Archive pour mai, 2007

De saint Louis et de la dernière croisade.

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Louis IX paraissait un prince destiné à réformer l’Europe, si elle avait pu l’être, à rendre la France triomphante et policée, et à être en tout le modèle des hommes. Sa piété, qui était celle d’un anachorète, ne lui ôta aucune vertu de roi. Sa libéralité ne déroba rien à une sage économie. Il sut accorder une politique profonde avec une justice exacte : et peut-être est-il le seul souverain qui mérite cette louange : prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats sans être emporté, compatissant comme s’il n’avait jamais été que malheureux.

Il n’est pas donné à l’homme de porter plus loin la vertu.

Il avait conjointement avec la régente sa mère qui savait régner, réprimé l’abus de la juridiction trop étendue des ecclésiastiques. Ils voulaient que les officiers de justice saisissent les biens de quiconque était excommunié, sans examiner si l’excommunication était juste ou injuste. Le roi distinguant très sagement entre les lois civiles auxquelles tout doit être soumis, et les lois de l’église dont l’empire doit ne s’étendre que sur les consciences, ne laissa pas plier les lois du royaume sous cet abus des excommunications. Ayant dès le commencement de son administration, contenu les prétentions des évêques et des laïcs dans leurs bornes, il avait réprimé les factions de la Bretagne : il avait gardé une neutralité prudente entre les emportements de Grégoire IX et les vengeances de Frédéric II.

Son domaine déjà fort grand, s’était accru de plusieurs terres qu’il avait achetées. Les rois de France avaient alors pour revenus leurs biens propres, et non ceux des peuples. Leur grandeur dépendait d’une économie bien entendue, comme celle d’un seigneur particulier.

Cette administration l’avait mis en état de lever de fortes armées contre le roi d’Angleterre Henri III et contre des vassaux de France unis avec l’Angleterre. Henri III moins riche, moins obéi de ses anglais, n’eut ni d’aussi bonnes troupes, ni d’aussitôt prêtes. Louis le battit deux fois, et surtout à la journée de Taillebourg en Poitou. Le roi anglais s’enfuit devant lui. Cette guerre fut suivie d’une paix utile. Les vassaux de France rentrés dans leur devoir, n’en sortirent plus. Le roi n’oublia pas même d’obliger l’anglais à payer cinq mille livres sterling pour les frais de la campagne. Quand on songe qu’il n’avait pas vingt-quatre ans lorsqu’il se conduisit ainsi, et que son caractère était fort au-dessus de sa fortune, on voit ce qu’il eût fait, s’il fût demeuré dans sa patrie, et on gémit que la France ait été si malheureuse par ces vertus mêmes, qui devaient faire le bonheur du monde.

L’an 1244 Louis attaqué d’une maladie violente, crut, dit-on, dans une léthargie, entendre une voix qui lui ordonnait de prendre la croix contre les infidèles. à peine put-il parler qu’il fit vœu de se croiser. La reine sa mère, la reine sa femme, son conseil, tout ce qui l’approchait, sentit le danger de ce vœu funeste. L’évêque de Paris même lui en représenta les dangereuses conséquences ; mais Louis regardait ce vœu comme un lien sacré, qu’il n’était pas permis aux hommes de dénouer. Il prépara pendant quatre années cette expédition. Enfin laissant à sa mère le gouvernement du royaume, il part avec sa femme, et ses trois frères que suivent aussi leurs épouses ; presque toute la chevalerie de France l’accompagne. Il y eut dans l’armée près de trois mille chevaliers bannerets. Une partie de la flotte immense qui portait tant de princes et de soldats, part de Marseille, l’autre d’Aigues-mortes, qui n’est plus un port aujourd’hui.

