
Les Réformes spirituelles du Rite Ecossais Rectifié (1)
Jean van Win
Ce titre comporte trois concepts juxtaposés : celui de rite, celui d’écossais, celui de rectifié. Voyons-les en détail afin de comprendre clairement sur quoi nous allons réfléchir ce midi.
Le Rite : en maçonnerie, un rite est un sous-groupe d’un ensemble, composé essentiellement de certaines valeurs de base partagées par ce sous-groupe, et d’une structure particulière, c’est à dire d’un certain nombre de grades. Exemples : le RER en comporte 4 + 2 ; le REAA 33 ; le RF 3 + 4 Ordres de grades. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle que l’on commence à qualifier certains systèmes maçonniques de rites. Auparavant, dans le système rectifié, on utilise indifféremment les mots Régime et Rite, qui sont en réalité synonymes.
La première édition du Régulateur des Chevaliers Maçons, par lequel le Grand Orient de France « régule » en effet les hauts grades du rite français en 1801, s’appelle : « Régulateur des Chevaliers Maçons selon le Régime du Grand Orient de France ». Il s’agit bien entendu du futur rite français, qui n’existe pas encore sous cette appellation qui ne lui sera donnée que par opposition au futur REAA.
Régime signifie donc à la fois gouvernement et système, ce qui est exactement la définition du rite. Le mot régime cède définitivement la place au mot rite au début du XIXe siècle. Le fait d’utiliser soit « rite écossais rectifié » soit « régime écossais rectifié » n’a pas la moindre signification
Ecossais : cet adjectif n’implique pas le moindre rapport ni avec les cornemuses, le whisky, les kilts ou le monstre du Loch Ness. Ecossais signifie tout simplement que la structure particulière du rite comporte des grades dits hauts, c’est à dire des développements thématiques rituels ultérieurs à celui du grade de maître. Le grade d’Ecossais est le premier qui apparut en France vers 1743, certains FF Maîtres marquant par cette distinction nouvelle leur souci de se distinguer du vulgum pecus, d’autres manifestant un souci d’approfondissement.
Rectifié : cet adjectif est synonyme de réformé. Il vient du verbe latin ‘rectificare’, c’est à dire redresser, remettre dans le droit chemin. Le RER apparaît en effet vers le milieu du XVIIIe siècle, à un moment où la maçonnerie française connaît des déviations et des innovations blâmables ; certains FF de la région lyonnaise ont décidé de retourner à ce qu’ils considéraient comme la véritable maçonnerie des origines.
Bref : le rite se dit réformé, rectifié. Par rapport à quoi ? Par rapport, bien entendu, à ce qu’était devenue la maçonnerie française à l’époque où Jean-Baptiste Willermoz, né en 1730, y entre à l’âge de 20 ans, soit en 1750.
Petit rappel historique.
On sait que la maçonnerie obédientielle vit le jour à Londres en 1717. Et non la maçonnerie spéculative, comme on l’écrit souvent. Ce sont en effet quatre loges spéculatives qui s’associent et créent une petite fédération qu’elles intitulent modestement Grande Loge de Londres et de Westminster. En 1723, cette fédération publie des Constitutions sous la plume du généalogiste impécunieux James Anderson. Vers 1725 apparaît, venu d’on ne sait où, le grade de Maître. Vers 1730, des loges anglaises s’installent à Paris, quoique les stuartistes fervents affirment qu’il y eut des loges jacobites en France dès 1688.
De 1730 à 1750 environ, la progression est fulgurante, le succès des « frimessons ou frimaçons » est énorme. Dès 1743, soit 13 ans après son implantation en France, apparaissent des Maîtres Ecossais qui se disent supérieurs aux simples Maîtres et exigent d’être traités avec des privilèges et des honneurs particuliers. Déjà…
Les rituels anglais, utilisés par les loges françaises souvent peuplées de résidents britanniques, connaissent dès le début des « améliorations » qui stupéfient les Anglais et ravissent les Français : ajout d’une élégante et frivole houppe dentelée sur les tableaux de loge , port de l’épée, port abusif du cordon de l’Ordre du Saint-Esprit ( en réalité strictement réservé à une centaine de nobles triés sur le volet), maintien du chapeau en loge ( comme le Roy et les Grands…), hommage rendu à la verbosité par la création du poste d’orateur, inconnu des Anglais, dramatisation des rituels afin d’épouvanter (sic) les candidats , toutes innovations qui francisent la pratique maçonnique et laissent rêveurs et interloqués les flegmatiques fondateurs anglais…
Autre innovation de nos bouillants voisins d’outre-Quiévrain : les hauts grades. Ils ne sont en réalité qu’ultérieurs : la vanité les fait hauts.
