
Depuis le quatrième siècle le tiers de la terre est en proie à des émigrations presque continuelles. Les huns venus de la Tartarie chinoise s’établissent enfin sur les bords du Danube, et de là ayant pénétré sous Attila dans les Gaules et en Italie, ils restent fixés en Hongrie. Les hérules, les goths, s’emparent de Rome. Les vandales vont des bords de la mer Baltique subjuguer l’Espagne et l’Afrique. Les bourguignons envahissent une partie des Gaules : les francs passent dans l’autre. Les maures asservissent les vandales et visigots qui régnaient en Espagne, tandis que d’autres arabes étendaient leurs conquêtes dans la Perse, dans l’Asie Mineure, en Syrie, en Égypte. Les turcs viennent des bords de la mer Caspienne, et partagent les états conquis par les arabes. Les croisés de l’Europe inondent la Syrie en bien plus grand nombre que toutes ces nations ensemble n’en ont jamais eu dans leurs émigrations, tandis que le tartare Gengis Khân subjugue la haute Asie. Cependant au bout de quelque temps il n’est resté aucune trace des conquêtes des croisés. Gengis, au contraire, ainsi que les arabes, les turcs, et les autres, ont fait de grands établissements loin de leur patrie. Il sera peut-être aisé de découvrir les raisons du peu de succès des croisés.
Les mêmes circonstances produisent les mêmes effets. On a vu que quand les successeurs de Mahomet eurent conquis tant d’états, la discorde les divisa. Les croisés éprouvèrent un sort à peu près semblable. Ils conquirent moins, et furent divisés plus tôt. Voilà déjà trois petits états chrétiens formés tout d’un coup en Asie : Antioche, Jérusalem et édesse. Il s’en forma quelques années après un quatrième ; ce fut celui de Tripoli de Syrie, qu’eut le jeune Bertrand fils du comte de Toulouse. Mais pour conquérir Tripoli, il fallut avoir recours aux vaisseaux des vénitiens. Ils prirent alors part à la croisade, et se firent céder une partie de cette nouvelle conquête.
De tous ces nouveaux princes qui avaient promis de faire hommage de leurs acquisitions à l’empereur grec, aucun ne tint sa promesse, et tous furent jaloux les uns des autres. En peu de temps ces nouveaux états, divisés et subdivisés, passèrent en beaucoup de mains différentes. Il s’éleva, comme en France, de petits seigneurs, des comtes de Joppé, des marquis de Galilée, de Sidon, d’Acre, de Césarée. Soliman qui avait perdu Antioche et Nicée, tenait toujours la campagne, habitée d’ailleurs par des colons musulmans ; et sous Soliman, et après lui, on vit dans l’Asie un mélange de chrétiens, de turcs, d’arabes, se faisant tous la guerre. Un château turc était voisin d’un château chrétien, de même qu’en Allemagne les terres des protestants et des catholiques sont mutuellement interceptées.
De ce million de croisés bien peu restaient alors. Au bruit de leurs succès, grossis par la renommée, de nouveaux essaims partirent encore de l’occident. Ce prince Hugues, frère de Philippe Ier ramena une nouvelle multitude, grossie par des italiens et des allemands. On en compta trois cent mille ; mais en réduisant ce nombre aux deux tiers, ce sont encore deux cent mille hommes qu’il en coûta à la chrétienté. Ceux-là furent traités vers Constantinople à peu près comme les suivants de Pierre l’Hermite. Ceux qui abordèrent en Asie, furent détruits par Soliman ; et le prince Hugues mourut presque abandonné dans l’Asie mineure.
Ce qui prouve encore, ce me semble, l’extrême faiblesse de la principauté de Jérusalem, c’est l’établissement de ces religieux soldats, templiers et hospitaliers. Il faut bien que ces moines, fondés d’abord pour servir les malades, ne fussent pas en sûreté, puisqu’ils prirent les armes. D’ailleurs, quand la société générale est bien gouvernée, on ne fait guères d’associations particulières.
Les religieux consacrés au service des blessés ayant fait vœu de se battre, vers l’an 1118 il se forma tout d’un coup une milice semblable, sous le nom de templiers, qui prirent ce titre, parce qu’ils demeuraient auprès de cette église qui avait, disait-on, été autrefois le temple de Salomon. Ces établissements ne sont dus qu’à des français, ou du moins à des habitants d’un pays annexé depuis à la France. Raimond Dupuy, premier grand-maître et instituteur de la milice des hospitaliers, était de Dauphiné.
À peine ces deux ordres furent-ils établis par les bulles des papes, qu’ils devinrent riches et rivaux. Ils se battirent les uns contre les autres aussi souvent que contre les musulmans. Bientôt après, un nouvel ordre s’établit encore en faveur des pauvres allemands abandonnés dans la Palestine : et ce fut l’ordre des moines teutoniques, qui devint après en Europe une milice de conquérants.
Enfin la situation des chrétiens était si peu affermie, que Baudouin, premier roi de Jérusalem, qui régna après la mort de Godefroy son frère, fut pris presque aux portes de la ville par un prince turc.