On voit par les comptes de saint Louis combien ces croisades appauvrissaient la France. Il donnait au seigneur de Vallery huit mille livres pour trente chevaliers. Le connétable avait pour quinze chevaliers trois mille livres. L’archevêque de Reims et l’évêque de Langres recevaient chacun quatre mille livres pour quinze chevaliers que chacun d’eux conduisait. Cent soixante et deux chevaliers mangeaient aux tables du roi. Ces dépenses, et les préparatifs étaient immenses.

Si la fureur des croisades et la religion des serments avaient permis à la vertu de Louis  d’écouter la raison, non seulement il eût vu le mal qu’il faisait à son pays, mais l’injustice extrême de cet armement qui lui paraissait si juste. Le projet n’eût-il été que d’aller mettre les français en possession de Jérusalem, ils n’y avaient aucun droit. Mais on marchait contre le vieux et sage Mélecsala soudan d’Égypte, qui certainement n’avait rien à démêler avec le roi de France. Mélecsala était musulman : c’était là le seul prétexte de lui faire la guerre. Mais il n’y avait pas plus de raison à ravager l’Égypte parce qu’elle suivait les dogmes de Mahomet, qu’il n’y en aurait aujourd’hui à porter la guerre à la Chine, parce que la Chine est attachée à la morale de Confucius.

Louis mouilla dans l’île de Chypre : le roi de cette île se joint à lui. On aborde en Égypte. Le soudan d’Égypte ne possédait point Jérusalem. La Palestine alors était ravagée par les corasmins. Le sultan de Syrie leur abandonnait ce malheureux pays, et le calife de Bagdad toujours reconnu et toujours sans pouvoir ne se mêlait plus de ces guerres. Il restait encore aux chrétiens, Ptolémaïs, Tyr, Antioche, Tripoli. Leurs divisions les exposaient continuellement à être écrasés par les sultans turcs et par les corasmins.

Dans ces circonstances il est difficile de voir pourquoi le roi de France choisissait l’Égypte pour le théâtre de sa guerre. Le vieux Mélecsala malade demanda la paix : on la refusa. Louis était renforcé par de nouveaux secours arrivés de France, suivis de soixante mille combattants, obéi, aimé, ayant en tête des ennemis déjà vaincus, un soudan qui touchait à sa fin. Qui n’eût cru que l’Égypte et bientôt la Syrie seraient domptées ? Cependant la moitié de cette armée florissante périt de maladie ; l’autre moitié est vaincue près de la Massoure. Saint Louis voit tuer son frère Robert d’Artois. Il est pris avec ses deux autres frères, le comte d’Anjou et le comte de Poitiers. Ce n’était plus alors Mélecsala qui régnait en Égypte, c’était son fils Almoadan. Ce nouveau soudan avait certainement de la grandeur d’âme ; car le roi Louis lui ayant offert pour sa rançon et pour celle des prisonniers un million de besants d’or, Almoadan lui en remit la cinquième partie.

Ce soudan fut massacré par les mamelucks, dont son père avait établi la milice. Le gouvernement, partagé alors, semblait devoir être funeste aux chrétiens. Cependant le conseil égyptien continua de traiter avec le roi. Le sire de Joinville rapporte que ces émirs même proposèrent, dans une de leurs assemblées, de choisir Louis pour leur soudan.

Joinville était prisonnier avec le roi. Ce que raconte un homme de son caractère, a du poids sans doute. Mais qu’on fasse réflexion, combien dans un camp, dans une maison, on est mal informé des faits particuliers qui se passent dans un camp voisin, dans une maison prochaine ; combien il est hors de vraisemblance que des musulmans songent à se donner pour roi un chrétien ennemi, qui ne connaît ni leur langue, ni leurs mœurs, qui déteste leur religion, et qui ne peut être regardé par eux que comme un chef de brigands étrangers ; on verra que Joinville n’a rapporté qu’un discours populaire. Dire fidèlement ce qu’on a entendu dire, c’est souvent rapporter de bonne foi des choses au moins suspectes. Mais nous n’avons point la véritable histoire de Joinville ; ce n’est qu’une traduction infidèle qu’on fit du temps de François Ier d’un écrit qu’on n’entendrait aujourd’hui que très difficilement.