En 1736, le chevalier Ramsay prononce, ou ne prononce pas, peu importe, un discours qui laissera des séquelles en France, mais aussi dans le reste du monde civilisé : il prétend que la maçonnerie ne doit rien aux vulgaires ouvriers des chantiers, mais tout aux Croisés qui partirent à la conquête des Lieux Saints. Les maçons sont en réalité des chevaliers maçons. Ce discours met le feu aux poudres d’une société dans laquelle le passage de l’état de bourgeois à l’état noble constituait, pour certains, une véritable obsession. Les ‘chevaliers maçons’ auraient rang de gentilhomme en loge, et, moyennant finance, se verraient traiter en prince, sublimes ou illustrissimes selon les cas, gardant coiffe en tête, portant l’épée etc…Une telle opportunité, au sein de la stricte société de classes dans laquelle elle vit le jour, ne laissa pas de susciter un enthousiasme fébrile ; on se bouscule aux portillons de la promotion sociale.
Et de 1730 à 1750, la course aux vanités se poursuit dans le plus grand désordre. Les organismes maçonniques foisonnent, se multiplient, se séparent, se subdivisent, s’excommunient, se combattent, fusionnent, divorcent derechef, et donnent un lamentable spectacle de division, d’improvisation et de chamailleries sans fin.
Tout chaos engendre quelque jour un ordre, de même que tout ordre génère tôt ou tard son chaos. Certains maçons, soucieux d’organisation, s’avisent de récupérer une partie de cette énergie omnidirectionnelle dans des systèmes structurés de leur invention ou d’importation, dont ils seraient, bien entendu, les chefs. Et voici qu’apparaissent, ici et là : le chapitre de Clermont, la Stricte Observance Templière, le Conseil des Empereurs d’Orient et d’Occident, le Conseil des Chevaliers d’Orient, l’Ordre de l’Etoile Flamboyante, le Régime Ecossais Trinitaire, les Illuminés Théosophes, les Philalèthes, et j’en passe, non sans signaler quelques grades des plus savoureux à mon goût : les Architectes Africains, et quelque système pratiquant le grade d’Ecossais Vrai d’Ecosse ou mieux encore, celui d’Ecossais Napolitain…
La maçonnerie de Louis XV, surnommé le Bien-Aimé, connaît non seulement la pagaille, mais encore le commerce des hauts grades de pacotille, le trafic des influences, des malversations, des escroqueries, la vente au prix fort de diplômes et de décors, même dans des charrettes suivant les troupes en campagne…
C’est dans ce contexte trouble qu’apparaît, en 1750 et à Lyon, Jean-Baptiste Willermoz. Il est né en 1730. Initié à 20 ans, il est Vénérable de sa loge l’année suivante. Quoique fort déçu et insatisfait de cette maçonnerie frivole et équivoque ( il n’est heureusement pas le seul !), il crée, en 1760 et à l’âge de 30 ans, une Grande Loge des Maîtres lyonnais qu’il affilie à la Grande Loge de France. Cette dernière, qui connaît de profonds désordres sous la grande maîtrise du prince de Clermont, voit ses travaux suspendus en 1766 et voici notre Jean-Baptiste en chômage maçonnique.
La grande idée de J.B. Willermoz.
C’est à cette époque que naît probablement l’idée centrale de toute sa vie et qu’il s’efforcera de mener à bien en dépit de la brutale interruption des activités maçonniques causée par la Révolution d’abord, et la Terreur ensuite. Cette idée est celle de la réforme spirituelle de l’Ordre maçonnique, par un retour aux sources authentiques qu’il a abandonnées.
Retour aux sources, fort bien ; mais quelles sources ?
Plusieurs rencontres capitales vont l’aider à préciser ce point essentiel et à mettre en œuvre un projet remarquable et unique dans toute l’histoire de la maçonnerie , car il résulte, au plan de de la pensée, de la volonté et de l’action et de l’organisation, des efforts inlassables d’un seul homme.
Willermoz.
Cet homme est moyennement doué au plan intellectuel, avouons-le d’emblée, bien que sa réussite professionnelle et son aisance sociale ne fassent pas de doute. Sa formation est élémentaire : il ne fréquente pas l’école. A 20 ans, il est déjà un négociant en soieries établi et sérieux. Toute sa vie, il poursuivra des grades maçonniques susceptibles de lui apporter « des mystères de plus en plus sublimes ». Il créera un système maçonnique cohérent et riche en symboles ; il correspondra avec les princes et les aristocrates les plus en vue de la future Allemagne. Il faut aussi l’imaginer, le carnet de commandes à la main, discutant chiffons dans l’arrière-boutique de quelque décorateur-garnisseur du faubourg Saint Honoré…Il importe donc, à présent, de consacrer un certain temps aux rencontres maçonniques que fait Willermoz ; il en naîtra une œuvre réformatrice dont nous sommes les héritiers plus ou moins fidèles. Encore faut-il que nous en soyons bien conscients.
