Les Croisades de la Baltique !
Habituellement, le terme de croisade est plutôt consubstantiel à des paysages arides balayés par les vents chauds du Moyen-Orient ainsi qu’à la lutte implacable contre l’infidèle musulman tant il est vrai que l’appel lancé par le pape Urbain II marqua l’histoire occidentale comme orientale. Néanmoins, la fureur des combats et l’ardeur évangélisatrice ne manquèrent aucunement en d’autres lieux que l’on aurait pu croire préservés de si féroces combats, tel le pourtour de la Baltique…
Les sombres forêts et piégeux marécages baltes, il est vrai, n’avaient rien de prédestinés à devenir une zone de lutte, mais il en advint ainsi par suite d’événements se déroulant à plus de deux mille kilomètres de là : en pleine terre sainte.
C’est en effet suite à l’échec retentissant de la croisade dite des pauvres [1], où plusieurs milliers de hères perdirent la vie à peine après avoir posé le pied sur le sol de l’Anatolie, qu’il fut décidé que seuls des guerriers pourraient mener une telle opération [2]. Là est la subtilité de l’entreprise qui conjugue libération des lieux saints et canalisation de la violence féodale. De cette évolution géopolitique, religieuse comme sociétale naîtront les fameux ordres militaires religieux dont il serait trop long à la fois d’en effectuer l’énumération comme de s’étendre sur leurs spécificités réciproques. Il est préférable en revanche de se focaliser sur celui qui deviendra le plus connu et redoutable des ordres en terre baltique : les teutoniques, ou plus exactement l’Ordre de la maison de sainte Marie des teutoniques.
Un ordre oriental puis septentrional
Les origines de l’ordre sont particulièrement difficiles à établir, notamment parce que le premier établissement accueillant des croisés d’origine germanique fut détruit lors de la conquête de Jérusalem par Saladin, le grand chef kurde ; il est néanmoins coutume généralement d’évoquer l’existence de l’hôpital des Allemands au premier quart du XIIe siècle. La « renaissance », si l’on peut l’appeler ainsi, de l’ordre est, elle, clairement notifiée en 1191 après la prise d’Âcre et le don de terres par le roi Guy de Lusignan puis la consécration par le pape Célestin III qui lui octroiera des prérogatives égales à celles des autres ordres religieux [3].
Ordre créé pour défendre la présence germanique dans les territoires latins du Moyen-Orient, il prospéra au point que ses biens en terre sainte devinrent minoritaires au sein de l’inventaire général. Cette richesse combinée à une diplomatie aussi active qu’efficace, permirent aux chevaliers et servants de l’ordre de se replier de Palestine une fois la dernière place forte croisée en possession des forces musulmanes, évitant un sort analogue à celui des Templiers et Hospitaliers [4].
Disposant de nombreux et prospères bailliages sur tout le pourtour méditerranéen, les teutoniques pourtant se dirigèrent vers les contrées rudes et ingrates du nord-est de l’Europe à l’instigation du grand maître Hermann von Salza. Ce dernier prenant acte de l’échec de sa tentative de territorialisation sur les terres hongroises, malgré une victoire sur les tribus coumanes [5], prépara au mieux l’implantation future de son ordre en se gardant de le faire cette fois dépendre d’un quelconque monarque comme ce fut le cas en Hongrie. Et l’occasion se présenta rapidement sous la forme d’une demande émanant du duc de Mazovie en 1225 pour le protéger des tribus païennes, en premier lieu des Prussiens (ou Borusses). Ce fut le début d’un établissement durable, avec la garantie de bénéficier de la part de l’empereur du Saint Empire romain germanique, Frédéric II, d’un statut de vassalité directe, évitant toute éviction future comme en Hongrie, sauf par l’empereur lui-même : le grand maître venait de doter son ordre de toutes les garanties pour l’avenir. Ne restait plus qu’à convertir les païens de la région et s’approprier leurs terres par la même occasion.