Je ne saurais guères encore concilier ce que les historiens disent de la manière dont les musulmans traitèrent les prisonniers. Ils racontent qu’on les faisait sortir un à un d’une enceinte où ils étaient renfermés, qu’on leur demandait s’ils voulaient renier Jésus-Christ, et qu’on coupait la tête à ceux qui persistaient dans le christianisme.

D’un autre côté ils attestent, qu’un vieil émir fit demander par interprète aux captifs, s’ils croyaient en Jésus-Christ ; et les captifs ayant dit qu’ils croyaient en lui : consolez-vous, dit l’émir ; puisqu’il est mort pour vous, et qu’il a su ressusciter, il saura bien vous sauver. Ces deux récits semblent un peu contradictoires ; et ce qui est plus contradictoire encore, c’est que ces émirs fissent tuer des captifs dont ils espéraient une rançon.

Au reste ces émirs s’en tinrent aux huit cent mille besants auxquels leur soudan avait bien voulu se restreindre pour la rançon des captifs. Et lorsqu’en vertu du traité, les troupes françaises qui étaient dans Damiette, rendirent cette ville, on ne voit point que les vainqueurs fissent le moindre outrage aux femmes. On laissa partir la reine et ses belles-sœurs avec respect. Ce n’est pas que tous les soldats musulmans fussent modérés. Le vulgaire en tout pays est féroce. Il y eut sans doute beaucoup de violences commises, des captifs maltraités et tués. Mais enfin j’avoue que je suis étonné que le soldat mahométan n’exterminât pas un plus grand nombre de ces étrangers, qui des ports de l’Europe étaient venus sans aucune raison ravager les terres de l’Égypte.

Saint Louis, délivré de captivité, se retire en Palestine, et y demeure près de quatre ans avec les débris de ses vaisseaux et de son armée. Il va visiter Nazareth, au lieu de retourner en France, et enfin ne revient dans sa patrie qu’après la mort de la reine Blanche sa mère ; mais il y rentre pour former une croisade nouvelle.

Son séjour à Paris lui procurait continuellement des avantages et de la gloire. Il reçut un honneur qu’on ne peut rendre qu’à un roi vertueux. Le roi d’Angleterre Henri III et ses barons le choisirent pour arbitre de leurs querelles. Il prononça l’arrêt en souverain ; et si cet arrêt qui favorisait Henri III ne put apaiser les troubles d’Angleterre, il fit voir au moins à l’Europe quel respect les hommes ont malgré eux pour la vertu. Son frère le comte d’Anjou dut à la réputation de Louis et au bon ordre de son royaume, l’honneur d’être choisi par le pape pour roi de Sicile.

Louis cependant augmentait ses domaines de l’acquisition de Namur, de Péronne, d’Avranches, de Mortagne, du Perche. Il pouvait ôter aux rois d’Angleterre tout ce qu’ils possédaient en France. Les querelles de Henri III et de ses barons lui facilitaient les moyens : mais il préféra la justice à l’usurpation. Il les laissa jouir de la Guyenne, du Périgord, du Limousin : mais il les fit renoncer pour jamais à la Touraine, au Poitou, à la Normandie, réunis à la couronne par Philippe Auguste. Ainsi la paix fut affermie avec sa réputation.

Il établit le premier la justice de ressort, et les sujets opprimés par les sentences arbitraires des juges des baronnies, commencèrent à pouvoir porter leurs plaintes à quatre grands baillages royaux créés pour les écouter. Sous lui des lettrés commencèrent à être admis aux séances de ces parlements, dans lesquels des chevaliers qui rarement savaient lire décidaient de la fortune des citoyens. Il joignit à la piété d’un religieux la fermeté éclairée d’un roi, en réprimant les entreprises de la cour de Rome par cette fameuse pragmatique qui conserve les anciens droits de l’église, nommés libertés de l’église gallicane.

