Archive pour le 4 juin, 2009

Templiers: L’enseignement intérieur du Temple

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Templiers: L’enseignement intérieur du Temple
John Charpentier

Il est un point qu’il faut prendre garde de ne pas oublier, quand on se propose d’approfondir la question des Templiers, c’est que ces défenseurs des Lieux Saints furent non seulement des chrétiens, mais des catholiques. Ils sont convaincus, comme le concile de Latran l’a proclamé le 11 novembre 1215, qu’«il n’y a qu’une Église universelle hors de laquelle personne n’est sauvé». Partout ils donnent de leur piété des signes évidents. Trois fois par an, ils se consacrent à l’adoration de la croix, en grande procession, la tête découverte et faisant plusieurs stations pour dire, agenouillés, à haute et intelligible voix : «Ador te Crist, et benedise te Crist, qui per la sancta tua crou resemit.


L'enseignement intérieur du Temple

Nulle hypocrisie dans ces manifestations unanimes. Et comment, au fort des batailles, pourraient-ils charger avec tant de fougue en invoquant Dieu, son Fils, s’ils n’y croyaient pas de toute la ferveur de leur âme? La croix demeure pour eux le symbole qui apparut à Constantin et conduisit à la victoire son armée : «In hoc signo vinces !»
Leur charité est exemplaire. A toutes les veilles des grandes fêtes ils distribuent en boules le pain aux pauvres, et libéralement, prodiguent l’argent pour les infirmes. Lors d’une de ces effroyables famines qui désolaient périodiquement le Moyen Age et où l’on voyait les paysans errer comme des fantômes par les campagnes, ronger des racines, piler l’écorce des arbres avec les os des morts arrachés à leur sépulture, les Templiers de la commanderie de Renne-ville firent, en un seul jour, l’aumône à onze mille cent vingt misérables. Et ce geste n’est pas isolé ; en toute occasion il se renouvelle.
Captif, Molay se lamente de ne pouvoir faire ses dévotions, communier. Nombre de ses frères de même, pour qui «le corps et le sang de Jésus-Christ sont véritablement contenus dans le sacrement de l’autel» et qui languissent d’être privés du pain de vie… Tous paraissent imbus de l’orthodoxie la plus rigoureuse. Après Jean-Baptiste, leurs patron et patronne sont saint Polycarpe de Smyrne, qui s’était attaché, jeune, au Précurseur, et sainte Euphénie de Chalcédoine, l’un et l’autre martyrs de leur foi. Ils les honorent d’édifiante manière ; et jamais on ne contesta qu’ils aient apporté au déroulement des rites des modifications qui prêtassent à une équivoque quelconque. Nul n’eût osé, avant le procès, les accuser d’être des dissidents, encore moins des hérésiarques.
S’il existe, comme il convient de le dire maintenant, une doctrine secrète à l’intérieur du Temple, elle se trouve tout à fait à son aise dans le cadre du dogme, dans le giron de l’Église au nom ou sous l’égide de laquelle elle s’est lentement élaborée. Interprétative de ses textes, elle n’en sape aucunement les assises. Du maître de Samos dont l’enseignement ne fut pas perdu pour eux, les Templiers ont retenu cette injonction consignée dans les Paroles d’Or : « Les dieux immortels, tout d’abord, ainsi qu’il est fixé par la loi, honore-les…» Et Pythagore ne parle pas seulement, ici, le langage de la prudence. Notre vérité divine, c’est celle du pays où nous sommes nés, de notre groupe ethnique, celle que notre hérédité et notre sensibilité, notre façon de comprendre la vie nous préparèrent à recevoir. Et de religion, en est-il une plus belle, de portée plus étendue que la catholique?…
Enfin, l’association de l’idée d’hérésie à celle de chevalerie est chose inconcevable au Moyen Age, la chevalerie étant une institution essentiellement chrétienne. Le respect de la religion est la première des vertus que pratique le défenseur de la veuve et de l’orphelin, du faible et du malade. Gardien de la tradition, il ne saurait agir que dans la règle, servir que dans l’obéissance. C’est de l’extérieur (de l’Asie) que viennent les éléments hérétiques qui contaminent la noblesse du Midi de la France, au XIIIe siècle. La rigueur chevaleresque s’est muée en gentillesse courtoise dans cette civilisation brillante, italique et arabe, trop proche de la Méditerranée, où il n’y avait plus — au lieu de féodalité — qu’une aristocratie amollie, efféminée…
