Science arabe : un sujet fascinant où les chiffres arabes, l’algèbre, Avicenne, l’astrolabe, l’alambic, captivent notre imaginaire occidental. On peut en fixer les débuts au VIIIe siècle, lorsque les califes abbassides prirent le pouvoir, fondèrent Bagdad et encouragèrent un mouvement culturel de grande ampleur. Son rayonnement dura plus de six siècles et s’étendit progressivement à l’Occident chrétien. |
Science arabe : deux mots simples, apparemment aisés à saisir. Et pourtant, il faut préalablement nous expliquer sur ces mots et sur l’objet de ce dossier. Par science, nous désignons aujourd’hui l’ensemble des sciences dites exactes, ou dures, au premier rang desquelles les mathématiques, la physique, l’astronomie, la chimie, et nous y adjoignons volontiers les sciences de la nature, que l’on préfère appeler les sciences de la vie : biologie, médecine, botanique, etc. Et c’est bien de toutes ces sciences, et exclusivement d’elles, qu’il est traité dans ce dossier. Mais cette séparation nette entre un domaine scientifique, dominé par les concepts d’exactitude, de rationalité, de vérité démontrable et démontrée, et les domaines ouverts à la spéculation philosophique et religieuse, qu’accompagne le rejet de tout recours au merveilleux et au magique, est moderne – disons qu’elle date du XVIIIe siècle – et a particulièrement dominé le XIXe siècle, tandis que le XXe siècle a enrichi, et compliqué, le jeu en introduisant les sciences humaines et sociales, notamment la sociologie.
Un humanisme ouvert a tous les domaines de la connaissance
Les hommes du Moyen Age, dans le monde arabe comme dans le monde occidental, avaient une tout autre vision de la science. Il n’existait à leurs yeux qu’une science orientée vers la connaissance par excellence, celle du vrai, du beau, du bien, disaient les philosophes, celle de Dieu disaient plus volontiers les théologiens, et toutes les disciplines concouraient à cette connaissance suprême. Bien plus, les diverses branches ne pouvaient être étudiées séparément les unes des autres et requéraient l’acquisition préalable de fondements théoriques et de principes logiques qui leur étaient communs. Avicenne (Ibn Sina en arabe) fut tout autant un philosophe qu’un médecin et il a laissé dans chacune de ces deux disciplines une magistrale encyclopédie qui servit de référence pendant des siècles en Orient comme en Occident. Rhazès (al-Razi) s’adonna avec un égal bonheur à la philosophie, à la médecine, à la physique, à l’astronomie, à l’alchimie, aux diverses sciences de la nature. Et de tels exemples sont légion. Car l’unité du savoir, que nos esprits modernes ont rejetée au profit des divisions méthodologiques et des spécialisations nécessaires, caractérise l’univers intellectuel de l’homme médiéval, qui cherche à retrouver l’harmonie de l’Univers, à atteindre l’unique Vérité. Séparer une « science » dans l’ensemble des savoirs développés par les Arabes répond sans nul doute à nos curiosités et à nos conceptions d’aujourd’hui, mais risque de nous entraîner à commettre un contresens historique en donnant un caractère de modernité à des savants, des ouvrages, des concepts qu’il faut, au contraire, apprendre à interpréter dans leur contexte culturel propre.