Enfin treize ans de sa présence réparaient en France tout ce que son absence avait ruiné ; mais sa passion pour les croisades l’entraînait. Les papes l’encourageaient. Clément IV lui accordait une décime sur le clergé pour trois ans. Il part enfin une seconde fois, et à peu près avec les mêmes forces. Son frère, qu’il a fait roi de Sicile, doit le suivre. Mais ce n’est plus ni du côté de la Palestine, ni du côté de l’Égypte, qu’il tourne sa dévotion et ses armes. Il fait cingler sa flotte vers Tunis.

Les chrétiens de Syrie n’étaient plus la race de ces premiers francs établis dans Antioche et dans Tyr. C’était une génération mêlée de syriens, d’arméniens et d’européens. On les appelait poulains, et ces restes sans vigueur étaient pour la plupart soumis aux égyptiens. Les chrétiens n’avaient plus de villes fortes que Tyr et Ptolémaïs.

Les religieux templiers et hospitaliers, qu’on peut en quelque sens comparer à la milice des mamelucks, se faisaient entre eux, dans ces villes mêmes, une guerre si cruelle, que dans un combat de ces moines militaires, il ne resta aucun templier en vie.

Quel rapport y avait-il entre cette situation de quelques métifs sur les côtes de Syrie, et le voyage de saint Louis à Tunis ? Son frère Charles d’Anjou roi de Naples et de Sicile, ambitieux, cruel, intéressé, faisait servir la simplicité héroïque de Louis à ses desseins. Il prétendait que le roi de Tunis lui devait quelques années de tribut. Il voulait se rendre maître de ces pays : et saint Louis espérait, disent tous les historiens (je ne sais sur quel fondement) convertir le roi de Tunis. étrange manière de gagner ce mahométan au christianisme ! On fait une descente à main armée dans ses états, vers les ruines de Carthage.

Mais bientôt le roi est assiégé lui-même dans son camp par les maures réunis. Les mêmes maladies que l’intempérance de ses sujets transplantés et le changement de climat avaient attirées dans son camp en Égypte, désolèrent son camp de Carthage. Un de ses fils, né à Damiette pendant la captivité, mourut de cette espèce de contagion devant Tunis. Enfin le roi en fut attaqué ; il se fit étendre sur la cendre, et expira à l’âge de cinquante-cinq ans avec la piété d’un religieux et le courage d’un grand homme. Ce n’est pas un des moindres exemples des jeux de la fortune, que les ruines de Carthage aient vu mourir un roi chrétien, qui venait combattre des musulmans, dans un pays où Didon avait apporté les dieux des syriens. à peine est-il mort que son frère le roi de Sicile arrive. On fait la paix avec les maures, et les débris des chrétiens sont ramenés en Europe.

On ne peut guères compter moins de cent mille personnes sacrifiées dans les deux expéditions de saint Louis. Joignez les cent cinquante mille qui suivirent Frédéric Barberousse, les trois cent mille de la croisade de Philippe Auguste et de Richard, deux cent mille au moins au temps de Jean de Brienne ; comptez les cent soixante mille croisés qui avaient déjà passé en Asie, et n’oubliez pas ce qui périt dans l’expédition de Constantinople et dans les guerres qui suivirent cette révolution, sans parler de la croisade du nord et de celle contre les albigeois ; on trouvera que l’orient fut le tombeau de plus de deux millions d’européens.