On a accusé les Templiers d’être des gnostiques ; mais on a négligé, ce faisant, de tenir compte que, sous l’étiquette «gnose» se trouvent rassemblées bien des notions hétéroclites, sans rapport les unes avec les autres, et parfois même inconciliables. Aussi bien pourrait-on dire qu’il n’y a pas une gnose, mais des gnoses dont les enseignements divers s’étendent sur des siècles et des peuples très différents. Ils ont une base commune à ce qu’il semble : le pythagorisme, d’essence hellénique. Néanmoins, ce pythagorisme varie selon les nuances qu’y apportent les éléments judaïques, égyptiens, arabes, persans, qui le surchargent.
Palestinienne à son origine, Matter voit la Gnose se diviser en trois branches : la syriaque, l’égyptienne et l’asiatique, et se ramifier encore en petites écoles, sorties des sectes d’Egypte. Il faut chercher là, dans son inépuisable individualisation, la cause de son mal. Ses adeptes accusent de plus en plus la tendance à se suffire à eux-mêmes, pour assurer leur salut. Elle se trouve mêlée à la goétie, s’entache de magie noire, en dégénérant.
Son ambition première, comme son nom l’indique (gnôsis veut dire connaissance) était de rendre accessible à l’intelligence le grand Mystère. Elle enseignait à ses zélateurs que tous les êtres spirituels émanent d’une seule lumière, qui est Dieu. Toutefois, la créature ayant transgressé la loi, son âme ne réintégrera le sein de l’Unique qu’au terme d’une lente épuration progressive. La nature est bonne, puisqu’elle est l’œuvre du Créateur ; elle a été gâtée, non par la civilisation (comme le croira Rousseau), mais par le péché, autrement dit l’éloignement et l’oubli de notre origine divine. Le salut est promis à l’âme si, au lieu de les en détourner pour se laisser séduire par les apparences, elle fixe ses regards sur celui dont elle vient. Les gnostiques croient à la faute originelle ; leur doctrine est donc fondée sur l’idée du rachat, de la rédemption.
Mais il n’est pas du propos de ce livre de définir le gnosticisme, sur lequel, du reste, on ne possède guère d’autres renseignements que ceux fournis par ses adversaires, les auteurs chrétiens (les Pères), et qui sont entachés, bien entendu, de partialité. Il suffit de dire, pour l’éclaircissement des principes sur lesquels les Templiers vécurent, que sa tendance était nettement éclectique. Réconcilier la pensée de l’Occident avec celle de l’Orient, et vice-versa, voilà à quoi il visait. Ses tenants raisonnaient ainsi : les Hellènes n’ont qu’une mythologie et s’enlisent dans le scepticisme le plus vain, le plus stérile ; les Juifs ignorent la sagesse suprême parce qu’ils n’ont reçu la loi que d’un démiurge ; enfin, l’Église, qui détient la Vérité, a vu, par la faute de l’incompréhension des Apôtres, ses disciples altérer les textes qu’eux-mêmes leur avaient laissés…
Dépouillée des adjonctions parasitaires qui, par la suite, l’ont dénaturée, la Gnose apparaît, à bien voir, d’inspiration non pas païenne, mais chrétienne, ou plutôt elle est de la même essence que le christianisme en qui elle reconnaît la révélation même de l’Esprit — si elle ne se confond avec lui.
A une époque où les certitudes de l’Église étaient encore assez lâches ou flottantes pour laisser quelque marge aux interprétations, les limites imposées par le dogme ne durent pas être de nature à la gêner. Elle ne présente, toutefois, aucun des caractères de ce qu’on appellera le protestantisme. Elle n’est point protestantisme avant la lettre. Son imagination le lui interdit ; Elle est ensemble trop mystique et trop sensible pour qu’on la dise évangélique. Cette liberté, qui rend tout frémissant le christianisme à peine sorti de la phase initiatique où il élabora sa doctrine, c’est en la Gnose qu’elle se montre le plus impatiente. Ses fidèles, qui s’apparentent aux Esséniens, se font remarquer par leur ascétisme. Aussi, Clément d’Alexandrie les tenait-il pour si honorables qu’il attribue leur nom aux bons chrétiens dans ses Stromates : « Heureux, s’écrie-t-il, ceux qui vivent dans la sainteté de la Gnose ! » Les cinquième et sixième livres de ces mêmes Stromates roulent tout entiers sur la perfection gnostique. On y peut relever notamment ceci : « Celui qui a mérité le nom de gnostique résiste aux séductions et donne à quiconque demande. »
On se tromperait, toutefois, si l’on déduisait de là que les gnostiques aient appartenu nominalement, même au début de leur existence, au christianisme. Quoique le plus considérable de leurs représentants ait des parties de chrétien, il n’en a pas trahi la foi après l’avoir reçue. Pour être infidèle à l’Église, il eût fallu qu’il la servît d’abord. Il n’en est pas sorti, n’ayant jamais fait partie, que l’on sache, de son corps militant1. Les gnostiques ne se soumettaient pas aux idées chrétiennes ; mais ils ne les battaient pas non plus en brèche. Parce qu’un Simon le Magicien niait la divinité de Jésus-Christ, ce n’est pas une raison pour faire partager à tous les gnostiques son incrédulité.