Et voici qu’apparaît Martinez.
En 1766 donc, Willermoz est en chômage maçonnique. Peu après, il est accueilli à Paris par un catholique converti d’origine espagnole, Don Martinez de Pasqually de Latour. Je ne nous parlerai que très peu de ce personnage modérément recommandable. Dépeint comme inculte, prétentieux, besogneux, occultiste buvant à toutes les sources, Martinez possède toutefois un magnétisme tel qu’il s’impose à certains comme un prophète inspiré. Vers la fin du siècle, la maçonnerie verra ainsi surgir nombre d’individus du même style, toujours issus de la tendance dite mystique de l’ordre et jamais de sa branche rationaliste, pataugeant dans les plus discutables substituts de la spiritualité chrétienne : Joseph Balsamo, obscur artisan sicilien se disant comte de Cagliostro qui finira étranglé dans les prisons du pape ; le comte de Saint Germain, un industriel délirant qui avait déjeuné avec Jésus et César ; Anton Mesmer et ses baquets à magnétiser ; et enfin Casanova, aventurier rocambolesque et obsédé sexuel impénitent, qui, délaissant un instant l’érotisme pour l’ésotérisme, a laissé un des textes initiatiques les plus intelligents de toute la maçonnerie du XVIIIe siècle.
Le douteux Pasqually crée l’Ordre des Chevaliers Maçons élus Coëns de l’Univers. Il y reçoit aussitôt des hommes importants et distingués, tels Bacon de la Chevalerie, Louis-Claude de Saint Martin et, bien entendu, Jean-Baptiste Willermoz. L’Ordre Coën comportait sept grades, trois classiques plus quatre purement Coëns, coiffés par le grade de Réau Croix, qui est davantage une ordination destinée à ceux qui sont aptes à reconnaître des preuves d’ordre surnaturel. Ce dernier grade doit rendre son détenteur semblable à Dieu.
Vaste programme pour un illettré. Pour un lettré aussi, du reste.
Je ne m’étendrai pas sur ce personnage. Si on essaie de comprendre quelque chose à la pensée obscure que Martinez communique en un langage approximatif, on s’aperçoit qu’elle se résume en fait à ceci : l’homme possède en lui une parcelle de divinité, engluée dans la matière. Ce germe lui permet de se réconcilier avec Dieu, ce qui garantit son salut après la mort. Cela s’appelle la « réintégration » dans la divinité.
Clavel résume comme ceci l’Initiation Coën : « l’initiation doit régénérer le sujet, le réintégrer dans sa primitive innocence et dans tous les droits qu’il a perdus par le péché originel ». Nous retrouverons bientôt ces notions dans le rite rectifié de Willermoz que nous analyserons dans quelques instants. Martinez disparaît pour les îles en 1772 et pour l’Orient céleste en 1774.
Revenons donc à Willermoz qui, tout en vivant son état de Réau Croix, n’en demeure pas moins en recherche d’une maçonnerie sérieuse, ordonnée, riche d’un enseignement utile aux hommes : mais la France ne lui offre pas ce qu’il attend. Il entre alors en correspondance avec la RL ‘La Candeur’ de Strasbourg, loge qui a quitté la GL de France pour s’affilier à la GL d’Angleterre. Elle entre aussi en contact avec le système allemand dit de la Réforme de Dresde, que l’on connaît mieux sous son appellation de la Stricte Observance (Templière).
La Stricte Observance dite Templière.
Le promoteur essentiel de ce régime, de cette obédience ou de ce système, comme l’on voudra, est le baron Carl von Hund. Initié à Paris en 1741, il médite lui aussi dès 1743 un nouveau régime destiné à se propager en Allemagne. En 1751, il crée une loge templière et en 1754 il participe à la fondation du célèbre chapitre de Clermont. En principe, il va alors propager ce système de hauts grades français et templiers en Allemagne. On y trouve les trois grades symboliques habituels, trois grades écossais, soit le Maître Ecossais, le Novice et le Chevalier du temple, et enfin, trois grades nouveaux : le chevalier élu de l’Aigle, le chevalier illustre ou Templier, et le Sublime chevalier illustre.
