus de la
noblesse (305). Partout aussi, on peut constater, ici plus tôt, là plus tard, que le
noble est spécialement protégé dans sa personne contre le non-noble ; qu’il est
soumis à un droit pénal exceptionnel, avec des amendes ordinairement plus
lourdes que celles des gens du commun ; que le recours à la vengeance privée,
considérée comme inséparable du port des armes, tend à lui être réservé ; que
les lois somptuaires lui attribuent une place à part. L’importance attachée au
lignage, comme porteur du privilège, s’ exprima dans la transformation qui des
anciens signes individuels de « reconnaissance », peints sur le bouclier du
chevalier ou gravés sur son sceau, fit les armoiries, parfois transmises avec le
fief, plus souvent héréditaires, même sans le bien, de génération en
génération. Né d’abord dans les dynasties royales et princières, où l’orgueil de
la race était particulièrement fort, bientôt adopté par beaucoup de plus
modestes maisons, l’usage de ces symboles de continuité passa désormais
pour le monopole des familles classées comme nobles. Enfin, sans que
l’exemption fiscale eût encore rien de rigoureusement défini, l’obligation
militaire, d’ancien devoir vassalique devenue le devoir nobiliaire par
excellence, avait d’ores et déjà pour effet de mettre le genti lhomme à l’abri
des charges pécuniaires communes, que remplaçait, à son égard, la vocation
de l’épée.
Quelle que fût la force des droits acquis de naissance, elle n’était pas telle,
cependant, qu’ils ne dussent se perdre par l’exercice de certaines occupa tions
censées incompatibles avec la grandeur du rang. Certes la notion de
dérogeance p.457 était loin d’être encore pleinement élaborée. L’interdiction de
commercer paraît alors avoir été imposée aux nobles surtout par certains
statuts urbains, plus soucieux, par là, de protéger le quasi monopole des
bourgeoisies marchandes que de servir l’orgueil d’une caste adverse. Mais,
unanimement, les travaux agricoles passaient pour contraires à l’honneur des
armes. Fût-ce de son propre consentement, un chevalier, décide le Parlement
de Paris, ne saurait, s’il a acquis une tenure en vilainage, se soumettre aux
corvées rurales. « Labourer, piocher, transporter à dos d’âne bois ou fumier » :
autant de gestes qui, selon une ordonnance provençale, entraînent,
automatiquement, la privation des privilèges chevaleresques. En Provence
aussi, ne caractérisait-on pas la femme noble comme celle qui ne va « ni au
four, ni au lavoir, ni au moulin » (306) ? La noblesse avait cessé de se définir
par l’exerci ce d’une fonction : celle du fidèle armé. Elle n’était plus une classe
d’initiés. Elle restait, par contre, et restera toujours une classe de genre de vie