Les conquêtes des chrétiens s’affaiblissaient tous les jours. Les premiers conquérants n’étaient plus ; leurs successeurs étaient amollis. Déjà l’état d’Édesse était repris par les turcs en 1140 et Jérusalem menacée. Les empereurs ne voyant dans les princes d’Antioche leurs voisins que de nouveaux usurpateurs, leur faisaient la guerre, non sans justice. Les chrétiens d’Asie prêts d’être accablés de tous côtés, sollicitèrent en Europe une nouvelle croisade.
La France avait commencé la première inondation : ce fut à elle qu’on s’adressa pour la seconde. Le pape Eugène III naguères disciple de saint Bernard, fondateur de Clervaux, choisit avec raison son premier maître pour être l’organe d’un nouveau dépeuplement. Jamais religieux n’avait mieux concilié le tumulte des affaires avec l’austérité de son état. Aucun n’était arrivé comme lui à cette considération purement personnelle, qui est au-dessus de l’autorité même. Son contemporain l’abbé Suger était premier ministre de France ; son disciple était pape ; mais Bernard, simple abbé de Clervaux, était l’oracle de la France et de l’Europe. à Vézelay en Bourgogne fut dressé un échafaud dans la place publique, où Bernard parut à côté de Louis le Jeune roi de France. Il parla d’abord, et le roi parla ensuite. Tout ce qui était présent, prit la croix. Louis la prit le premier des mains de saint Bernard. Le ministre Suger ne fut point d’avis que le roi abandonnât le bien certain qu’il pouvait faire à ses états, pour tenter en Hongrie des conquêtes incertaines : mais l’éloquence de Bernard, et l’esprit du temps, sans lequel cette éloquence n’était rien, l’emportèrent sur les conseils du ministre. On nous peint Louis Le Jeune comme un prince plus rempli de scrupules que de vertus. Dans une de ces petites guerres civiles que le gouvernement féodal rendait inévitables en France, les troupes du roi avaient brûlé l’église de Vitry, et le peuple réfugié dans cette église avait péri dans les flammes. On persuada aisément au roi qu’il ne pouvait expier qu’en Palestine ce crime, qu’il eût mieux réparé en France par une administration sage. Sa jeune femme, Éléonore de Guyenne, se croisa avec lui, soit qu’elle l’aimât alors, soit qu’il fût de la bienséance de ces temps d’accompagner son mari dans de telles guerres.
Bernard s’était acquis un crédit si singulier, que dans une nouvelle assemblée à Chartres on le choisit lui-même pour le chef de la croisade. Ce fait paraît presque incroyable ; mais tout est croyable de l’emportement religieux des peuples. saint Bernard avait trop d’esprit pour s’exposer au ridicule qui le menaçait. L’exemple de l’ermite Pierre était récent. Il refusa l’emploi de général, et se contenta de celui de prophète. De France il court en Allemagne. Il y trouve un autre moine qui prêchait la croisade. Il fit taire ce rival, qui n’avait pas la mission du pape. Il donne enfin lui-même la croix rouge à l’empereur Conrad III et il promet publiquement de la part de Dieu des victoires contre les infidèles. Bientôt après un de ses disciples, nommé Philippe, écrivit en France que Bernard avait fait beaucoup de miracles en Allemagne. Ce n’étaient pas à la vérité des morts ressuscités, mais les aveugles avaient vu, les boiteux avaient marché, les malades avaient été guéris. On peut compter parmi ces prodiges, qu’il prêchait partout en français aux allemands.
L’espérance d’une victoire certaine entraîna à la suite de l’empereur et du roi de France la plupart des chevaliers de leurs états. On compta, dit-on, dans chacune des deux armées soixante et dix mille gens d’armes, avec une cavalerie légère prodigieuse. On ne compta point les fantassins. On ne peut guères réduire cette seconde émigration à moins de trois cent mille personnes, qui jointes aux treize cent mille que nous avons précédemment trouvés, fait jusqu’à cette époque seize cent mille habitants transplantés. Les allemands partirent les premiers, les français ensuite. Il est naturel que de ces multitudes qui passent sous un autre climat, les maladies en emportent une grande partie. L’intempérance surtout causa la mortalité dans l’armée de Conrad vers les plaines de Constantinople. De-là ces bruits répandus dans l’occident, que les grecs avaient empoisonné les puits et les fontaines. Les mêmes excès que les premiers croisés avaient commis, furent renouvelés par les seconds, et donnèrent les mêmes alarmes à Manuel Comnène, qu’ils avaient données à son grand-père Alexis.
Conrad, après avoir passé le Bosphore, se conduisit avec l’imprudence attachée à ces expéditions. La principauté d’Antioche subsistait. On pouvait se joindre à ces chrétiens de Syrie, et attendre le roi de France. Alors le grand nombre devait vaincre. Mais l’empereur allemand, jaloux du prince d’Antioche et du roi de France, s’enfonça au milieu de l’Asie Mineure.