Il a existé une Gnose, mettons de nuance chrétienne, très accentuée, qui procédait de ce même Valentin (si près de saint Paul), dont E. de Paye a écrit qu’il fut un «moraliste chrétien et un spéculatif de haut vol» (Gnostiques et gnosticisme).
C’est à cette Gnose que les Templiers se rattachent lointainement ou dont ils ont recueilli quelques-unes des leçons. Ce sont celles de Clément d’Alexandrie, cité plus haut, et disant que la philosophie hellénique est — au même titre que l’Écriture Sainte — une manifestation du Verbe. Ce sont également celles d’Origène déclarant que «la loi naturelle est plus près de l’Évangile que la Loi, à moins que la Loi ne soit interprétée spirituellement»…
La Gnose n’a pas, à proprement parler, le caractère d’une religion, encore moins d’une philosophie ou d’une ontologie. Elle est une révélation dont la source remonte en Chaldée et en Perse, on a même dit jusqu’à l’Inde — au-delà de ces pays du Moyen-Orient où la foi s’égara, se perdit comme un ruisseau dans les sables, en les cultes de Baal (le Soleil) et de Belphégor (le Phallus). Les gnostiques s’attribuaient le privilège de détenir une science émanée directement de Dieu : «Celui qui a été, est, et sera», comme disait Simon le Magicien. Cette science leur avait été transmise de génération en génération, par une race élue pour sa sainteté.
Historiquement, la Gnose apparaît donc comme une effervescence de la Tradition ; elle marque un moment de son évolution, c’est-à-dire de sa transmission, d’âge en âge, par le canal d’une élite — du moins convient-il de l’entendre ainsi pour comprendre qu’il ait pu s’en retrouver quelque chose dans l’enseignement intérieur ou initiatique du Temple. Mais pour parler du gnosticisme des Templiers, il faudrait qu’il eût existé une Gnose active à l’époque où ils vécurent. Or la secte avait disparu, les membres de son corps militant s’étaient dispersés depuis longtemps, au XIIe siècle, quand l’Ordre fut fondé2.- Preuve qu’il s’agissait pour les miliciens éclairés de tout autre chose que d’une doctrine, au sens strict du mot, c’est qu’on n’en a recueilli aucun témoignage probant. Le Temple n’a rien écrit ni professé, et ceux des frères qui — lors du procès — auraient eu des révélations à faire n’ont rien dit. Toute religion, toute philosophie occulte ont tendance à passer de l’ésotérisme à l’exotérisme. Leur secret, si bien gardé qu’il ait été d’abord, finit toujours par être divulgué, il se laïcise en se sécularisant. Pour les Templiers, qui n’étaient instruits qu’oralement, ils n’ont jamais rien laissé transpirer des vérités qu’ils détenaient. Ils ne se sont faits propagandistes que d’idées de caractère social et politique fondées sur la solidarité, le compagnonnage.
Aucun signe extérieur à quoi l’on reconnaît l’autorité du chef spirituel, chez les Templiers; point de grand-prêtre parmi eux, en apparence du moins, ou de grand-pontife qui officie. Ceux qui savent ne sont pas nécessairement ceux qui, aux yeux des profanes, devraient savoir. Rien ne les désigne à l’attention. Le grand-maître, en particulier, on l’a vu par Jacques Molay, peut n’être qu’un soldat peu ou pas lettré, encore moins nourri de notions transcendantes.
Wilke (Geschichte des Tempelherrenordeus) proclame la piété des Templiers, en général, mais suppose, au sein de leur organisation, l’existence d’une doctrine secrète « introduite par le clergé» et réservée aux membres les plus intelligents de l’Ordre. Et qu’il y ait eu dans celui-ci des hommes éclairés, instruits, bien supérieurs, intellectuellement, aux chevaliers qui ne furent que de vaillants chrétiens, on n’en saurait douter quand on voit les défenseurs qu’ils ont délégués se débattre dans les mailles du procès, argumenter en légistes contre les subtilités de leurs juges.
Pour Jean Marqués-Rivière « un groupe exista, au sein des Templiers, qui possédait des buts secrets de puissance, soutenus par un ésotérisme rigoureux». Cette opinion est aussi celle de Probst-Biraben et Mai trot de la Motte-Capron, qui ont écrit que le Temple «visait avant tout à une puissance d’hégémonie», et qui ont parlé, d’autre part, d’une séparation existant chez lui en «Templiers exécuteurs des ordres, hommes d’action, incomplètement au courant des affaires de l’Ordre», et en «Templiers directeurs, peut-être même chefs apparents et chefs secrets, possédant inégalement encore les vues d’ensemble du grand-maître réel».