En Allemagne non plus, on ne craint pas l’enflure des adjectifs. Hund prétend avoir été investi, par un Supérieur Inconnu venu d’Ecosse, de la dignité de Grand Maître du Temple. Il établit sur cette base, vers 1763-1764, le régime de la Stricte Observance Templière. Il divise l’Europe en neuf provinces templières, chacune se subdivisant en prieurés, ceux-ci en préfectures, celles-ci en commanderies qui coiffent les loges écossaises elle-mêmes souchées sur des loges symboliques. C’est déjà toute l’armature du futur Rite Ecossais Rectifié qui est conçue en 1763.
Hund est mal entouré ; on lui souffle une idée saugrenue qu’il traduit dans un « plan économique » ( on dirait aujourd’hui un plan financier ou un business plan) consistant tout simplement à réclamer au prochain concile les biens matériels considérables confisqués aux Templiers en 1314. Ces extravagances précipitent la chute de Hund.
Les divers Convents se suivent…
Au convent de Kohlo, en 1772, il est déchu de la grande maîtrise. Ce convent met sérieusement en doute l’origine templière de l’Ordre, l’existence des Supérieurs Inconnus fondateurs, et rejette le « plan économique ». Néanmoins, ce système, maintenant moribond, aura été, de 1754 à 1772, soit 18 ans durant, le facteur déterminant d’unification de la maçonnerie allemande, et même de la maçonnerie scandinave.
Deux ans après son cuisant échec, en 1774, Hund se préoccupe de la France. Il délivre une patente au baron Weiber, avec pleins pouvoirs pour rétablir les Directoires des provinces templières de langue française.
Les Français surestimaient l’importance qu’avait ce régime en Allemagne, qui n’a jamais dépassé 80 loges, mais qui comptait dans ses rangs des personnages de premier plan, avec lesquels Willermoz se flattera d’entretenir une correspondance. Celle-ci, planquée par lui durant la Terreur, fut partiellement retrouvée au XIXe siècle par le plus rocambolesque des hasards : les correspondants principaux étaient Ferdinand de Brunswick, Charles de Hesse-Cassel et Charles de Sudermanie. Cette correspondance, publiée par Steel-Maret, est essentielle pour comprendre la pensée de Willermoz.
Les Français vont donc prendre contact, en Allemagne, avec ce nouveau régime templier. Et plus particulièrement Jean-Baptiste Willermoz, toujours appâté par tout régime étranger qui lui assurerait l’ordre au sein de l’Ordre, qui lui donnerait des règles précises et minutieuses à l’observance desquelles il vouerait toute sa besogneuse dévotion.
Willermoz crée donc avec Weiber un nouvel Ordre templier, selon l’axe Strasbourg, Lyon, Bordeaux, Narbonne, plus la Savoie. Il va aussi convaincre l’ex Grande Loge, devenue Grand Orient de France en 1773, de reconnaître son régime ou système, comme seule structure régulière de hauts grades. Accord que Philippe d’Orléans, duc de Chartres et Grand Maître, ratifie en 1776.
Brillante victoire de Willermoz !
En Allemagne, la SOT est en pleine déconfiture. Les fantasmes templiers et les mensonges « maçonnico-stuartistes » de Hund sont découverts. Il perd tous ses pouvoirs au convent de Brunswick en 1775 et meurt l’année suivante.
Les Français s’aperçoivent alors que leur système avait en réalité peu de rapport avec celui des loges allemandes. Ils en profitent pour se débarrasser de toute sujétion et convoquent bien entendu un nouveau convent dans ce but. Willermoz jubile une fois encore ! Il s’agit en effet d’organiser.
Avec le F. Salzman, il décide d’utiliser le cadre formel de la maçonnerie réformée pour y introduire l’enseignement Coën hérité de Pasqually.
Le Convent dit des Gaules se réunit à Lyon en 1778. C’est une pleine réussite. Les 4 grades de la maçonnerie réformée française comprennent désormais : l’apprenti, le compagnon, le maître et le Maître Ecosssais (et) de Saint André. Les rituels sont complètement revus par Willermoz lui-même. Après les quatre grades symboliques vient alors l’Ordre Intérieur, suivi, à cette époque, d’une structure secrète comportant les classes de Profès et de Grands Profès
(ce qui est encore une invention de Carl von Hund, aujourd’hui disparue, quoique feignent de prétendre certains amateurs de mystères romantiques, profondément nostalgiques des Supérieurs Inconnus…). De nos jours, c’est la « classe » qui a disparu ; pas nécessairement la qualité.