Quand l’arabe était la langue de la science
Science « arabe » ? Oui, si nous signifions par cet adjectif que les textes par lesquels les savants ont exprimé, consigné, diffusé leurs connaissances, leurs certitudes, leurs découvertes, sont rédigés en langue arabe. La science arabe n’est pas la science des Arabes au sens ethnique de ce terme, mais la science écrite en arabe dans un monde et à une époque où la suprématie de cette langue n’était pas contestée. Un peu comme le latin dans le monde occidental médiéval. Car, dans ce vaste espace conquis par les Arabes aux VIIe-VIIIe siècles et qui s’étend des rives de l’Atlantique aux limites de l’Inde, sur la péninsule Ibérique, le Maghreb, l’Égypte, la Syrie, l’Iraq, l’Iran et les confins de l’Asie centrale, vivent des peuples extrêmement divers, mais qui ont tous adopté l’arabe comme langue de culture, et pour le seul Proche-Orient comme langue parlée. La langue du Coran s’est imposée comme véhicule des idées, des concepts, des connaissances, et les chrétiens eux-mêmes l’emploient volontiers. Les Iraniens participèrent en grand nombre au mouvement scientifique, Rhazès et Avicenne déjà évoqués étaient originaires le premier de Boukhara, le second de Ray (près de l’actuelle Téhéran), mais ils écrivirent tous en arabe, du moins jusqu’au XIe siècle. À cette date en effet apparaît le persan moderne écrit, l’arabe est rapidement abandonné, et tout un mouvement intellectuel, surtout important en philosophie, moins bien connu dans le domaine proprement scientifique, s’exprime dans des traités de langue persane. Dans le reste du Proche-Orient, l’arabe garde la suprématie comme langue de culture, comme langue écrite jusqu’à la conquête ottomane au XVe siècle ; mais alors le turc, langue des nouveaux maîtres de toute la partie orientale et méridionale du monde méditerranéen, remplace l’arabe. Les textes scientifiques de langue turque reprennent en général les données de leurs prédécesseurs arabes. Le respect des susceptibilités nationales et plus encore la rigueur historique interdisent les confusions révélatrices d’ignorances et exigent de situer justement, dans l’espace et le temps, savants, documents, textes, idées, afin de repérer les continuités et les ruptures.
À l’expression « science arabe », il est parfois préféré celles de « science islamique » ou « science musulmane ». Elles sont à proscrire. Parlerions-nous de « science chrétienne » pour désigner la science qui s’est développée à Chartres, Paris, Montpellier, Oxford, Cologne ou Padoue durant le Moyen Age ? Il peut pourtant sembler commode de désigner comme « musulmane » une science dont le cadre historique de développement fut la partie du monde alors dominée par des pouvoirs qui ont imposé l’islam comme source de légitimité et comme cadre de référence. Mais c’est oublier que des non-musulmans ont joué un rôle décisif dans l’essor scientifique des premiers siècles. Plus encore, c’est réduire le monde dit musulman aux seuls Proche-Orient et Maghreb et négliger ce grand mouvement historique qui, à partir du XIe siècle, fit adopter l’islam comme religion par des souverains et des peuples en Afrique noire, en Inde, en Indonésie, si bien que, aujourd’hui, les Arabes ne représentent que 15 à 20 % des musulmans. Surtout, c’est laisser entendre que l’activité scientifique s’est développée sur une base « islamique », par référence au donné révélé qui lui en aurait fourni légitimité, prémisses et fondements, et c’est bien avec cette connotation religieuse que certains écrivains arabes actuels, mus par des préoccupations apologétiques, parlent de « science islamique ». Or, les hommes de science du monde arabe médiéval, recourant au seul exercice de leur réflexion propre, ont réfléchi et travaillé indépendamment des références fournies par les textes révélés et les dogmes. Indépendamment, ce qui ne signifie pas en opposition à elles, même si cette attitude intellectuelle caractéristique des « sciences rationnelles » (voir encadré) a entraîné, à certaines époques, de vifs conflits entre les tenants du seul recours à la raison et les représentants des « sciences religieuses ».