Mais il y a davantage à dire.

On a comparé la hiérarchie des Templiers à celle des Fatimistes. Toutes deux, cependant, procèdent des pythagoriciens. Point d’associations secrètes qui ne dérivent de la même source : les mystères d’Egypte. Les lois rigoureuses du maître de Samos, qui étudia sur les bords du Nil, sont en grande partie inspirées par les règles des prêtres de Memphis. Les épreuves que faisaient subir les vrais maîtres du Temple à ceux des chevaliers qu’ils voulaient élever à la qualité d’adeptes, durent être par bien des points pareilles à celles que Pythagore imposait à ses disciples : mise en observation du postulant, étude de sa physionomie, de son caractère, de ses discours, de son aptitude à sentir la lumière de l’éternel silence, Ce n’était qu’au bout d’un assez long temps qu’on lui révélait, et avec quelle prudence ! En la distillant, la doctrine sacrée. L’école se divisait, d’ailleurs, en trois catégories : les écoutants, auxquels on enseignait des principes de morale et la pratique de Fentr’aide; les cénobites, instruits de lois philosophiques et des bienfaits de la vie en commun; les initiés, enfin, ou mystes dont on ouvrait l’esprit à la connaissance des grands mystères. Aussi bien, le vêtement blanc des chevaliers de l’Ordre ne serait-il pas celui des disciples de Pythagore, qui furent, eux aussi, persécutés par un tyran, curieux de connaître leur secret, Denys de Syracuse?… On incline d’autant plus à le croire que l’insigne patriarcal du grand-maître, l’abacus, à pomme plate, sur laquelle était gravée la croix de l’Ordre, rappelait — on a eu l’occasion d’en faire la remarque — le bâton pythagoricien3. Mais l’importance que les Templiers attachaient aux nombres, sur quoi l’enseignement de Pythagore est fondé, se montre partout dans ce que l’on connaît d’eux. Comme les pythagoriciens, ils voient dans le déchiffrement du Tetraktys — la toute-puissante décade — le moyen le plus sûr de rendre la nature intelligible. Le Moyen Age ne connaissait que le pythagorisme allégorique, c’est-à-dire conventionnel. Les Templiers l’interprètent symboliquement. Ces banquiers (par nécessité politique) savent en faire un langage. La mythologie de Pythagore a un caractère cosmosophique, et c’est ainsi qu’un de ses initiés, le même Clément d’Alexandrie, cité plus haut, assimile la lune au masque de Gorgone, dans ses Stromates…
Par les nombres, les images de Pythagore ne sont point des figures employées comme signes d’autres choses, elles sont, à la fois, la signification concrète de valeur et celle, abstraite, de ces choses elles-mêmes.
«C’est l’essence du nombre, a dit Philolaùs, qui enseigne à comprendre tout ce qui est obscur et inconnu (…). La vérité seule convient à la nature du nombre et est née avec lui. »
Rien là que le christianisme condamne ou seulement réprouve. On sait, au contraire, à quel point les nombres sont chargés de sens par lui et comme est riche de spiritualité ce qu’il leur demande d’exprimer.
Le triangle reparaît dans toutes les figures que les Templiers nous ont laissées, et l’on voit que la plupart de leurs églises sont construites sur le plan octogonal. Mais on est frappé par leur prédilection pour le nombre trois, «ce nombre qui, a écrit Joseph de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, se montre de tous côtés, dans le monde physique comme dans le moral, et dans les choses divines». Lors de sa réception, le prof es devait se présenter trois fois avant d’être accueilli par le chapitre. Il faisait les trois vœux. Les chevaliers prenaient trois repas par jour, mangeaient de la viande trois fois par semaine et observaient trois grands jeûnes dans l’année, où ils étaient tenus de communier trois fois, au cours de trois adorations de la croix. Dans toutes les commanderies ou maisons de l’Ordre, l’aumône se faisait trois fois par semaine. Chaque Templier avait trois chevaux. Il y avait trois façons de punir les coupables; jetés au cachot, ceux-ci se voyaient flageller à trois reprises. Un milicien se devait d’accepter le combat seul contre trois, et de subir trois fois l’assaut de son adversaire, en combat singulier, avant d’attaquer ou de prendre à son tour l’offensive…
Les Templiers honoraient, en agissant de la sorte, la Très Sainte et Indivisible Trinité, les trois hypostases de l’Un, Père, Fils et Saint-Esprit, mais aussi les trois Logos, les trois âmes de Platon, la manifestation parfaite de l’Unité.
Deux, et montés sur un seul cheval, au début de leur association, ils s’adjoignirent sept compagnons peu après, et furent ainsi neuf qui revêtirent le froc monacal en 1118. Pendant neuf ans, jusqu’en 1127, leur nombre reste le même, neuf étant le chiffre de l’accomplissement. Les commanderies du Temple se divisaient en neuf provinces. Ils sont neuf chevaliers féaux qui — le 7 avril 1310 — rédigent et remettent à la commission papale l’admirable mémoire dont il a été parlé en son temps. Neuf autres encore se présentent au concile de Vienne, en 1312, et sont jetés en prison avant d’avoir été entendus.
N’est-ce pas à dessein, d’autre part, que les Templiers élisent à douze — lui treizième — leur grand-maître ? Par le simple fait de rappeler ainsi le Christ et ses apôtres, ne préfiguraient-ils pas leur destin tragique? (Leur pieux fondateur avait exigé d’eux qu’ils récitassent treize Pater chaque matin, et neuf à l’heure des vêpres…)