Des païens tout aussi fiers que redoutables
Mais lesdits païens allaient se révéler de féroces combattants. Prussiens, Lituaniens, Estoniens et Samogites furent tout d’abord ébranlés par le choc et la discipline de fer des armées teutoniques. Mais passé le premier temps de la surprise et des défaites militaires contre des forces supérieures technologiquement et tactiquement, les peuples réfractaires à cette évangélisation par la pointe de l’épée optèrent pour une redoutable guérilla qui allait obliger les teutoniques à revoir leur manière d’occuper le terrain. S’adaptant, les conquérants allaient s’implanter par une politique d’érection de châteaux forts disposant dans leur proche périmètre de villages aptes à leur assurer une autonomie en vivres et fourrage le temps de rétablir des voies de communication bloquées par l’ennemi.
Les Prussiens bien que mis au pas assez rapidement par la soudaineté et la violence du choc initial de la conquête reprirent leurs esprits et menèrent une révolte causant plusieurs défaites à l’ordre teutonique, notamment en 1260. Et l’asphyxièrent à tel point qu’une demande d’aide formelle fut formulée, faisant affluer de toute l’Europe chrétienne des croisés répondant à l’appel du pape Urbain IV, soucieux de la mauvaise tournure des événements et de la résistance des païens. Les Prussiens durent capituler définitivement en 1283, ployant sous les coups des renforts et lésés par leur impossibilité de prendre d’assaut les fortifications teutoniques par manque de matériel de siège.
Mais cette résistance n’était qu’un avant-goût de ce que les autres peuples baltes allaient leur faire endurer. Certes la colonisation en provenance du Saint Empire romain germanique amenait de nouvelles forces et permettait la mise en culture de nombreuses terres agricoles, mais parallèlement les adversaires apprenaient des nouveaux occupants et s’adaptèrent à la menace. A ce jeu-là, les Lituaniens furent les plus efficaces opposants de l’avancée de l’ordre, et même l’une des principales raisons de son déclin militaire et économique.
Habiles cavaliers dès que l’environnement spatial leur permettait d’évoluer efficacement, adeptes de l’embuscade au sein de l’élément sylvestre, et surtout numériquement très supérieurs à l’envahisseur, les Lituaniens empêchèrent jusqu’au bout les Etats teutoniques de communiquer entre eux en les coupant en deux parties distinctes (Livonie et Prusse). La Samogitie devint de ce fait une région âprement disputée et qui en corollaire changea souvent de maître pendant deux siècles jusqu’au traité de Melno en 1422 où elle échut définitivement au Grand Duché de Lituanie.
Mindaugas, roi fraîchement baptisé de Lituanie, outre une administration efficiente de son royaume et de réelles qualités militaires, entreprit de tarir le flux de croisés venant prêter épisodiquement main forte aux teutoniques en se convertissant au catholicisme [6]. Si cette décision n’arrêta aucunement les opérations militaires de ses adversaires, elle retrancha énormément de légitimité à celles-ci puisqu’il ne s’agissait plus de convertir des païens, toute croisade étant dorénavant interdite à son égard. De plus, Mindaugas entreprit de céder quelques terres pour contenter temporairement les teutoniques afin de propager prospérité économique et paix en son propre royaume dans un dessein pourtant moins irénologique. Sa patience et sa perspicacité furent récompensées lorsqu’il soutint directement la grande et dernière révolte prussienne, lui permettant de récupérer de fait une part conséquente des territoires cédés. Ses successeurs, une fois les troubles civils calmés après sa disparition, entreprirent une politique de bonnes relations diplomatiques avec les ennemis de l’ordre, aboutissant à bloquer son expansion puis à le dépecer inexorablement. A ce titre, l’année 1386 marquera avec l’union personnelle du Royaume de Pologne et du Grand Duché de Lituanie l’avènement d’une force irrésistible face à laquelle l’ordre ne pouvait que se sentir de plus en plus menacé, et ce à juste titre.
La fureur viking au service de la croix
Aussi curieux que cela pourrait paraître de prime abord, les descendants des redoutés Vikings furent aussi acteurs des croisades baltes. Cet engouement trouve ses racines dans la conversion au christianisme d’Harald Ier du Danemark en 965.