La classification des sciences
Pour les penseurs arabes du Moyen Age, les sciences ou ulum, c’est-à-dire les diverses branches du savoir concourant à la connaissance de la Vérité (ou ilm, singulier de ulum), se divisent en deux grands ensembles :
– les sciences qu’ils appellent « religieuses » ou « traditionnelles » : exégèse coranique, étude des traditions (hadith dont l’ensemble forme la Tradition musulmane ou Sunna), langue arabe, droit, sources du droit, théologie dogmatique, etc. Elles ont pour fondements le Coran et la Tradition musulmane et cherchent à développer et à expliquer, y compris par le recours à la Raison, le contenu de la Révélation. Les spécialistes sont souvent appelés oulémas (en arabe ulamas, mot dérivé de ulum) ;
– les sciences qu’ils appellent « rationnelles » parce que méthodiquement construites par l’esprit humain, par le seul exercice de sa réflexion, de sa raison : philosophie, sciences exactes, sciences de la nature. Elles ont été développées dans l’Antiquité, bien avant la Révélation coranique et indépendamment de l’islam, et sont donc aussi appelées « anciennes » ou « étrangères ». Pour en établir la classification, les penseurs arabes se réfèrent volontiers au schéma aristotélicien qui sépare la logique (science instrumentale première), les sciences spéculatives (physique, mathématiques, métaphysique) et les sciences pratiques (entre autres la morale). Les sciences spéculatives se composent de sciences fondamentales et de sciences dérivées ; c’est ainsi que, selon le schéma établi par Avicenne, la physique comprend huit sciences fondamentales (la science des principes généraux, la science du ciel et du monde, la science de la génération et de la corruption, la science des phénomènes supérieurs, la science des minéraux, la science des plantes, la science des animaux, la science de l’âme) et sept sciences dérivées (la médecine, l’astrologie, la physiognomonie, la science de l’interprétation des songes ou oniromancie, la science des talismans, la magie et l’alchimie).
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Un calife mécène
Septième calife abbasside, al-Mamun régna à Bagdad de 813 à 833. À la mort de son père Harun al-Rashid en 809, le pouvoir fut partagé entre son frère aîné al-Amin et lui-même. Mais, après quatre années d’une guerre civile acharnée et meurtrière, il s’imposa comme seul successeur. Toute la politique d’al-Mamun fut dictée par la volonté d’assurer l’unité et la grandeur d’un vaste empire, notamment par le contrôle personnel de l’administration et de l’armée, par la lutte contre toutes les formes de dissidence, par la reprise de la guerre contre l’Empire byzantin, par l’adoption du mutazilisme (école de théologie qui argumente en faveur de l’unicité divine par le recours à la philosophie grecque) comme doctrine officielle. Le soutien apporté par le calife al-Mamun aux sciences s’inscrit dans cette politique générale : élaborer une culture nouvelle, d’expression arabe, intégrant l’ensemble des héritages persans et hellénistiques. Par quels moyens ? En accordant de larges pensions aux savants qui trouvaient ainsi un moyen d’existence en favorisant les traductions du grec, du syriaque, du pehlvi en arabe, en enrichissant la bibliothèque de son palais (appelé en arabe « Bayt al-hikma » ou « Maison de la sagesse ») d’ouvrages nouveaux et en l’ouvrant aux hommes de sciences et de religion qui s’y réunissaient volontiers, en finançant les travaux scientifiques (notamment de longues séries d’observations astronomiques), en commandant des livres sur les sciences nouvelles (al-Khwarizmi écrit un traité d’algèbre à sa demande), en réunissant à sa cour traducteurs, lettres et savants, de toutes origines et de toutes confessions, pour de longues soirées de discussions et de controverses.
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Aux origines de la science arabe : traductions et esprit scientifique
Si la science arabe n’est pas seulement héritage, nous y reviendrons, elle ne s’inscrit pas moins dans une longue tradition qui, remontant à la Grèce classique, connut des inflexions et se poursuivit aux siècles suivants. L’histoire de la science arabe est d’abord l’histoire du maintien en terre d’Orient des connaissances scientifiques issues des temps antiques. Alors que la vie intellectuelle de l’Occident sommeille à l’âge des invasions barbares et que seules des bribes du savoir des Anciens sont conservées dans les monastères, une civilisation urbaine perdure dans un Orient dominé par deux grands empires rivaux, l’Empire byzantin et l’Empire perse. Les villes d’Alexandrie en Egypte, d’Antioche, d’Edesse, d’Harran, de Ras’al-Aïn, de Nisibe en Syrie et Haute-Mésopotamie, de Ctésiphon, de Djundishabur en Iran, sont des foyers culturels vivants où les ouvrages des savants grecs sont lus et enseignés, compilés et commentés, recopiés et traduits. Les moines syriaques qui, aux VIe et VIIe siècles, traduisirent entre autres Aristote et Galien jouèrent un rôle décisif en effectuant une première transmission de ces textes philosophiques et scientifiques grecs dans une langue sémitique et dans un milieu pétri de christianisme. L’œuvre immense de traduction et d’adoption de l’héritage grec, accomplie au premier siècle abbasside, apparaît comme une continuation, plus ample, plus méthodique, d’une activité amorcée trois siècles plus tôt.