13 , 9 et 3, des chiffres majeurs dans l’arythmosophie templiere

La réapparition dans leur histoire du nombre treize, qui devait leur être fatal, est, en vérité, chose impressionnante* Treize évêques et archevêques (outre neuf abbés) assistent le légat pontifical lors du concile dont ils reçoivent leur règle. Cinquante-quatre Templiers sont livrés aux flammes le 13 mai 1310. Le 13 octobre 1307, l’arrestation des chevaliers avait eu lieu dans toute la France. 1313 était une date qu’ils pouvaient atteindre, non dépasser. Molay fut brûlé sept ans après l’ouverture du procès de la Milice; et des vingt-deux grands-maîtres qu’elle compte, treize, comme il a été signalé, payèrent tragiquement de leur vie l’honneur d’un magistère qu’on leur enviait.
Anatole France, parlant un jour de Papus, a trouvé plaisant de railler la prétention des occultistes de se rattacher au passé le plus lointain par une filiation secrète. Il ne voulait voir d’autres ancêtres aux mystagogues du XIXe siècle que les illuminés du XVIIIe. Mais les gnostiques se réclamaient déjà d’une antique tradition. De même feront les alchimistes, et au XVIIe ces Rose-Croix à la découverte desquels s’acharna Descartes. L’immortalité que se targuait de posséder — comme le comte de Saint-Germain — le maître Janus d’Axel, ne pourrait-on proposer de sa réalité une explication satisfaisante pour les esprits sceptiques, en disant qu’elle a le caractère d’un symbole, et qu’il faut l’attribuer à la tradition ?
Une telle tradition, c’est proprement la pérennité de l’Esprit-Saint parmi les hommes. Elle annonçait l’Église à naître, non seulement par les prophètes, mais par les philosophes et les poètes païens ; elle affirme, à l’époque des cathédrales, que cette Église commence à peine et que les chrétiens n’ont rien vu en comparaison de ce qu’ils sont encore appelés à voir, comme le pensait Joseph de Maistre…
L’Église est la maison de Dieu, mais le Saint-Esprit n’a pas de demeure encore, s’il doit être adoré un jour ailleurs que dans le cœur des purs. (L’âme, qui est changeante, doit chercher dans l’Esprit — de la nature de qui elle participe — la stabilité.) «Tout mûrit, avait dit déjà Tertullien, et la Justice aussi. En son berceau, elle ne fut que nature et crainte de Dieu. La Loi et les Prophètes ont été son enfance ; l’Évangile, sa jeunesse ; le Saint-Esprit lui donnera sa maturité. »
Le Moyen Age, en ses élites, est tout palpitant du grand espoir de cette éclosion suprême. «Quiconque a la connaissance de Dieu est le Christ et l’Esprit-Saint, va jusqu’à affirmer Amaury de Bène ; car l’Esprit-Saint s’incarne en lui sans qu’il soit besoin de l’efficacité des sacrements et de l’intermédiaire du prêtre…» Ici, l’individualisme rompt les barrières de l’enseignement sacerdotal. Mais François d’As¬sise et ses petits frères sont tout spirituels. La pauvreté, sœur de la charité, voilà leur idéal suprême, et cet idéal n’est qu’amour. Le mot se pare d’un prestige qui transporte les femmes. En 1300, une Anglaise vient en France prêcher qu’elle est le Saint-Esprit incarné… En Allemagne, aux Pays-Bas, des égarés enseignent que l’âme anéantie dans l’amour du Créateur n’a point souci du corps… Et que traduit la légende du Graal, cette recherche de la coupe où furent recueillies par Joseph d’Arimathie quelques gouttes du précieux sang du Sauveur, sinon le désir de la chevalerie épurée d’atteindre par le sacrifice au dernier degré de l’échelle mystique?
Ce que veulent les soldats du Christ, c’est bâtir le Temple du «Libre Esprit», le sanctuaire même de la Coupe autour de laquelle ils veilleront en armes.
André Godard, qui a approfondi le problème paraclétique, écrit dans L’Universelle Rédemption que «les Templiers opposent à l’Église du Christ le Temple du Saint-Esprit». Pourquoi «opposent»? Sans doute, ils ne font pas de Noël, qui célèbre la naissance de Jésus, ou de Pâques, qui en exalte la résurrection, leur grande fête, mais de la Pentecôte, le jour qui vit pleuvoir des langues de feu sur les Apôtres… Le dimanche de la Trinité, ils se prosternent dans leurs chapelles pour vénérer le plus grand des mystères, celui de la triple essence de Dieu, que Ton trouve à la base de toutes les religions.