Plusieurs pays en furent dépeuplés et appauvris. Le sire de Joinville dit expressément, qu’il ne voulut pas accompagner Louis à sa seconde croisade, parce qu’il ne le pouvait, et que la première avait ruiné toute sa seigneurie. La rançon de saint Louis avait coûté huit cent mille besants, c’était environ neuf millions de la monnaie qui court actuellement (en 1740.) si des deux millions d’hommes qui moururent dans le levant, chacun emporta seulement cent francs, c’est encore deux cent millions de livres qu’il en coûta. Les génois, les pisans, et surtout les vénitiens s’y enrichirent : mais la France, l’Angleterre, l’Allemagne furent épuisées. On dit que les rois de France gagnèrent à ces croisades, parce que saint Louis augmenta ses domaines, en achetant quelques terres des seigneurs ruinés. Mais il ne les accrut que pendant ses treize années de séjour par son économie.

Le seul bien que ces entreprises procurèrent, ce fut la liberté que plusieurs bourgades achetèrent de leurs seigneurs. Le gouvernement municipal s’accrut un peu des ruines des possesseurs des fiefs. Peu à peu ces communautés pouvant travailler et commercer pour leur propre avantage, exercèrent les arts et le commerce que l’esclavage éteignait.

Cependant ce peu de chrétiens métifs cantonnés sur les côtes de Syrie, fut bientôt exterminé ou réduit en esclavage. Ptolémaïs, leur principal asile, et qui n’était en effet qu’une retraite de bandits fameux par leurs crimes, ne put résister aux forces du soudan d’Égypte Mélecséraph. Il la prit en 1291. Tyr et Sidon se rendirent à lui. Enfin vers la fin du douzième siècle il n’y avait plus dans l’Asie aucune trace apparente de ces émigrations des chrétiens.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

Croisades depuis la prise de Jérusalem.

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Depuis le quatrième siècle le tiers de la terre est en proie à des émigrations presque continuelles. Les huns venus de la Tartarie chinoise s’établissent enfin sur les bords du Danube, et de là ayant pénétré sous Attila  dans les Gaules et en Italie, ils restent fixés en Hongrie. Les hérules, les goths, s’emparent de Rome. Les vandales vont des bords de la mer Baltique subjuguer l’Espagne et l’Afrique. Les bourguignons envahissent une partie des Gaules : les francs passent dans l’autre. Les maures asservissent les vandales et visigots qui régnaient en Espagne, tandis que d’autres arabes étendaient leurs conquêtes dans la Perse, dans l’Asie Mineure, en Syrie, en Égypte. Les turcs viennent des bords de la mer Caspienne, et partagent les états conquis par les arabes. Les croisés de l’Europe inondent la Syrie en bien plus grand nombre que toutes ces nations ensemble n’en ont jamais eu dans leurs émigrations, tandis que le tartare Gengis Khân subjugue la haute Asie. Cependant au bout de quelque temps il n’est resté aucune trace des conquêtes des croisés. Gengis, au contraire, ainsi que les arabes, les turcs, et les autres, ont fait de grands établissements loin de leur patrie. Il sera peut-être aisé de découvrir les raisons du peu de succès des croisés.

Les mêmes circonstances produisent les mêmes effets. On a vu que quand les successeurs de Mahomet eurent conquis tant d’états, la discorde les divisa. Les croisés éprouvèrent un sort à peu près semblable. Ils conquirent moins, et furent divisés plus tôt. Voilà déjà trois petits états chrétiens formés tout d’un coup en Asie : Antioche, Jérusalem et édesse. Il s’en forma quelques années après un quatrième ; ce fut celui de Tripoli de Syrie, qu’eut le jeune Bertrand fils du comte de Toulouse. Mais pour conquérir Tripoli, il fallut avoir recours aux vaisseaux des vénitiens. Ils prirent alors part à la croisade, et se firent céder une partie de cette nouvelle conquête.