Car la conquête arabe, qui incorpore au nouvel Empire arabe ces centres intellectuels, n’a pas signifié leur mort. Bien au contraire. Une fois leur domination assurée et le pouvoir califal organisé(, les Arabes ont respecté hommes, cultures, religions. Ce long siècle pendant lequel se constitue, dans ses frontières et ses institutions, un Empire califal (de la mort de Mahomet en 632 à la révolution abbasside en 750) est aussi celui où s’élabore la pensée arabe ; l’urgence, pour la société musulmane naissante, est de se donner des bases solides : grammaire, droit, éthique, théologie. Les sciences profanes ne sont venues qu’après : il faut attendre l’arrivée au pouvoir des Abbassides pour assister à la promotion en arabe de la tradition de pensée grecque et à son accueil par les milieux rationalisants. Les nouveaux califes, désireux de s’assurer les services des savants de tous horizons, d’asseoir ainsi le prestige de leur régime et de rivaliser avec le puissant, et toujours rival. Empire byzantin, font de Bagdad, leur capitale fondée en 762, un centre intellectuel de première importance. S’y côtoient secrétaires porteurs de traditions iraniennes, traducteurs chrétiens nestoriens, lettrés défenseurs de leur arabité, théologiens ouverts aux spéculations rationnelles, juristes consignant les corpus à la base du droit musulman : c’est dans un tel contexte d’effervescence intellectuelle que se situent les débuts de la science arabe.
Les premiers textes scientifiques en langue arabe sont des traductions : du grec, plus souvent du syriaque, parfois aussi du pehlvi (la langue de l’Iran ancien). Hunayn ibn Ishaq, chrétien de Bagdad mort en 877, est l’un de ces traducteurs ; son activité est exemplaire des conditions du transfert de la science antique au monde arabe : il a établi, entre autres, 131 versions de traités de Galien (94 du grec en syriaque, 27 du syriaque en arabe, 10 du grec en arabe). Les traductions que lui et ses contemporains ont établies permirent l’élaboration d’un vocabulaire scientifique, inexistant dans une langue qui était celle des bédouins de l’Arabie préislamique et dont le Coran a fait la langue de la Révélation. Elles ont signifié l’introduction, dans les milieux savants arabes, de toute une bibliothèque composée d’Aristote, Platon, Hippocrate, Galien, Ptolémée, Archimède, Porphyre, Dioscoride, et bien d’autres, auxquels il conviendrait d’ajouter les noms de savants indiens. Elles ont suscité des curiosités nouvelles, provoqué une promotion spectaculaire de la Raison comme moyen et garant de la connaissance, fourni les bases d’un véritable développement scientifique.
Panorama des grands secteurs de la science arabe
Le IXe siècle, temps des traductions, d’une science recueillie auprès des civilisations des pays conquis ou des terres voisines, vit aussi les premières manifestations d’une science proprement arabe, avec, notamment, al-Khwarizmi, mathématicien et astronome, al-Kindi, philosophe et géomètre, Hunayn ibn Ishaq, traducteur mais aussi médecin, Thabit ibn Qurra, astronome. Leurs traités ouvrirent la voie à une science qui puise à des sources variées, bien que principalement grecques, se développe selon des méthodes propres, reprend et critique les présupposés des Anciens, introduit des concepts nouveaux, s’enrichit de problématiques originales. Une étude rapide des grands secteurs de la science arabe permet d’en mesurer la part de nouveauté et de création face à un héritage qui lui a fourni les fondements nécessaires.