Le 24 juin, ils commémorent la venue au monde de saint Jean-Baptiste (le chef de l’Église intérieure)… L’agneau, qui ornait les chapiteaux de leurs chapelles (rappelant le Saint-Sépulcre) est bien le symbole du mystérieux habitant du désert que l’imagerie religieuse représente tenant dans ses bras la douce bête sacrifiée d’avance4. Ce n’est pas à dire que les Templiers veuillent substituer l’Église de Jean à celle de Pierre, qui «a fait son temps», comme devaient le déclarer Fichte et Schelling. Mais Jean fut le maître et Jésus le disciple, malgré sa divinité. Pour ce qui est de ce monde et de son existence ou de sa destinée dans le temps relatif, le fils d’Elisabeth, l’épouse de Zacharie, en savait plus que le fils de Marie, la femme de Joseph… Une telle croyance, maintes âmes l’entretiennent, du moins, aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles, et des artistes peignent ou sculptent alors, en toute pureté d’âme, le Baptiste étendant sa protection sur le Nazaréen…
L’heure était-elle à l’époque des Templiers, est-elle aujourd’hui propice à la construction de la maison du Saint-Esprit qui suggérera ce que Jésus a enseigné ? La même question, on voit à diverses reprises, au cours de l’histoire, des groupes d’initiés se la poser anxieusement, et entreprendre l’idéale édification. Spectacle souvent grandiose, mais à tant d’égards décevant… Ah ! N’abandonnez donc pas avant l’heure l’asile de Pierre, le corps baptisé du Christ, pauvres âmes affamées de justice, et qui languissez après le règne tant désiré des saints! A quelle errance, à quels errements misérables ne seriez-vous pas condamnés! Où vous agenouiller, prier, s’il arrivait que son abri vous manquât, Vautre n’étant pas prêt pour vous accueillir?
Ce qui règne parmi les Templiers, ce qu’ils cultivent, ce n’est pas seulement cet «esprit de mysticisme ou de super naturalisme nécessaire aux imaginations rêveuses et délicates » dont a parlé Gérard de Nerval, et qu’acceptait et tolérait, d’ailleurs, le clergé catholique aux premiers siècles de notre ère, c’est l’Esprit tout court. Détenteurs de la Connaissance on comprend que ce soit à l’intérieur de l’Église (qui n’eût rien trouvé d’elle-même à reprendre à leur activité) que les Templiers servirent l’Esprit. Mais ils firent plus, sans doute, que de se livrer à des spéculations. Ils réalisèrent une synthèse des notions éprouvées par l’expérience des hommes dans tous les domaines, et les utilisèrent pour des fins d’un impérialisme hautement désintéressé. Comme ils possédaient la science des nombres, cultivaient les mathématiques transcendantes, ils ont aussi appliqué — avec quel succès ! — le calcul aux opérations bancaires. Avec leur flotte, ils ont couru les mers et, peut-être les premiers, colonisé le Mexique, à la fin du XIIIe siècle. Christophe Colomb, de famille noble, et grand-maître du nouvel Ordre des Templiers, selon Maurice Privas, aurait eu en mains les documents nécessaires à son voyage au Nouveau monde5. Enfin, l’Ordre était instruit d’architecture. Cela ressort de ce qu’on sait des établissements qu’il avait à proximité des édifices religieux que l’on bâtissait, des relations étroites qu’il entretenait avec les compagnons et les maîtres des pierres vives6. Des maisons qu’ils possédaient en tous les lieux où, comme l’a dit le vieux chroniqueur Raoul Glaber, «le monde secouant ses haillons revêtait la robe blanche des églises», les Templiers inspiraient les architectes, guidaient les ouvriers. Et de vivre en Chaldée les incita à approfondir l’astrologie. Rien ne serait moins surprenant, d’autre part, que d’apprendre qu’ils s’adonnèrent à la magie (d’où, peut-être, cette fable de l’enfant qu’ils faisaient rôtir pour oindre de sa graisse leurs idoles) ; cultivèrent les arts divinatoires ou évocatoires, et pratiquèrent l’alchimie. Quoi qu’il en soit, en la pierre philosophale (materia prima magisterium), ils n’ont dû voir que le Parergon, la chose secondaire, l’Ergon, ou chose essentielle, étant la recherche de cette unité de la matière, qui hanta la pensée de Goethe.