Un sultan d’Icône, plus habile que lui, attira dans des rochers cette pesante cavalerie allemande, fatiguée, rebutée, incapable d’agir dans ce terrain. Les turcs n’eurent que la peine de tuer. L’empereur blessé, et n’ayant plus auprès de lui que quelques troupes fugitives, se sauva vers Antioche, et de-là fit le voyage de Jérusalem en pèlerin, au lieu d’y paraître en général d’armée. Le fameux Frédéric Barberousse, son neveu et son successeur à l’empire d’Allemagne, le suivait dans ces voyages, apprenant chez les turcs à exercer un courage que les papes devaient mettre à de plus grandes épreuves. L’entreprise de Louis le Jeune eut le même succès. Il faut avouer que ceux qui l’accompagnaient n’eurent pas plus de prudence que les allemands, et eurent beaucoup moins de justice. À peine fut-on arrivé dans la Thrace, qu’un évêque de Langres proposa de se rendre maître de Constantinople. Mais la honte d’une telle action était trop sûre, et le succès trop incertain. L’armée française passa l’Hellespont sur les traces de l’empereur Conrad.
Il n’y a personne, je crois, qui n’ait observé que ces puissantes armées de chrétiens firent la guerre dans ces mêmes pays où Alexandre remporta toujours la victoire avec bien moins de troupes contre des ennemis incomparablement plus puissants que ne l’étaient alors les turcs et les arabes. Il fallait qu’il y eût dans la discipline militaire de ces princes croisés un défaut radical, qui devait nécessairement rendre leur courage inutile. Ce défaut était probablement l’esprit d’indépendance que le gouvernement féodal avait établi en Europe. Des chefs sans expérience et sans art conduisaient dans des pays inconnus des multitudes déréglées. Le roi de France surpris comme l’empereur dans des rochers vers Laodicée, fut battu comme lui. Mais il essuya dans Antioche des malheurs domestiques plus sensibles que les calamités publiques. Raimond prince d’Antioche, chez lequel il se réfugia avec la reine Éléonore sa femme, fut soupçonné d’aimer cette princesse. On dit même qu’elle oubliait toutes les fatigues d’un si cruel voyage avec un jeune turc d’une rare beauté, nommé Saladin. La conclusion de toute cette entreprise fut que l’empereur Conrad retourna presque seul en Allemagne, et le roi ne ramena en France que sa femme et quelques courtisans. à son retour il fit casser son mariage avec Éléonore de Guyenne, et perdit ainsi cette belle province de France, après avoir perdu en Asie la plus florissante armée que son pays eût encore mise sur pied. Mille familles désolées éclatèrent en vain contre les prophéties de saint Bernard, qui en fut quitte pour se comparer à Moïse, lequel, disait-il, avait comme lui, promis de la part de Dieu aux israélites de les conduire dans une terre heureuse, et qui vit périr la première génération dans les déserts.
Après ces malheureuses expéditions, les chrétiens de l’Asie furent plus divisés que jamais entre eux. La même fureur régnait chez les musulmans. Le prétexte de la religion n’avait plus de part aux affaires politiques. Il arriva même vers l’an 1166 qu’Amauri roi de Jérusalem se ligua avec le soudan d’Égypte contre les turcs. Mais à peine le roi de Jérusalem avait-il signé ce traité, qu’il le viola.
Au milieu de tous ces troubles s’élevait le grand Saladin : c’était un persan d’origine du petit pays des kurdes, nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut au rang de ces capitaines qui s’emparaient des terres des califes, et aucun ne fut aussi puissant que lui. Il conquit en peu de temps l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse et la Mésopotamie. Saladin maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit état, et hâtaient sa ruine. Guy De Lusignan, couronné roi, mais à qui on disputait la couronne, rassembla dans la Galilée tous ces chrétiens divisés que le péril réunissait, et marcha contre Saladin ; l’évêque de Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse, et tenant entre ses bras une croix qu’on persuada aux chrétiens être la même qui avait été l’instrument de la mort de Jésus-Christ. Cependant tous les chrétiens furent tués ou pris. Le roi captif, qui ne s’attendait qu’à la mort, fut étonné d’être traité par Saladin comme aujourd’hui les prisonniers de guerre le sont par les généraux les plus humains.