La physique, qui étudie chez les Arabes comme chez les Grecs la structure de l’Univers, reste inchangée depuis Aristote. Elle pose l’existence de quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre, qui proviennent de quatre qualités, le chaud, le froid, l’humide, le sec, et qui composent tous les corps qui se trouvent dans la nature. Si les Arabes sont restés tributaires de ces conceptions aristotéliciennes qui ont prévalu jusqu’à l’époque moderne, ils ont en revanche développé certaines disciplines que nous rattachons à la physique, en particulier l’optique. Ibn al-Haytham, connu en Occident sous le nom d’Alhazen, né à Basra en 965 et mort au Caire en 1039, opère une mutation décisive ; rompant avec une tradition presque millénaire, il renverse le sens de la propagation du rayon : non plus issu de l’œil mais de l’objet regardé. En considérant l’œil comme un appareil optique, Ibn al-Haytham fait de la réfraction le problème central de l’optique, dont les lois mathématiques sont étudiées.
Observatoires et hôpitaux
Les souverains des mondes arabe, turc et persan sont réputés pour avoir été de grands bâtisseurs : mosquées, palais, mausolées attestaient de leur prestige aux yeux de tous et manifestaient une admirable maîtrise de l’architecture et des techniques décoratives. Observatoires et hôpitaux, autres monuments moins connus, doivent aussi être mis à l’actif de ces souverains soucieux de développer les arts et les sciences, par esprit de générosité, par souci de grandeur, par sens du mécénat. C’est ainsi que le calife abbasside al-Mamun patronna toute une série d’observations destinées à vérifier les données de L’Almageste de Ptolémée. Mais la construction de grands observatoires ne date que des derniers siècles de la période médiévale : à Maragha (en Azerbaïdjan), le petit-fils de Gengis Khan fit construire un observatoire doté d’une riche bibliothèque et d’instruments d’une grande perfection technique ; c’est là que Nasir al-Tusi travailla dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Aujourd’hui, il ne reste de cet ensemble important qu’un mur de fondation : en revanche, un autre observatoire, fondé au XVe siècle à Samarkand par le petit-fils de Tamerlan, a fait l’objet de fouilles importantes. Des vestiges ont été restaurés, notamment le fragment d’un gnomon.
Cet observatoire servit de modèle à des constructions similaires à Istanbul et en Inde. Les hôpitaux furent, quant à eux, relativement nombreux – on en compte un sinon plusieurs dans toutes les villes du Proche-Orient à l’époque des croisades. Dotés par leur fondateur d’un personnel spécialisé, médecins et soignants, et de revenus suffisants pour en permettre le bon fonctionnement, ils assuraient des soins de qualité aux plus démunis.
Très différents en cela des hospices de l’Occident médiéval, ils permirent une assez large diffusion du savoir médical dans la société urbaine.