la Synarchie , un objectif de l’Ordre du Temple ?

Mais leur suprême objet nous le connaissons : une synarchie. L’idée en fut stimulée chez eux par l’exemple d’Alexandre, le jeune héros macédonien, qu’auréole une gloire si pure. Alexandre s’empara du monde oriental pour le recréer dans l’harmonie, en le douant d’un haut et fécond idéal. « Se sachant envoyé par les dieux, dit Plutarque, pour être l’arbitre de tous et pour réconcilier les hommes», que voulut-il, sinon que chaque peuple eût une patrie dans l’empire qu’il créait?
Il lui manquait la foi qui soulève les montagnes parce qu’elle prend son point d’appui dans un autre monde que celui-ci. Les dieux grecs, que révérait Alexandre, ne sont que l’incarnation des forces naturelles. Chez les Hellènes, le culte de la paix était en honneur en même temps que celui de la guerre. Offenser les dieux, c’était commettre, plutôt qu’un sacrilège, une offense à la raison, une infraction aux mœurs de la race. C’était violer les lois naturelles et les lois sociales qui réglaient sa manière de vivre. Rien de mystique, de métaphysique même dans la mythologie. En se persuadant qu’il était l’instrument des dieux, Alexandre croyait tenir sa mission des morts, être l’exécuteur de leur volonté. Il obéissait à la voix de ses ancêtres, protestant au nom de la sagesse contre la folie du désordre. Les Templiers, eux, ne séparaient point le Chérubin, qui est l’ange de la Connaissance, du Séraphin, qui est celui de l’Amour. La charité qui les avait animés quand ils s’étaient faits moines les inspirait toujours. Leur but était le perfectionnement moral de l’homme. Ils savaient qu’il n’y a de connaissance qu’en l’amour. La haine, ils ont été à même de constater, pendant les Croisades, comme elle est stérile. Cette paix universelle dont ils rêvent, ils l’imposeront aux peuples en attendant que ceux-ci aient atteint leur majorité, aient acquis la raison nécessaire à l’établissement d’une entente durable, qui permettra la rénovation des âmes.
Dante, chez qui on retrouve la même idée de paix, glorifiait, d’autre part, les Templiers de pair avec l’amour « qui meut le soleil et les autres étoiles » — et par rapport à qui se classent les péchés et s’en mesure la gravité : amour exalté, dénaturé, déficient… Car le monde dont les Templiers se réservaient le gouvernement ou sur lequel ils voulaient faire régner leur autorité morale, c’était celui de l’Évangile. Aux musulmans, dans leur projet, eût été dévolu le rôle d’opposer une barrière à la masse asiatique, confuse, en gestation d’on ne saura jamais quelle ténébreuse possibilité, quelle monstrueuse chimère…
Les Templiers n’ont pas trahi la cause de la chrétienté parce qu’ils ont conçu la possibilité de réaliser un équilibre entre l’Orient et l’Occident, non seulement dans l’ordre matériel, mais dans le spirituel. On voit bien, en étudiant avec impartialité l’histoire, les immenses services qu’ils ont rendus à la civilisation européenne, tant à l’est que dans la catholique Espagne, en tenant l’Islam en échec. Si les Templiers, pivot de la résistance aux envahisseurs dans la presqu’île ibérique, n’eussent pas combattu l’influence mauresque, la prise de conscience de son génie par l’Espagne eût été fort retardée, pour le moins. Présents dans l’île de Chypre, ils se seraient, à coup sûr, opposés comme les chevaliers de Saint-Jean à Malte, à l’avance des Turcs. Schaurer (que cite Finke) l’a justement dit : l’Ordre a approfondi l’idée de l’homme chevaleresque, Yhomo legalis, et il lui a donné une fonction religieuse, «ouvrant ainsi à toute une classe du peuple, pour de longs siècles, des sphères d’activité qui ont exercé une énorme influence et qui sont encore aujourd’hui reconnaissables dans le monde».
Sans doute, la mise à exécution de leur grande pensée d’entente spirituelle et d’union politique des États de l’Europe, en accord avec le pape et le roi de France, était-elle prématurée puisqu’elle se heurta au désir de centralisation monarchique de Philippe le Bel, impatient de constituer un tout puissant royaume, et puisque Clément V se montra indigne, par sa vénalité, de sa haute mission sacerdotale…
Mais l’iniquité commise par le mieux doué des Capétiens a eu un effet funeste, et qui s’est prolongé tard : elle a justifié, en quelque sorte, en créant un précédent, l’arbitraire de la procédure criminelle, empruntée aux méthodes de l’Inquisition, en usage sous l’Ancien Régime. Clément V, en outre, en sanctionnant l’abus de pouvoir de Philippe IV, a sapé l’autorité morale de l’Église. Dissolu comme il fut, il a inauguré une ère de corruption dans les mœurs du Saint-Siège, fait le lit de la licence effrénée des papes lors de la Renaissance, et fourni à la Réforme ses plus valables arguments contre le catholicisme romain.
Soutenus comme ils le furent, à leurs débuts, par un homme exceptionnel, Bernard, qui, sans autre titre que celui d’abbé, était en réalité l’âme du monde chrétien, et dont l’auteur de La Divine Comédie a fait son introducteur auprès de la théologie, les Templiers crurent qu’un pape se trouverait, de la même envergure que lui… Ils se trompèrent. Ils commirent aussi l’erreur de compter sur l’assistance du premier des souverains féodaux de l’Occident, infidèles à la pensée de Charlemagne. Ils devaient périr. On l’a déploré, à juste titre, quoiqu’il faille se répéter, en manière de consolation, que les hommes passent mais que les principes demeurent.
«Si l’on me demandait de citer, a dit Dôllinger (Der Untergang des Templerordeus), en employant le mot dans son sens le plus vrai, le dies nefastus de l’histoire du monde, il ne m’en viendrait pas d’autre à l’esprit que le 13 octobre 1307.»