Saladin présenta de sa main à Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans de la neige. Le roi, après avoir bu, voulut donner sa coupe à un de ses capitaines, nommé Renaud de Châtillon. C’était une coutume inviolable, établie chez les musulmans, et qui se conserve encore chez quelques arabes, de ne point faire mourir les prisonniers auxquels ils avaient donné à boire et à manger. Ce droit de l’ancienne hospitalité était sacré pour Saladin. Il ne souffrit pas que Renaud de Châtillon bût après le roi : ce capitaine avait violé plusieurs fois sa promesse. Le vainqueur avait juré de le punir ; et montrant qu’il savait se venger comme pardonner, il abattit d’un coup de sabre la tête de ce perfide. Arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait plus se défendre, il accorda à la reine femme de Lusignan une capitulation qu’elle n’espérait pas. Il lui permit de se retirer où elle voudrait. Il n’exigea aucune rançon des grecs qui demeuraient dans la ville. Lorsqu’il fit son entrée dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds, en lui redemandant les unes leurs maris, les autres leurs enfants, ou leurs pères qui étaient dans ses fers. Il les leur rendit avec une générosité qui n’avait pas encore eu d’exemple dans cette partie du monde. Saladin fit laver avec de l’eau rose, par les mains même des chrétiens, la mosquée qui avait été changée en église. Il y plaça une chaire magnifique, à laquelle Noradin soudan d’Alep avait travaillé lui-même, et fit graver sur la porte ces paroles : le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains.
Il établit des écoles musulmanes ; mais malgré son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église du saint sépulcre. Il faut ajouter que Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Guy De Lusignan, en lui faisant jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne tint pas sa parole.
Pendant que l’Asie Mineure avait été le théâtre du zèle, de la gloire, des crimes et des malheurs de tant de milliers de croisés, la fureur d’annoncer la religion les armes à la main s’était répandue dans le fond du nord. Nous avons vu, il n’y a qu’un moment, Charlemagne convertir l’Allemagne septentrionale avec le fer et le feu. Nous avons vu ensuite les danois idolâtres faire trembler l’Europe, conquérir la Normandie, sans tenter jamais de faire recevoir l’idolâtrie chez les vaincus. à peine le christianisme fut affermi dans le Danemark, dans la Saxe et dans la Scandinavie, qu’on y prêcha une croisade contre les païens du nord qu’on appelait sclaves, ou slaves, et qui ont donné le nom à ce pays qui touche à la Hongrie, et qu’on appelle Sclavonie. Les chrétiens s’armèrent contre eux depuis Brême jusqu’au fond de la Scandinavie. Plus de cent mille croisés portèrent la destruction chez ces idolâtres. On tua beaucoup de monde : on ne convertit personne. On peut encore ajouter la perte de ces cent mille hommes aux seize cent mille que le fanatisme de ces temps-là coûtait à l’Europe.
Cependant il ne restait aux chrétiens d’Asie qu’Antioche, Tripoli, Joppé, et la ville de Tyr. Saladin possédait tout le reste, soit par lui-même, soit par son gendre le sultan d’Iconium ou de Coigny.
Au bruit des victoires de Saladin, toute l’Europe fut troublée. Le pape Clément III remua la France, l’Allemagne, l’Angleterre. Philippe Auguste qui régnait alors en France, et le vieux Henri II roi d’Angleterre, suspendirent leurs différents, et mirent toute leur rivalité à marcher à l’envi au secours de l’Asie. Ils ordonnèrent chacun dans leurs états que tous ceux qui ne se croiseraient point, payeraient le dixième de leurs revenus et de leurs biens meubles pour les frais de l’armement. C’est ce qu’on appelle la dîme saladine. Taxe qui servait de trophée à la gloire du conquérant. Cet empereur Frédéric Barberousse, si fameux par les persécutions qu’il essuya des papes et qu’il leur fit souffrir, se croisa presque au même temps. Il semblait être chez les chrétiens d’Asie ce que Saladin était chez les turcs : politique, grand capitaine, éprouvé par la fortune, il conduisait une armée de cent cinquante mille combattants. Il prit le premier la précaution d’ordonner qu’on ne reçût aucun croisé qui n’eût au moins cent cinquante francs d’argent comptant, afin que chacun pût par son industrie prévenir les horribles disettes qui avaient contribué à faire périr les armées précédentes.
Il lui fallut d’abord combattre les grecs. La cour de Constantinople, fatiguée d’être continuellement menacée par les latins, fit enfin une alliance avec Saladin. Cette alliance révolta l’Europe. Mais il est évident qu’elle était indispensable. On ne s’allie point avec un ennemi naturel sans nécessité. Nos alliances d’aujourd’hui avec les turcs, moins nécessaires peut-être, ne causent pas tant de murmures. Frédéric s’ouvrit un passage dans la Thrace les armes à la main contre l’empereur Isaac Lange : et victorieux des grecs, il gagna deux batailles contre le sultan de Cogni ; mais s’étant baigné tout en sueur dans les eaux d’une rivière qu’on croit être le Cidnus, il en mourut ; et ses victoires furent inutiles. Elles avaient coûté cher, sans doute, puisque son fils le duc de Suabe ne put rassembler de ces cent cinquante mille hommes que sept à huit mille tout au plus. Il les conduisit à Antioche, et joignit ces débris à ceux du roi de Jérusalem, Gui De Lusignan, qui voulait encore attaquer son vainqueur Saladin, malgré la foi des serments et malgré l’inégalité des armes.