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En matière d’astronomie, les Arabes eurent accès à deux systèmes de référence : celui de l’Inde qui fait une large place aux calculs trigonométriques pour établir la position des planètes, celui de Ptolémée qui rend compte, par une combinaison complexe de mouvements circulaires, du déplacement des astres. L’Almageste (mot d’origine arabe qui signifie « la grande composition ») est traduit en arabe au début du IXe siècle et, à partir de ce moment-là, l’œuvre du savant alexandrin domine l’histoire de l’astronomie. Dès la seconde moitié du IXe siècle, al-Battani commente, mais aussi corrige et complète L’Almageste en s’appuyant sur des observations nouvelles. Car les astronomes arabes ont mis en œuvre des moyens de calcul et d’observation plus puissants que ceux dont disposaient les Grecs ; ils ont réalisé des tables astronomiques – on en connaît plus d’une centaine – très supérieures à celles établies dans l’Antiquité. Cet essor de l’astronomie d’observation est sans doute lié à des facteurs culturels : le culte nécessite de connaître les heures de lever et de coucher du soleil (pour fixer le moment des cinq prières quotidiennes), le début et la fin du mois de ramadan marqué par l’apparition de la nouvelle lune (pour respecter la durée du jeûne), la direction de La Mecque (pour orienter les mosquées). L’astrologie, qui postule une relation entre la position des astres et les événements terrestres, est directement liée à l’astronomie et largement pratiquée ; elle impose, là encore, de prévoir les mouvements des planètes et leur position. Tout conduit donc à multiplier observations et relevés, mesures et calculs, à l’aide d’instruments nombreux et complexes. Certains savants sont allés plus loin : ils ont repris à leur compte les débats déjà engagés à l’époque hellénistique à propos du système ptoléméen et de sa discutable conformité à la physique d’Aristote qui postule que, dans le monde supralunaire (qui s’oppose au monde terrestre), seuls des mouvements circulaires uniformes, donc parfaits, sont concevables. Réflexions et contestations qui aboutissent aux hypothèses d’al-Biruni sur un système héliocentrique (et non plus géocentrique), d’al-Bitruji sur un système de spirales ouvertes (et non plus d’orbites planétaires fermées), ou encore de Nasir al-Tusi, qui travailla au XIIIe siècle à Maragha (dans l’Iran mongol) et dont les travaux seraient à l’origine de la conception des planètes de Copernic. Si l’astronomie arabe a hérité des Grecs les conceptions cosmologiques et un modèle mathématique rendant efficacement compte des apparences, elle a repris aussi des questions lancées dans le monde hellénistique et leur a apporté des réponses novatrices, originales, en s’appuyant sur des méthodes nouvelles de calcul et d’observation.
La numération décimale de position
Dans la numération de position, la valeur d’un signe dépend de sa position : lorsque j’écris 22, le premier 2 a valeur 2 dizaines et le second 2 a valeur 2 unités (alors que, par exemple, dans le chiffre romain XXII le signe X vaut toujours 10 unités et le signe I vaut toujours I unité). La numération utilisée par les Indiens, puis après eux par les Arabes, est décimale, dans la mesure où elle comporte 9 chiffres, auxquels il convient d’ajouter le zéro. En effet, les textes indiens les plus anciens laissaient un simple espace lorsque aucun signe ne devait être porté : 202 était écrit 2 2 ; on devine les risques d’erreur, d’où l’introduction d’un signe particulier – un simple point – pour désigner cet espace vide que nous appelons zéro. Cette manière d’écrire les chiffres permet d’effectuer les opérations élémentaires (addition, soustraction, etc.) en posant les chiffres les uns à côté des autres, ou les uns au-dessous des autres. Dans l’Antiquité, et pendant longtemps dans l’Occident médiéval, les calculs se faisaient au moyen de sortes de bouliers – ou abaques – et seuls les résultats étaient portés par écrit. Le nouveau procédé évite cette dissociation entre calcul et écriture. Connu dans le monde arabe grâce au traité d’arithmétique d’al-Khwarizmi, il se répandit ensuite en Occident. Le plus ancien manuscrit latin daté et connu à porter des « chiffres arabes » fut copié en 976 dans un monastère du nord de l’Espagne. Mais c’est seulement avec la traduction du traité d’al-Khwarizmi au XIIe siècle et la rédaction au siècle suivant du Liber abbaci par Leonardo Fibonacci que se diffusèrent progressivement les nouveaux procédés d’écriture des chiffres et de calcul, désignés alors comme « arabes ». On aura compris que la manière de dessiner les chiffres est secondaire et, de fait, le dessin varia beaucoup selon les aires linguistiques et au cours des siècles : il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les Arabes n’écrivent pas les chiffres comme nous, mais ce sont bien les mêmes « chiffres arabes » !