Mais le contenu de ces grades est l’œuvre de Willermoz et se trouve complètement transformé par l’introduction, dans la classe des Profès, de sa version de la doctrine de la réintégration élaborée par Martinez de Pasqually.
Le Convent des Gaules change le nom de l’Ordre, qui devient : « Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte ». Cette appellation est un démarquage à peine voilé de :
« Ordre des Templiers de Jérusalem ». Le même Convent donne pleins pouvoirs, pour toutes les provinces françaises, à Jean Baptiste Willermoz : une obédience templière purement française est enfin née !
Le fameux Convent de Wilhelmsbad.
Quatre ans plus tard, en 1782, le fameux convent de Wilhelmsbad ( non loin de Francfort) n’est qu’une répétition du précédent. Willermoz y fait approuver une réforme et un plan concernant les provinces templières de France. Il précise enfin clairement que rien ne permet à l’Ordre de se dire héritier temporel des Templiers, mais il convient toutefois de conserver la légende templière dans le dernier grade de l’Ordre.
Le Convent décide de refondre les rituels et les règlements qui seront désormais exclusivement qualifiés de rectifiés.
Willermoz rédige les rituels des trois premiers grades symboliques qui furent adoptés, mais ne furent jamais ratifiés par l’ensemble des loges du régime ; fut aussi adoptée une esquisse du 4e grade, dont la version définitive attendra jusqu’en 1809 pour voir le jour. L’Ordre Intérieur est enfin composé de Novices et de Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte, dont les rituels restaient à refaire.
La « Règle maçonnique à l’usage des loges réunies et rectifiées » est arrêtée au Convent de Wilhelmsbad. Elle enregistre en neuf articles toutes les idées de Willermoz : principes spiritualistes Coëns, espoir de régénération et de bonheur parfait. Mais les Maçons du Nord de l’Allemagne refusent de se soumettre. Les dirigeants (Hesse, Brunswick) apparaissent comme des rêveurs. Une opposition très vive se fait jour et s’appuie sur le thème : Liberté, Egalité, Indépendance, dont on devine l’inspiration. Certains rejettent alors toute influence française et veulent en revenir au régime de Hund. Les rituels d’Ecossais, de Novice et de Chevalier Bienfaisant ne furent jamais promulgués à cette époque .
La Révolution et surtout la Terreur de 1792-1793 mettent un terme à tout cela. Willermoz cache ses archives et prend la fuite. En 1795, après Thermidor, Willermoz est devenu vieux. Il a maintenant 65 ans, ce qui est beaucoup au XVIIIe siècle. On ne s’adresse plus à lui que parce qu’il possède des rituels et des documents. Il va néanmoins recopier et retravailler diverses versions de ses rituels qui nous parviendront finalement conformes à diverses étapes de sa pensée. Ceci est important pour les « puristes » qui s’acharnent à trouver LE rituel authentique de Willermoz. En effet, peut-on dire que les plus récents soient plus authentiques que les plus anciens, ou peut-on au contraire prétendre l’inverse ? Vain débat.
Certains héritiers spirituels de Willermoz se sont crus autorisés à le « décréter », mais rien n’autorise pareille déduction, qu’il convient d’éviter, sous peine de subjectivisme partisan.
En conclusion provisoire de l’épopée willermozienne, résumons en quoi consiste la réforme ou la rectification du RER :
1. Dans un contexte maçonnique fortement dégradé, la maçonnerie nouvelle est une société
qui cultive la morale et la religion, qui transcende celle des églises particulières.
2. Cette maçonnerie se réfère aux principes les plus purs du Christianisme qui deviennent
assez semblables à ceux du droit naturel.
3. Cette réforme aboutit à une synthèse et à une simplification : elle revient aux origines
chrétiennes de la maçonnerie, tout en écartant avec insistance les éléments hermétiques et
alchimistes, dont Willermoz a horreur.
4. Les doctrines martinézistes perdent néanmoins leur poids dans le Régime rectifié, qui prend
désormais une courbe nettement maçonnique et chevaleresque, avec une tendance finale
proche d’une gnose johannique, c’est à dire d’une gnose chrétienne.
Caractères principaux du Rite Ecossais Rectifié.
Voyons successivement, dans la Belgique d’aujourd’hui, d’abord sa logique interne et spirituelle ; voyons ensuite les 4 points de repère des 4 grades symboliques ; et voyons enfin les problèmes soulevés par son caractère ouvertement chrétien, en répondant à plusieurs questions traditionnelles concernant cette dernière spécificité, qui est en réalité la plus importante.