Il n’est par conséquent pas si étonnant de relever dans les chroniques de l’époque qu’Erik Ier du Danemark fut la première tête couronnée à se rendre dans le Royaume de Jérusalem en 1103, y effectuant là un pèlerinage censé prouver sa piété. Signalons en outre que Sigurd Jorsalafar co-régnant de Suède (appelé aussi Sigurd Ier Magnusson) se rendit aussi en terre sainte en 1107, aidant même avec sa flotte les croisés à prendre des places côtières encore aux mains des mahométans. Le nom de Jorsalafar signifiant d’ailleurs en vieux nordique… le croisé !
Cette christianisation récente n’entrava en rien l’efficacité guerrière des souverains scandinaves flanqués de troupes acquises à leur cause et religion. D’autant que, comme énoncé précédemment, les monarques du Nord souhaitaient montrer au reste de l’Europe qu’ils appartenaient à la même famille que les souverains du Sud. Si les expéditions au Moyen-Orient étaient une entreprise longue, dangereuse et coûteuse, ils purent en revanche avec l’autorisation papale rapidement soumettre les régions alentours encore dévouées au paganisme. De plus, leur système de recrutement, le ledung [7], favorisait les attaques rapides et ciblées pour asseoir leur domination sur les côtes de la Baltique.
Il est établi par les historiens que les armées levées ne dépassèrent jamais 4 000 hommes, d’où la présence de fortifications censées conserver les territoires conquis sur les païens : la progression ne se fit que progressivement et par zones juxtaposées. Stratégie raisonnée qui n’empêcha pas par ailleurs certaines de ces places fortes d’être sérieusement menacées par les forces adverses, notamment en Livonie. Si la Suède parvint à réaliser une campagne victorieuse en Finlande, de 1240 à 1292, il en alla tout autrement pour ses frères Danois qui se heurtèrent à une éprouvante résistance estonienne qui ne prit temporairement fin qu’avec l’émergence du grand chef de guerre Valdemar II dit le victorieux [8]. Toute cette agitation cependant aboutit au réveil d’un géant jusqu’alors paisible avec ses voisins occidentaux.
Une République marchande prête à en découdre
L’un des aspects des croisades, qu’elles soient orientales ou septentrionales, fut qu’elles dévièrent de leur intention première pour s’en prendre à des peuples et Etats qui n’étaient rien concernés par cette velléité d’évangélisation. On se souvient bien sûr de la chute de Constantinople en 1204 par les croisés à la solde de la République de Venise, mais l’on pourrait aussi évoquer l’invasion des terres orthodoxes alors menacées au même moment par les hordes tataro-mongoles.
C’est la République de Novgorod, première cité russe fondée selon la légende par Rurik le varègue (ou viking dans la terminologie occidentale) qui fut obligée de faire face à la déferlante de croisés scandinaves, comme aux intentions clairement belliqueuses de l’ordre teutonique. Heureusement pour elle, cette riche principauté russe, affranchie depuis 1136 de la tutelle de Kiev, se découvrira en son sein un remarquable stratège qui allait mettre à profit la force armée nombreuse et entraînée à sa disposition : Alexandre Nevsky. Tout aussi marchande qu’elle fut, la riche cité de Novgorod pouvait compter sur des milices prêtes à défendre son territoire ainsi que sur une ferveur religieuse décuplée par les intentions des croisés. Dans le même temps les Suédois avançaient depuis la Finlande dont ils venaient d’en entreprendre la conquête et manifestèrent dès le début des projets sans ambiguïté aucune : envahir les riches terres novgorodiennes et prendre possession d’un axe de communication essentiel au Moyen Âge [9].
Ce fut lors de la bataille dite de la Neva (du nom du fleuve prenant sa source au lac Ladoga et se jetant dans la mer Baltique) qu’Alexandre Nevsky tira son nom qui restera dans l’Histoire. La victoire éclatante du prince de Novgorod ne fut cependant que la première manche d’une série de batailles qui allaient opposer durablement la République de Novgorod au Royaume de Suède, tout du moins jusqu’en 1323 avec le Traité de Nöteborg délimitant leurs zones d’influence respective. Des escarmouches persisteront sporadiquement jusqu’au XVe siècle, ne remettant cependant pas en cause ni la partition de la Finlande entre les deux puissances ni l’intégrité du territoire novgorodien.