Après plusieurs combats dont aucun ne fut décisif, ce fils de Frédéric Barberousse, qui eût pu être empereur d’occident, perdit la vie près de Ptolémaïs. Ceux qui ont écrit qu’il mourut martyr de la chasteté, et qu’il eût pu réchapper par l’usage des femmes, sont à la fois des panégyristes bien hardis et des physiciens peu instruits. On en dit autant depuis du roi de France Louis VIII.
L’Asie Mineure était un gouffre où l’Europe venait se précipiter. Non seulement cette armée immense de l’empereur Frédéric était perdue ; mais des flottes d’anglais, de français, d’italiens, d’allemands, précédent encore l’arrivée de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion, avaient amené de nouveaux croisés et de nouvelles victimes.
Le roi de France et le roi d’Angleterre arrivèrent enfin en Syrie devant Ptolémaïs. Presque tous les chrétiens de l’orient s’étaient rassemblés pour assiéger cette ville. Saladin était embarrassé vers l’Euphrate dans une guerre civile. Quand les deux rois eurent joint leurs forces à celles des chrétiens d’orient, on compta plus de trois cent mille combattants. Ptolémaïs à la vérité fut prise ; mais la discorde qui devait nécessairement diviser deux rivaux de gloire et d’intérêt, tels que Philippe et Richard, fit plus de mal que ces trois cent mille ne firent d’exploits heureux. Philippe, fatigué de ces divisions, et plus encore de la supériorité et de l’ascendant que prenait en tout Richard son vassal, retourna dans sa patrie, qu’il n’eût pas dû quitter peut-être, mais qu’il eût dû revoir avec plus de gloire.
Richard demeuré maître du champ d’honneur, mais non de cette multitude de croisés, plus divisés entre eux que ne l’avaient été les deux rois, déploya vainement le courage le plus héroïque. Saladin qui revenait vainqueur de la Mésopotamie, livra bataille aux croisés près de Césarée. Richard eut la gloire de désarmer Saladin : ce fut presque tout ce qu’il gagna dans cette expédition mémorable.
Les fatigues, les maladies, les petits combats, les querelles continuelles ruinèrent cette grande armée : et Richard s’en retourna, avec plus de gloire à la vérité que Philippe Auguste, mais d’une manière bien moins prudente. Il partit avec un seul vaisseau : et ce vaisseau ayant fait naufrage sur les côtes de Venise, il traversa déguisé et mal accompagné la moitié de l’Allemagne. Il avait offensé en Syrie par ses hauteurs un duc d’Autriche, et il eut l’imprudence de passer par ses terres. Ce duc d’Autriche le chargea de chaînes et le livra au barbare et lâche empereur Henri VI qui le garda en prison comme un ennemi qu’il aurait pris en guerre, et qui exigea de lui, dit-on, cent mille marcs d’argent pour sa rançon.
Saladin qui avait fait un traité avec Richard, par lequel il laissait aux chrétiens le rivage de la mer depuis Tyr jusqu’à Joppé, garda fidèlement sa parole. Il mourut trois ans après à Damas, admiré des chrétiens mêmes. Il avait fait porter dans sa dernière maladie, au lieu du drapeau qu’on élevait devant sa porte, le drap qui devait l’ensevelir ; et celui qui tenait cet étendard de la mort, criait à haute voix : voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’orient, remporte de ses conquêtes. On dit qu’il laissa par son testament des distributions égales d’aumônes aux pauvres mahométans, juifs et chrétiens : voulant faire entendre par cette disposition, que tous les hommes sont frères, et que pour les secourir il ne faut pas s’informer de ce qu’ils croient, mais de ce qu’ils souffrent.
L’ardeur des croisades ne s’amortissait pas : et les guerres de Philippe Auguste contre l’Angleterre et contre l’Allemagne, n’empêchèrent pas qu’un grand nombre de seigneurs français ne se croisât encore. Le principal moteur de cette émigration fut un prince flamand, ainsi que Godefroy de Bouillon chef de la première. C’était Baudouin comte de Flandres. Quatre mille chevaliers, neuf mille écuyers, et vingt mille hommes de pied, composèrent cette croisade nouvelle, qu’on peut appeler la cinquième. Venise devenait de jour en jour une république redoutable, qui appuyait son commerce par la guerre. Il fallut s’adresser à elle préférablement à tous les rois de l’Europe. Elle s’était mise en état d’équiper des flottes, que les rois d’Angleterre, d’Allemagne, de France ne pouvaient alors fournir. Ces républicains industrieux gagnèrent à cette croisade de l’argent et des terres.
Premièrement ils se firent payer quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent pour transporter seulement l’armée dans le trajet. Secondement ils se servirent de cette armée même, à laquelle ils joignirent cinquante galères, pour faire d’abord des conquêtes en Dalmatie.
Le pape Innocent III les excommunia, soit pour la forme, soit qu’il craignît déjà leur grandeur. Ces croisés excommuniés n’en prirent pas moins Zara et son territoire, qui accrut les forces de Venise.