1. La logique interne du Rite.
Les trois premiers grades d’apprenti, de compagnon et de maître, dits grades symboliques ou encore grades bleus, sont aussi dits « vétéro-testamentaires », c’est à dire qu’ils se rapportent à plusieurs thématiques tirées de l’Ancien Testament. L’Ancien Testament, ou Loi Ancienne, comme nous l’avons étudié en 2001, est la partie de la Bible allant de la Genèse jusqu’avant la naissance de Jésus qui, elle, inaugure le Nouveau Testament, dit aussi Nouvelle Alliance, ou encore Nouvelle Loi.
Bien sûr, ces loges symboliques, de même que toutes les autres loges de tous les rites authentiques, sont dites « loges de Saint Jean » ; toutes, elles contiennent, en Occident à tout le moins, une Bible, ouverte le plus souvent à l’évangile de Jean. Les rituels eux-mêmes font des allusions aux Ecritures, soit à celles de l’Ancienne Loi, soit à celles de la Nouvelle :
« cherchez et vous trouverez, etc… ».
Mais le fil rouge, le thème fondamental des trois grades symboliques, y compris les grades rectifiés, est et demeure celui de la construction du Temple de Jérusalem, figuré aux deux premiers grades par le tapis de loge, et au troisième, par une légende mettant en scène son architecte. Ceci émane de l’Ancien Testament, principalement du Livre des Rois et du Livre des Chroniques.
Quant aux deux derniers grades du Rite ou Régime Rectifié, ils ont pour cadre la Loi Nouvelle. Ils sont chevaleresques, ou plus exactement équestres (de eques = chevalier) et évoquent le rôle spirituel rempli par la « Milice des pauvres Chevaliers du Christ » qui avait établi ses quartiers près du temple de Jérusalem, d’où le nom de Templiers qui lui fut donné par facilité. Ces deux grades n’ont pas de lien organique avec l’Ordre maçonnique proprement dit, si ce n’est qu’ils ne recrutent leurs membres que dans son sein.
Le grade le plus essentiel, le plus significatif, le plus « rectifié », le plus riche en ésotérisme chrétien est celui qui jette un pont entre les trois grades vétéro-testamentaires et les deux classes chevaleresques et néo-testamentaires. Il s’agit du grade de Maître Ecossais et de Saint André, quatrième et dernier grade symbolique dans la structure définitive du RER telle que nous la connaissons aujourd’hui, en France et en Belgique principalement. Il a remarquablement été analysé et commenté par notre BAF Roland Bermann.
On peut donc considérer que le Rite Ecossais Rectifié mène le postulant de l’Ancienne Loi à la Nouvelle par la médiation active de Saint André, lui qui autrefois quitta le sillage de Jean le Baptiste, dernier prophète de l’Ancienne Loi, pour suivre celui du Christ, dont est née la Loi Nouvelle.
C’est dans ce grade, en vérité capital, original et tout à fait spécifique au Rectifié , que se retrouvent les éléments essentiels de la pensée willermozienne, mais aussi et surtout, du christianisme non-confessionnel, convenant à tout chrétien ou à tout Frère bien disposé à suivre sa morale et son enseignement. Ce grade n’est pas réservé, en Belgique, aux Frères qui fréquentent les loges bleues du Rite. Il est ouvert à tout Maître-Maçon accompli, ayant pratiqué l’un des rites maçonniques dont les grades symboliques sont, eux aussi et par définition, vétéro-testamentaires.
2. Les quatre points de repère des grades symboliques rectifiés
Les Vertus chrétiennes sont groupées en trois vertus théologales ( la Foi, l’Espérance et la Charité), et en quatre vertus dites cardinales ( la Justice, la Tempérance, la Prudence et la Force).
L’édifice patiemment conçu par Willermoz repose tout entier et avec une merveilleuse cohésion, sur la pratique de chacune des « vertus particulières du grade ». Chacune des vertus cardinales préside à l’enseignement et à la morale propre d’un grade considéré. On pourrait penser que, à l’issue de l’écolage moral basé sur les vertus cardinales, le sommet de la construction willermozienne déboucherait logiquement sur les trois vertus théologales. Il n’en est rien. C’est le grade de Rose-Croix, profondément chrétien et rien d’autre qui en est le dépositaire. Mais, circonstance troublante, des études récentes montrent et confirment de plus en plus souvent que, contrairement à ce que l’on pensait, il y aurait maintenant des présomptions très solides donnant à penser que l’auteur du rituel de Rose-Croix, qui date de 1760 environ, serait probablement…Jean-Baptiste Willermoz ! Quel édifice cohérent, complet et profondément chrétien eût constitué, dans cette hypothèse, un système maçonnique menant, par l’exercice répété de la Justice, de la Tempérance, de la Prudence et de la Force, à la Foi, à l’Espérance et à la Charité.