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Un homme du Moyen Age, d’Orient comme d’Occident, ne distinguait pas l’alchimie de la chimie – il n’avait qu’un mot à sa disposition pour désigner la science qui s’efforce d’étudier la composition de la matière, pour être à même de la modifier. La chimie arabe dérive de la physique aristotélicienne telle que nous l’avons brièvement exposée, mais s’enrichit de tentatives de classification (ainsi Djabir ibn Hayyan, à l’identité mal définie et connu en Occident sous le nom de Géber, divise les minéraux en esprits volatiles, métaux fusibles et corps pulvérisables) et, plus encore, de mesure et de quantification des phénomènes de la nature. La chimie des Arabes du Moyen Age croit à la transmutation des métaux – jusqu’à cette ultime transmutation de la matière en or – et les moyens dont elle use relèvent, à nos yeux de modernes, autant de l’expérimentation que de la magie. Elle reste un domaine difficile à pénétrer et bien mal connu.
La médecine dérive, elle aussi, des principes aristotéliciens tels qu’Hippocrate et Galien les avaient appliqués à la connaissance du corps humain, des causes des maladies et des moyens de les guérir. Si la santé dépend de l’équilibre entre les humeurs, et si la maladie résulte de l’excès, généralisé ou localisé dans un organe, de l’une de ces humeurs, la guérison passe par un diagnostic exact qui définit ce déséquilibre et par un traitement qui y remédie, en tenant compte de la personne, de son tempérament, de ses habitudes alimentaires et de ses maladies antérieures. Cette attitude rationnelle face à la maladie – qui a une cause que le médecin doit rechercher pour être à même d’apporter la voie de la guérison – pose la médecine comme une science qui nécessite la connaissance préalable de la physique, car seules la connaissance des éléments qui composent les substances terrestres et la compréhension des règles qui président aux phénomènes de la nature permettent d’appréhender le corps humain, la santé et la maladie. Elle rompt avec toute approche empirique ou superstitieuse, même si de telles pratiques trop vite dites « populaires » ont continué à exister. Mais les traités médicaux, rédigés en grand nombre entre le VIIIe et le XIIIe siècle, s’appuient sur ces fondements théoriques d’origine galénique, tout en les enrichissant d’apports puisés à d’autres sources – notamment dans la pharmacopée indienne – et de leurs propres observations cliniques – ainsi les pages célèbres de Rhazès (al-Razi) sur la variole. Les médecins arabes, souvent éminents praticiens et fins observateurs, ont excellé dans la rédaction d’encyclopédie répondant aux titres évocateurs d’al-Hawi (« le livre qui suffit »), d’al-Kamil (« l’ouvrage complet »), de Canon (« la règle ») et prétendant fournir l’ensemble des connaissances – théoriques et pratiques – nécessaires à l’exercice de la médecine. Ainsi le célèbre Avicenne composa en Iran, à l’aube du XIe siècle, une œuvre majeure, Le Canon de la médecine : cette compilation encyclopédique propose une synthèse large, complète, méthodique du savoir médical gréco-arabe ; elle doit sa célébrité à sa construction rigoureuse, à l’étendue de son apport théorique, à ses exigences de rationalité ; elle resta, tout au long du Moyen Age, une des bases de l’enseignement de la médecine dans le monde arabe comme dans le monde chrétien.