Cette croisade fut différente de toutes les autres, en ce qu’elle trouva Constantinople divisée, et que les précédentes avaient eu en tête des empereurs affermis. Les vénitiens, le comte de Flandres, le marquis de Montferrat joint à eux, enfin les principaux chefs toujours politiques quand la multitude est effrénée, virent que le temps était venu d’exécuter l’ancien projet contre l’empire des grecs.
Isaac Lange avait été privé de la liberté et de l’usage de la vue par son frère Alexis. Le fils d’Isaac avait un parti, et les croisés lui offrirent leur dangereux secours. De tels auxiliaires furent également odieux à tous les partis. Ils campaient hors de la ville, toujours pleine de tumulte. Le jeune Alexis, détesté des grecs, pour avoir introduit les latins, fut immolé bientôt à une nouvelle faction. Un de ses parents, surnommé Mirziflos, l’étrangla de ses mains.
Les croisés, qui avaient alors le prétexte de venger leurs créatures, profitèrent des séditions qui désolaient la ville, pour la ravager. Ils y entrèrent presque sans résistance ; et ayant tué tout ce qui se présenta, ils s’abandonnèrent à tous les excès de la fureur et de l’avarice. Nicétas assure que le seul butin des seigneurs de France fut évalué à quatre cent mille marcs d’argent. Les églises furent pillées : et ce qui marque assez le caractère de la nation qui n’a jamais changé, les français dansèrent avec des femmes dans le sanctuaire de l’église de sainte Sophie. Ce fut pour la première fois que la ville de Constantinople fut prise et saccagée : et elle le fut par des chrétiens qui avaient fait vœu de ne combattre que les infidèles.
On ne voit pas que ce feu grégeois, tant vanté par les historiens, ait fait le moindre effet. S’il était tel qu’on le dit, il eût toujours donné sur terre et sur mer une victoire assurée. Si c’était quelque chose de semblable à nos phosphores, l’eau pouvait à la vérité le conserver, mais il n’aurait point eu d’action dans l’eau. Enfin, malgré ce secret, les turcs avaient enlevé presque toute l’Asie Mineure aux grecs, et les latins leur arrachèrent le reste. Le plus puissant des croisés, Baudouin comte de Flandres, se fit élire empereur. Ce nouvel usurpateur condamna l’autre usurpateur Mirziflos à être précipité du haut d’une colonne. Les autres croisés partagèrent l’empire. Les vénitiens se donnèrent le Péloponnèse, l’île de Candie, et plusieurs villes des côtes de Phrygie, qui n’avaient point subi le joug des turcs. Le marquis de Montferrat prit la Thessalie. Ainsi Baudouin n’eut guères pour lui que la Thrace et la Moesie. à l’égard du pape, il y gagna, du moins pour un temps, toute l’église d’orient. Cette conquête eût pu avec le temps valoir un royaume : Constantinople était autre chose que Jérusalem.
Ces croisés, qui ruinaient des chrétiens leurs frères, auraient pu bien plus aisément que tous leurs prédécesseurs chasser les turcs de l’Asie. Les états de Saladin étaient déchirés. Mais de tant de chevaliers qui avaient fait vœu d’aller secourir Jérusalem, il ne passa en Syrie que le petit nombre de ceux qui ne purent avoir part aux dépouilles des grecs. De ce petit nombre fut Simon de Montfort, qui ayant en vain cherché un état en Grèce et en Syrie, se mit ensuite à la tête d’une croisade contre les albigeois, pour usurper avec la croix quelque chose sur les chrétiens. Il restait beaucoup de princes de la famille impériale des Comnènes, qui ne perdirent point courage dans la destruction de leur empire. Un d’eux, qui portait aussi le nom d’Alexis, se réfugia avec quelques vaisseaux vers la Colchide ; et là, entre la mer et le mont Caucase, forma un petit état, qu’on appela l’empire de Trebizonde : tant on abusait de ce mot d’empire.
Théodore Lascaris reprit Nicée, et s’établit dans la Bithynie, en se servant à propos des arabes contre les turcs. Il se donna aussi le titre d’empereur, et fit élire un patriarche de sa communion. D’autres grecs, unis avec les turcs mêmes, appelèrent à leur secours leurs anciens ennemis les bulgares, contre le nouvel empereur Baudouin de Flandres, qui jouit à peine de sa conquête. Vaincu par eux près d’Andrinople, on lui coupa les bras et les jambes, et il expira en proie aux bêtes féroces. On s’étonne que les sources de ces émigrations ne tarissent pas. On pourrait s’étonner du contraire. Les esprits des hommes étaient en mouvement. Les confesseurs ordonnaient aux pénitents d’aller à la terre sainte. Les fausses nouvelles qui en venaient tous les jours, donnaient de fausses espérances.
Un moine breton nommé Esloin conduisit en Syrie vers l’an 1204 une multitude de bretons. La veuve d’un roi de Hongrie se croisa avec quelques femmes, croyant qu’on ne pouvait gagner le ciel que par ce voyage. Cette maladie épidémique passa jusqu’aux enfants : et il y en eut des milliers, qui conduits par des maîtres d’école et des moines, quittèrent les maisons de leurs parents, sur la foi de ces paroles : seigneur, tu as tiré ta gloire des enfants. Leurs conducteurs en vendirent une partie aux musulmans : le reste périt de misère.