Mais il n’en fut pas ainsi, et on ne peut que subodorer ce qui, éventuellement, a distrait Willermoz de ce projet. Martinez et sa théosophie ? Hund et son templarisme ? On pourrait éprouver à cet égard comme une nostalgie. Espérons que la recherche donnera un jour les preuves documentaires nécessaires pour asseoir la thèse du Rose-Croix willermozien.
La structure du Régime Rectifié est donc d’une parfaite orthodoxie chrétienne, partant au début du Temple de Salomon dans l’Ancienne Loi, pour revenir, à la fin, à la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse de Jean de Patmos..
3. Pourquoi un rite chrétien dans une maçonnerie universaliste ?
La question qui se pose à certains de nos FF est la suivante : comment un rite maçonnique peut-il se revendiquer d’une seule religion, ou croyance, alors que la maçonnerie est par définition universaliste et constitue de nos jours le centre d’union de toutes les croyances ? Pourquoi favoriser la Bible, et singulièrement le Nouveau Testament, alors que bien d’autres livres sacrés sont admis comme supports locaux des serments ? N’est-ce pas réduire l’ouverture du compas ?
La réponse nous amène à faire un nouveau flash back à caractère historique.
La Franc-Maçonnerie britannique et protestante est en effet devenue universaliste et ouverte à toutes les religions depuis1813, date de la réconciliation et de l’union entre la Grande Loge des Anciens et celle des Moderns. En France, dès ses débuts en 1730, la maçonnerie est très majoritairement fréquentée par des catholiques apostoliques et romains. Toutes les structures de l’Etat, les corps constitués, la société civile d’Ancien Régime, les associations privées, tout est soumis au pouvoir de l’Eglise catholique. Le Roi lui-même est oint par un évêque et tient ses pouvoirs, qui sont du reste absolus et aucunement constitutionnels, de Dieu. Louis XVI est roi de France et de Navarre par la grâce de Dieu.
En 1813, nous sommes à la fin des guerres d’Empire. Les Français ne se soucient aucunement des évolutions de la maçonnerie anglaise, l’ennemi acharné de la France. La maçonnerie française, après son éclipse révolutionnaire, est totalement domestiquée par Napoléon, ses frères et ses maréchaux . Bien que déjà laïcisée, elle demeure chrétienne, par fidélité à ses origines sociologiques propres, mais aussi par loyauté envers les valeurs qui ont constitué l’Ordre maçonnique moderne en 1717.
Quelles sont ces valeurs ?
Nous les trouvons explicitées sans ambiguïté dans le premier document constitutionnel que l’obédience-mère du monde publie, six ans après sa naissance. En 1723, les pasteurs Anderson et Désaguliers établissent clairement ceci : le métier de la construction manuelle, qui a partiellement servi de modèle symbolique à la nouvelle association intellectuelle, était chrétien, et même catholique romain jusqu’à Henri VIII. L’ensemble des Anciens Devoirs, rédigés depuis le XIVe siècle, est encore partiellement disponible pour en attester. Ces textes ont été publiés en anglais et en traduction française et devraient être connus de tout maçon. De plus, les Constitutions d’Anderson elles-mêmes reprennent à leur compte le christianisme qui imprègne la société du temps, mis à part quelques originaux débauchés et sans morale tels mylord Wharton et son Hell’s Fire Club.
Il convient donc de passer quelque temps sur le texte de ces Constitutions, et pas seulement sur l’article 1er des Obligations que tout maçon connaît par cœur. Je rappelle rapidement qu’on a voulu faire dire bien des choses à ce texte. Par exemple, que si « les athées stupides » étaient exclus du projet andersonien, cette exclusion, entraînait l’admissibilité a contrario d’hypothétiques « athées non stupides ».Thèse insoutenable ! Outre qu’il était impensable, à l’époque, d’imaginer un athée qui ne fût pas stupide, un raisonnement symétrique, appliqué au second terme de la phrase, rendrait donc possible l’accès dans l’Ordre aux « libertins religieux », expression tout aussi contradictoire que « athée non-stupide ».
Les Constitutions d’Anderson sont chrétiennes, rédigées par deux chrétiens, à l’intention d’une association peuplée de chrétiens. Cette dernière est essentiellement protestante d’ailleurs, puisque le mot « denomination » en anglais se réfère aux nombreuses chapelles qui constituent le monde issu de la Réforme. Le Centre d’Union est donc celui des chrétiens, quelle que soit leur chapelle particulière.