Mais Alexandre Nevsky n’en avait pas fini avec les croisés puisqu’il prit connaissance peu après cet affrontement de la chute de Pskov, ville florissante alors sous la tutelle de Novgorod, par les forces teutoniques qui bien qu’ayant subi de lourdes pertes lors de la bataille de Legnica continuèrent leur progression vers la cité marchande. Au son du viétché, les forces novgorodiennes se rassemblèrent une fois de plus, et rencontrèrent l’ennemi près du lac Peïpous. Il est difficile comme pour la bataille de la Neva d’avoir une vision historiquement exacte du déroulement de celle-ci [10], toutefois il semble acquis que les forces teutoniques stoppèrent là leur progression par suite d’une résistance trop conséquente.
Kiev rasée par la déferlante mongole, Novgorod restait la seule principauté russe à échapper à la sujétion étrangère, mais la croisade baltique faillit en décider autrement. La bataille de Rakovor (en territoire estonien alors sous contrôle danois) en 1268 clarifia la situation de manière encore plus radicale puisque se déroulant sur le territoire des croisés tout en démontrant une fois de plus par la victoire le sens tactique et la valeur guerrière des troupes novgorodiennes. La paix allait être obtenue pour plusieurs décennies.
Epilogue
Le climat de la région baltique rendant les opérations de grande envergure difficiles ainsi que la rugueuse résistance des peuples païens et même orthodoxes aboutirent à un succès des croisades en demi-teinte. Du reste, l’essoufflement de la ferveur religieuse ainsi que la conversion du peuple lituanien au christianisme laissèrent peu de combustible à la poursuite de celle-ci. Elle n’en modifia pas moins comme au Moyen-Orient la configuration géopolitique de la région pour les siècles à venir où Scandinaves, Baltes, Germains et Slaves continueront à s’affronter en ces mêmes terres.
[1] Subjuguée par les prédications de Pierre l’Ermite prêchant en diverses régions françaises et allemandes et popularisant le Dieu le veut ! du pape Urbain II.
[2] Ce sera la première véritable croisade (1096-1099).
[3] Ces privilèges étant de prime importance puisqu’ils permirent d’assurer l’autonomie financière de l’ordre.
[4] Les Templiers firent l’objet d’une persécution par le roi de France Philippe le Bel, tous leurs biens furent confisqués au profit de la couronne tandis que les Hospitaliers se replièrent sur l’île de Rhodes puis de Malte afin de continuer la lutte contre les musulmans, avec des actes héroïques notoires, mais sans pour autant retrouver leur lustre d’antan.
[5] Peuple d’origine turque ayant peuplé une grande partie de l’actuelle Ukraine et les abords de la mer Caspienne au XIIe siècle, appelés aussi Kiptchaks. Ils furent défaits par les Mongols en 1238.
[6] Cette conversion est sujette à des analyses variées, et ce d’autant plus que le pays lui-même ne se convertit que très tardivement au catholicisme (la dernière région en 1413) sans que pour autant la pratique ne disparaisse entièrement.
[7] Le ledung, ou fyrd dans les îles Britanniques, est un système de levée d’hommes libres censés pouvoir subvenir au besoin d’une expédition maritime tout en pourvoyant à la construction de navires devant emporter un nombre d’hommes déterminés.
[8] Anecdote historique, c’est pendant la bataille de Lyndanisse en 1219 que le roi Valdemar II aperçut tombé du ciel un étendard rouge flanqué d’une croix blanche, signe de victoire. Le Dannebrog devint dès ce jour le drapeau national du Danemark ainsi que le plus vieux drapeau au monde encore en usage.
[9] La fameuse voie des Varègues aux Grecs, qui était celle qu’empruntaient les Vikings pour commercer avec l’Empire byzantin.
[10] Ce qui n’empêche aucunement le cinéphile de se replonger dans l’Alexandre Nevsky du cinéaste soviétique Eisenstein.
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