L’état d’Antioche était ce que les chrétiens avaient conservé de plus considérable en Syrie. Le royaume de Jérusalem n’existait plus que dans Ptolémaïs. Cependant il était établi dans l’occident qu’il fallait un roi de Jérusalem. Un Émery de Lusignan, roi titulaire, étant mort vers l’an 1205, l’évêque de Ptolémaïs proposa d’aller demander en France un roi de Judée. Philippe Auguste nomma un cadet de la maison de Brienne en Champagne, qui avait à peine un patrimoine. On voit par le choix du roi quel était le royaume.
Ce roi titulaire, ses chevaliers, les bretons qui avaient passé la mer, plusieurs princes allemands, un duc d’Autriche, un roi de Hongrie, nommé André, suivi d’assez belles troupes, les templiers, les hospitaliers, les évêques de Munster et d’Utrecht ; tout cela pouvait encore faire une armée de conquérants, si elle avait eu un chef ; mais c’est ce qui manqua toujours. Le roi de Hongrie s’étant retiré, un comte de Hollande entreprit ce que tant de rois et de princes n’avaient pu faire. Les chrétiens semblaient toucher au temps de se relever : leurs espérances s’accrurent par l’arrivée d’une foule de chevaliers qu’un légat du pape leur amena. Un archevêque de Bordeaux, les évêques de Paris, d’Angers, d’Autun, de Beauvais, accompagnèrent le légat avec des troupes considérables. Quatre mille anglais, autant d’italiens, vinrent sous diverses bannières. Enfin Jean de Brienne, qui était arrivé à Ptolémaïs presque seul, se trouve à la tête de près de cent mille combattants.
Saphadin, frère du fameux Saladin, qui avait joint depuis peu l’Égypte à ses autres états, venait de démolir les restes des murailles de Jérusalem, qui n’était plus qu’un bourg ruiné : mais comme Saphadin paraissait mal affermi dans l’Égypte, les croisés crurent pouvoir s’en emparer.
De Ptolémaïs le trajet est court aux embouchures du Nil. Les vaisseaux qui avaient apporté tant de chrétiens, les portèrent en trois jours vers l’ancienne Péluse. Près des ruines de Péluse est élevée Damiette, sur une chaussée qui la défend des inondations du Nil. Les croisés commencèrent le siége pendant la dernière maladie de Saphadin, et le continuèrent après sa mort. Mélédin, l’aîné de ses fils, régnait alors en Égypte, et passait pour aimer les lois, les sciences et le repos plus que la guerre. Corradin, sultan de Damas, à qui la Syrie était tombée en partage, vint le secourir contre les chrétiens. Le siége, qui dura deux ans, fut mémorable en Europe, en Asie et en Afrique.
Saint François D’Assise, qui établissait alors son ordre, passa lui-même au camp des assiégeants : et s’étant imaginé qu’il pourrait aisément convertir le sultan Mélédin, il s’avança avec son compagnon, frère Illuminé, vers le camp des égyptiens. On les prit, on les conduisit au sultan. François le prêcha en italien. Il proposa à Mélédin de faire allumer un grand feu, dans lequel ses imans d’un côté, François et Illuminé de l’autre, se jetteraient, pour faire voir quelle était la religion véritable. Mélédin répondit en riant, que ses prêtres n’étaient pas hommes à se jeter au feu pour leur foi. Alors François proposa de s’y jeter tout seul. Mélédin lui dit, que s’il acceptait une telle offre, il paraîtrait douter de sa religion. Ensuite il renvoya François avec bonté, voyant bien qu’il ne pouvait être un espion dangereux.
Damiette cependant fut prise, et semblait ouvrir le chemin à la conquête de l’Égypte. Mais Pélage Albano, bénédictin espagnol, légat du pape, et cardinal, fut cause de sa perte. Le légat prétendait que le pape étant chef de toutes les croisades, celui qui le représentait, en était incontestablement le général ; que le roi de Jérusalem n’étant roi que par la permission du pape, devait obéir en tout au légat. Ces divisions consumèrent du temps. Il fallut écrire à Rome. Le pape ordonna au roi de retourner au camp, et le roi y retourna pour servir sous le bénédictin. Ce général engagea l’armée entre deux bras du Nil, précisément au temps que ce fleuve, qui nourrit et qui défend l’Égypte, commençait à se déborder. Le sultan par des écluses inonda le camp des chrétiens. D’un côté, il brûla leurs vaisseaux ; de l’autre côté le Nil croissait et menaçait d’engloutir l’armée du légat. Elle se trouvait dans l’état où l’on peint les égyptiens de pharaon, quand ils virent la mer prête à retomber sur eux.
Les contemporains conviennent que dans cette extrémité on traita avec le sultan. Il se fit rendre Damiette ; il renvoya l’armée en Phénicie, après avoir fait jurer que de huit ans on ne lui ferait la guerre ; et il garda le roi Jean de Brienne en otage.