Je ne veux pas me contenter d’affirmer ceci, alors que des dizaines de volumes ont été consacrés à la défense de thèses opposées, pour une large part issues du GODF et du GOB.
Je vous donne donc rapidement six exemples tirés de la totalité du texte des Constitutions, dont on ne connaît trop souvent que le chapitre disciplinaire. Les numéros de page sont ceux de l’édition originale anglaise, qui connaît des paginations diverses dans ses innombrables traductions.
1. L’identité de Dieu et du Grand Architecte de l’Univers est tout d’abord posée : « Adam, notre premier ancêtre, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’Univers…(page 1 ).
2. « De plus, cette branche sacrée de Sem, de laquelle, par la chair, le Christ est venu, ne dut pas être maladroite dans les arts savants d’Assyrie etc. » (page 7 ).
3. « Rome devint le centre de la Connaissance aussi bien que du pouvoir impérial, jusqu’à ce que les Romains arrivent au zénith de la gloire sous Auguste César, sous le règne de qui est né le Messie de Dieu, le Grand Architecte de l’Eglise ». ( page 24 ).
4. « Les nations asiatique et africaine subirent la même calamité à la suite des conquêtes des Musulmans ( Mahométans dans le texte anglais) dont le grand dessein est seulement de convertir le monde par le feu et par l’épée, au lieu de cultiver les arts et les sciences ».
(page 28 ). Ces derniers sont donc exclus, de même du reste que les Juifs, dont fort peu de représentants peuplent alors les loges anglaises et continentales, et dont la présence rarissime suscite la colère des FF chrétiens.
5. Dans son édition de 1738, Anderson insiste sur les mérites de la Résurrection : « le Seigneur J.C., âgé de 36 ans (sic) a été crucifié hors des murs de Jérusalem…et est ressuscité d’entre les morts le 3° jour, pour la justification de tous ceux qui croient en lui »
6. Et plus étrange et plus fort encore, le GADLU est cette fois assimilé au seul Jésus-Christ : « La parole s’est faite chair et le Seigneur J.C. Immanuel (sic) est né, le Grand Architecte de l’Eglise chrétienne ».
En France, le Rite Ecossais Rectifié a presque cessé d’exister tout au long de la Révolution française et de la Terreur, nous allons le voir dans quelques instants. Il disparaît même dans ce pays durant la presque totalité du XIXe siècle. Pour cette raison d’ordre historique, il a pu retrouver, lors de sa résurrection, le caractère chrétien inaltéré de ses origines, alors que d’autres futurs rites, tel le Rite Français en puissance, se voyaient raboter le leur sous la pression des événements politiques. Tel la Belle au Bois Dormant, le RER se réveillera intact et toujours jeune après un long sommeil, alors que d’autres ( futurs) rites auront mal vieilli et se seront dénaturés.
Le RER tient à préserver ce caractère, mais ceci n’implique pas, de nos jours et en Belgique, que le Rite soit fermé aux FF non-chrétiens ; il leur est ouvert, à condition que ceux-ci respectent sa spécificité et se conforment à ses usages. Il n’en va pas autrement dans les universités telles l’Université Catholique de Louvain et l’Université Libre de Bruxelles. La première s’affirme catholique, la seconde libre-exaministe. Aucune de ces deux institutions n’exige plus de ses étudiants qu’ils partagent les croyances religieuses ou la méthode philosophique qu’elle proclame. Mais toutes deux exigent qu’ils s’abstiennent de contester ou de combattre les valeurs qui constituent leur essence spirituelle même.
De hautes autorités du RER telles Jean Tourniac en France et certains dirigeants du rite en Belgique ont précisé l’esprit dans lequel un F. non-chrétien peut accéder de bonne foi au RER. Les rituels de Maître Ecossais de Saint André et même le célèbre armement de CBCS expriment, avec nuance, sensibilité et compréhension, cette ouverture aux non-chrétiens.
Permettez-moi de clôturer ce point de mon exposé par une conclusion personnelle : l’Ordre maçonnique est d’essence chrétienne et tous les rites maçonniques authentiques le sont aussi. Tous, ils se vivent dans des loges de Saint Jean.
Tous travaillent à la gloire du Grand Architecte de l’Univers et en présence, dans nos régions, de la Bible ; ceci a duré pendant tout le XVIIIe siècle, avant les déviations doctrinales et politiques du XIXe.
Tous, ils comportent des prières dans leurs versions originales et authentiques, et quand je dis tous, j’entends notamment : le RER, le RF, le REAA. Et j’en tiens les textes à la disposition des FF qui seraient surpris voire sceptiques.Il nous faut maintenant aborder le point crucial de cet exposé….
Jean van Win