Notes:

1. Tertullien le qualifie de platonicien. Il eut le tort de quitter, pour Rome, Alexandrie, où il enseignait, et où l’éclectisme était en faveur. L’esprit d’unité, qui régnait dans la capitale de l’Empire, lui fut fatal. On le traita avec rigueur et la dissidence se mit parmi ses disciples.
2. Éon de l’Estoile, dont le nom rappelle la pneumatologie de la Gnose, reste un isolé.
3. L’idée gnostique de saisir la nature de l’Être dans son essence est déjà chez Pythagore. Un signe à quoi, d’autre part, on reconnaît une filiation pythagoricienne, de façon infaillible, dans une école hermétique, est l’importance que cette école attache à la science des nombres. Les Rose-Croix, par exemple, plaçaient au sommet des connaissances, les mathématiques.
4. On trouve encore, parfois, en France, des églises et des chapelles ayant appartenu aux Templiers, qui sont placées sous l’invocation de saint Jean-Baptiste. Dans l’église de la commanderie de Brelvennez (Côtes-du-Nord), on a découvert, notamment, l’image d’un agneau de saint Jean portant une petite banderole surmontée de la croix pattée de l’Ordre.
5. Cf : Écoutez-moi, avril 1934.
6. « Les Templiers se rattachaient à ce que l’on a appelé l’hermétisme, tradition d’origine hellène-égyptienne, souvent mêlée à l’ésotérisme chrétien et à l’ésotérisme musulman. Il comportait, précisément, des connaissances d’ordre cosmologique qui correspondent àl’Art Royal, ce lui explique que des liens aient pu exister de tout temps entre les hermétistes et les artisans initiés. Après la destruction de l’Ordre des templiers, il y eut une réorganisation secrète, qui échappe complètement i l’histoire profane, mais qui permit à cette tradition de se maintenir dans les organisations analogues, mais plus cachées. » (E.-G. Dirieq, Le voile d’Isis, numéro spécial sur le Compagnonnage, 1934.) «Dans le Titurel, écrit Henri Martin (Histoire de France), un héros appelé Titurel fonde un temple pour y déposer le saint Vessel (le Graal), et c’est le prophète merlin qui dirige cette construction mystérieuse, initié qu’il a été par joseph d’Arimathie en personne au plan du Temple de Salomon. La chevalerie du Graal devient ici la Massenie, c’est-à-dire une Franc-Maçonnerie ascétique, dont les membres se nomment les Templistes, et l’on peut saisir ici l’intention de relier à un centre commun, figuré par ce Temple idéal, l’Ordre des Templiers et les nombreuses confréries de constructeurs lui renouvellent l’architecture du Moyen Age. »

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 4 juin, 2009 |33 Commentaires »

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