De tous ces nouveaux princes qui avaient promis de faire hommage de leurs acquisitions à l’empereur grec, aucun ne tint sa promesse, et tous furent jaloux les uns des autres. En peu de temps ces nouveaux états, divisés et subdivisés, passèrent en beaucoup de mains différentes. Il s’éleva, comme en France, de petits seigneurs, des comtes de Joppé, des marquis de Galilée, de Sidon, d’Acre, de Césarée. Soliman qui avait perdu Antioche et Nicée, tenait toujours la campagne, habitée d’ailleurs par des colons musulmans ; et sous Soliman, et après lui, on vit dans l’Asie un mélange de chrétiens, de turcs, d’arabes, se faisant tous la guerre. Un château turc était voisin d’un château chrétien, de même qu’en Allemagne les terres des protestants et des catholiques sont mutuellement interceptées.

De ce million de croisés bien peu restaient alors. Au bruit de leurs succès, grossis par la renommée, de nouveaux essaims partirent encore de l’occident. Ce prince Hugues, frère de Philippe Ier ramena une nouvelle multitude, grossie par des italiens et des allemands. On en compta trois cent mille ; mais en réduisant ce nombre aux deux tiers, ce sont encore deux cent mille hommes qu’il en coûta à la chrétienté. Ceux-là furent traités vers Constantinople à peu près comme les suivants de Pierre l’Hermite. Ceux qui abordèrent en Asie, furent détruits par Soliman ; et le prince Hugues mourut presque abandonné dans l’Asie mineure.

Ce qui prouve encore, ce me semble, l’extrême faiblesse de la principauté de Jérusalem, c’est l’établissement de ces religieux soldats, templiers et hospitaliers. Il faut bien que ces moines, fondés d’abord pour servir les malades, ne fussent pas en sûreté, puisqu’ils prirent les armes. D’ailleurs, quand la société générale est bien gouvernée, on ne fait guères d’associations particulières.

Les religieux consacrés au service des blessés ayant fait vœu de se battre, vers l’an 1118 il se forma tout d’un coup une milice semblable, sous le nom de templiers, qui prirent ce titre, parce qu’ils demeuraient auprès de cette église qui avait, disait-on, été autrefois le temple de Salomon. Ces établissements ne sont dus qu’à des français, ou du moins à des habitants d’un pays annexé depuis à la France. Raimond Dupuy, premier grand-maître et instituteur de la milice des hospitaliers, était de Dauphiné.

À peine ces deux ordres furent-ils établis par les bulles des papes, qu’ils devinrent riches et rivaux. Ils se battirent les uns contre les autres aussi souvent que contre les musulmans. Bientôt après, un nouvel ordre s’établit encore en faveur des pauvres allemands abandonnés dans la Palestine : et ce fut l’ordre des moines teutoniques, qui devint après en Europe une milice de conquérants.

Enfin la situation des chrétiens était si peu affermie, que Baudouin, premier roi de Jérusalem, qui régna après la mort de Godefroy  son frère, fut pris presque aux portes de la ville par un prince turc.

Les conquêtes des chrétiens s’affaiblissaient tous les jours. Les premiers conquérants n’étaient plus ; leurs successeurs étaient amollis. Déjà l’état d’Édesse était repris par les turcs en 1140 et Jérusalem menacée. Les empereurs ne voyant dans les princes d’Antioche leurs voisins que de nouveaux usurpateurs, leur faisaient la guerre, non sans justice. Les chrétiens d’Asie prêts d’être accablés de tous côtés, sollicitèrent en Europe une nouvelle croisade.