Avec les sciences du calcul – algèbre, arithmétique et trigonométrie – nous voici devant un domaine qui doit beaucoup moins à la Grèce et beaucoup plus à l’Orient. Car l’Inde a développé, entre le IIIe siècle et le VIe siècle, une science calculatrice de haut niveau liée à l’astronomie d’observation et puisant peut-être à des traditions babyloniennes. Un traité majeur, rédigé par Aryabhata au début du VIe siècle, a été traduit en arabe dès la fin du VIIe siècle sous le nom de Sinhind ; il a fortement influencé les débuts de l’astronomie arabe et, plus encore, permis l’introduction dans le monde arabe de la numération décimale de position (voir encadré). Au IXe siècle, al-Khwarizmi écrit un ouvrage de calcul fondé sur ce système et faisant une large place aux problème pratiques (évaluer l’aire d’un champ ou prévoir le bénéfice d’une transaction marchande). Avec cette œuvre se répand au Proche-Orient ce que les Arabes appelèrent « le calcul indien » et que nous appelons « les chiffres arabes » ! Le même savant bagdadien a rédigé un autre traité mathématique, bref mais décisif, car avec lui naît une nouvelle discipline : l’algèbre. Sous le titre arabe d’al-jabr wa l-muqabala (qui signifie littéralement « de la réduction et de l’équilibrage »), il expose la manière de calculer avec des inconnues. Même si la technique est encore rudimentaire, la systématisation du raisonnement, le regroupement des équations en six équations canoniques, les procédés algorithmiques proposés pour les résoudre, ouvrent la voie à une algèbre qui ne doit rien aux Grecs. Les mathématiciens arabes, au premier rang desquels al-Karaji (début XIe siècle), poursuivirent la voie ouverte par al-Khwarizmi dans une direction que l’un des spécialistes contemporains des mathématiques arabes, Roshdi Rashed, décrit comme « l’arithmétisation de l’algèbre ». « Par arithmétisation, précise-t-il, on entend transposer et étendre les opérations de l’arithmétique élémentaire, les algorithmes comme la division euclidienne, ou l’extraction de la racine, aux expressions algébriques et notamment aux polynômes. » Les Arabes ont ainsi ouvert un courant de recherches mathématiques, depuis lors ininterrompu.
Le déclin. Pourquoi ?
Qu’advint-il de la science arabe après ces siècles d’apogée ? Cette question en recouvre deux : quel fut l’apport de la science arabe à l’Occident ? Comment expliquer le déclin de la science arabe ? La seconde question renvoie à un problème historique bien plus large et fort complexe : quelles furent les causes du retrait progressif du monde arabe et de son enlisement politique, économique, culturel ? Il serait prétentieux de vouloir y répondre en quelques phrases, mais tout au plus possible de suggérer quelques réflexions :
– le monde arabo-turco-persan à partir du XIe siècle, plus encore à partir du XVe siècle, se replie sur lui-même, sûr de ses valeurs et de ses savoirs. Il devient indifférent à ce qui se passe à l’extérieur, et se divise en entités politiques, linguistiques, culturelles imperméables les unes aux autres. Or tout monde qui se ferme aux autres est appelé à végéter, incapable de créativité et d’innovation ;
– le champ intellectuel fait une place grandissante aux sciences religieuses, seules enseignées dans les madrasas (dont la création accompagne le renforcement du sunnisme sous les Seldjoukides), et les oulémas représentent une force sociale de plus en plus importante. Dans ce monde d’hommes de religion, s’impose l’idée que le savoir est un savoir clos, et que la charge du savant est seulement d’enseigner et de transmettre. Les discussions et les débats, nombreux, parfois même houleux, en Irak et en Iran à l’époque abbasside, disparaissent ; l’idée de progrès formulée par des esprits novateurs comme Rhazès se perd ;
– du fait de leur évolution politique et économique, ni le Maghreb ni le Proche-Orient n’ont connu le développement d’une puissante bourgeoisie urbaine. Alors que, précisément, c’est ce groupe social qui a été, en Occident, porteur de modernité et d’émancipation ;
– tandis que le monde arabo-turco-persan connaît repli, ankylose, stagnation – termes sans doute plus exacts que « déclin » –, l’Europe s’ouvre à d’autres horizons géographiques (l’Amérique), artistiques et intellectuels (la Renaissance, le classicisme, la science moderne, etc.), politiques (la Révolution et les États-nations). Le « décalage » qui existait entre le monde arabe et l’Occident latin avant le XIIIe siècle, et qui était favorable au premier, est désormais inverse : modification radicale dont les effets s’accentuèrent au XIXe siècle avec la domination politique de l’Europe (colonisation) et dont les conséquences dramatiques n’ont pas fini de se faire sentir.
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