Les chrétiens n’avaient plus d’espérance que dans l’empereur Frédéric II. Jean de Brienne, sorti d’otage, lui donna sa fille, et les droits au royaume de Jérusalem pour dot.
L’empereur Frédéric II concevait très bien l’inutilité des croisades ; mais il fallait ménager les esprits des peuples et éluder les coups des papes. Il me semble que la conduite qu’il tint, est un modèle de la plus parfaite politique. Il négocie à la fois avec le pape et avec le sultan Mélédin. Son traité étant signé entre le sultan et lui, il part pour la Palestine, mais avec un cortége, plutôt qu’avec une armée. À peine est-il arrivé, qu’il rend public le traité par lequel on lui cède Jérusalem, Nazareth, et quelques villages. Il fait répandre dans l’Europe, que sans verser une goutte de sang, il a repris les saints lieux. On lui reprochait d’avoir laissé par le traité une mosquée dans Jérusalem. Le patriarche de cette ville le traitait d’athée. Ailleurs il était regardé comme un prince qui savait régner. Il faut avouer, quand on lit l’histoire de ces temps, que ceux qui ont imaginé des romans, n’ont guères pu aller par leur imagination au-delà de ce que fournit ici la vérité. C’est peu que nous ayons vu quelques années auparavant un comte de Flandres, qui ayant fait vœu d’aller à la terre sainte, se saisit en chemin de l’empire de Constantinople. C’est peu que Jean de Brienne cadet de Champagne, devenu roi de Jérusalem, ait été sur le point de subjuguer l’Égypte. Ce même Jean de Brienne, n’ayant plus d’états, marche presque seul au secours de Constantinople. Il arrive pendant un interrègne, et on l’élit empereur. Son successeur Baudouin II dernier empereur latin de Constantinople, toujours pressé par les grecs, courait, une bulle du pape à la main, implorer en vain le secours de tous les princes de l’Europe. Tous les princes étaient alors hors de chez eux. Les empereurs d’occident couraient à la terre sainte : les papes étaient presque toujours en France, et les rois prêts à partir pour la Palestine.
Thibaud De Champagne roi de Navarre, si célèbre par son amour pour la reine mère de saint Louis et par ses chansons, fut aussi un de ceux qui s’embarquèrent alors pour la Palestine. Il revint la même année : et c’était être heureux. Environ soixante et dix chevaliers français, qui voulurent se signaler avec lui, furent tous pris et menés au grand Caire, au neveu de Mélédin, nommé Mélecsala, qui ayant hérité des états et des vertus de son oncle, les traita humainement, et les laissa enfin retourner dans leur patrie pour une rançon modique.
En ce temps le territoire de Jérusalem n’appartient plus ni aux syriens ni aux égyptiens, ni aux chrétiens, ni aux musulmans. Une révolution qui n’avait point d’exemple, donnait une nouvelle face à la plus grande partie de l’Asie. Gengis Khân et ses tartares avaient franchi le Caucase, le Taurus, l’Immaüs. Les peuples qui fuyaient devant eux, comme des bêtes féroces chassées de leurs repaires par d’autres animaux plus terribles, fondaient à leur tour sur les terres abandonnées.
Les habitants du Chorazan, qu’on nomma corasmins, poussés par les tartares, se précipitèrent sur la Syrie, ainsi que les goths au quatrième siècle, chassés par des scythes, étaient tombés sur l’empire romain. Ces corasmins idolâtres égorgèrent ce qui restait à Jérusalem de turcs, de chrétiens, de juifs. Les chrétiens qui restaient dans Antioche, dans Tyr, dans Sidon et sur ces côtes de la Syrie, suspendirent quelque temps leurs querelles particulières pour résister à ces nouveaux brigands. Ces chrétiens étaient alors ligué avec le soudan de Damas. Les templiers, les chevaliers de saint Jean, les chevaliers teutoniques, étaient des défenseurs toujours armés. L’Europe fournissait sans cesse quelques volontaires. Enfin, ce qu’on put ramasser, combattit les corasmins. La défaite des croisés fut entière. Ce n’était pas là le terme de leurs malheurs. De nouveaux turcs vinrent ravager ces côtes de Syrie après les corasmins, et exterminèrent presque tout ce qui restait de chevaliers. Mais ces torrents passagers laissèrent toujours aux chrétiens les villes de la côte.
Les latins, renfermés dans leurs villes maritimes, se virent alors sans secours, et leurs querelles augmentaient leurs malheurs. Les princes d’Antioche n’étaient occupés qu’à faire la guerre à quelques chrétiens d’Arménie. Les factions des vénitiens, des génois et des pisans se disputaient la ville de Ptolémaïs. Les templiers et les chevaliers de saint Jean se disputaient tout. L’Europe refroidie n’envoyait presque plus de ces pèlerins armés. Les espérances des chrétiens d’orient s’éteignaient, quand saint Louis entreprit la dernière croisade.