La France avait commencé la première inondation : ce fut à elle qu’on s’adressa pour la seconde. Le pape Eugène III naguères disciple de saint Bernard, fondateur de Clervaux, choisit avec raison son premier maître pour être l’organe d’un nouveau dépeuplement. Jamais religieux n’avait mieux concilié le tumulte des affaires avec l’austérité de son état. Aucun n’était arrivé comme lui à cette considération purement personnelle, qui est au-dessus de l’autorité même. Son contemporain l’abbé Suger était premier ministre de France ; son disciple était pape ; mais Bernard, simple abbé de Clervaux, était l’oracle de la France et de l’Europe. à Vézelay en Bourgogne fut dressé un échafaud dans la place publique, où Bernard parut à côté de Louis le Jeune roi de France. Il parla d’abord, et le roi parla ensuite. Tout ce qui était présent, prit la croix. Louis la prit le premier des mains de saint Bernard. Le ministre Suger ne fut point d’avis que le roi abandonnât le bien certain qu’il pouvait faire à ses états, pour tenter en Hongrie des conquêtes incertaines : mais l’éloquence de Bernard, et l’esprit du temps, sans lequel cette éloquence n’était rien, l’emportèrent sur les conseils du ministre. On nous peint Louis Le Jeune comme un prince plus rempli de scrupules que de vertus. Dans une de ces petites guerres civiles que le gouvernement féodal rendait inévitables en France, les troupes du roi avaient brûlé l’église de Vitry, et le peuple réfugié dans cette église avait péri dans les flammes. On persuada aisément au roi qu’il ne pouvait expier qu’en Palestine ce crime, qu’il eût mieux réparé en France par une administration sage. Sa jeune femme, Éléonore de Guyenne, se croisa avec lui, soit qu’elle l’aimât alors, soit qu’il fût de la bienséance de ces temps d’accompagner son mari dans de telles guerres.

Bernard s’était acquis un crédit si singulier, que dans une nouvelle assemblée à Chartres on le choisit lui-même pour le chef de la croisade. Ce fait paraît presque incroyable ; mais tout est croyable de l’emportement religieux des peuples. saint Bernard avait trop d’esprit pour s’exposer au ridicule qui le menaçait. L’exemple de l’ermite Pierre était récent. Il refusa l’emploi de général, et se contenta de celui de prophète. De France il court en Allemagne. Il y trouve un autre moine qui prêchait la croisade. Il fit taire ce rival, qui n’avait pas la mission du pape. Il donne enfin lui-même la croix rouge à l’empereur Conrad III et il promet publiquement de la part de Dieu des victoires contre les infidèles. Bientôt après un de ses disciples, nommé Philippe, écrivit en France que Bernard avait fait beaucoup de miracles en Allemagne. Ce n’étaient pas à la vérité des morts ressuscités, mais les aveugles avaient vu, les boiteux avaient marché, les malades avaient été guéris. On peut compter parmi ces prodiges, qu’il prêchait partout en français aux allemands.

L’espérance d’une victoire certaine entraîna à la suite de l’empereur et du roi de France la plupart des chevaliers de leurs états. On compta, dit-on, dans chacune des deux armées soixante et dix mille gens d’armes, avec une cavalerie légère prodigieuse. On ne compta point les fantassins. On ne peut guères réduire cette seconde émigration à moins de trois cent mille personnes, qui jointes aux treize cent mille que nous avons précédemment trouvés, fait jusqu’à cette époque seize cent mille habitants transplantés. Les allemands partirent les premiers, les français ensuite. Il est naturel que de ces multitudes qui passent sous un autre climat, les maladies en emportent une grande partie. L’intempérance surtout causa la mortalité dans l’armée de Conrad vers les plaines de Constantinople. De-là ces bruits répandus dans l’occident, que les grecs avaient empoisonné les puits et les fontaines. Les mêmes excès que les premiers croisés avaient commis, furent renouvelés par les seconds, et donnèrent les mêmes alarmes à Manuel Comnène, qu’ils avaient données à son grand-père Alexis.

Conrad, après avoir passé le Bosphore, se conduisit avec l’imprudence attachée à ces expéditions. La principauté d’Antioche subsistait. On pouvait se joindre à ces chrétiens de Syrie, et attendre le roi de France. Alors le grand nombre devait vaincre. Mais l’empereur allemand, jaloux du prince d’Antioche et du roi de France, s’enfonça au milieu de l’Asie Mineure.

Un sultan d’Icône, plus habile que lui, attira dans des rochers cette pesante cavalerie allemande, fatiguée, rebutée, incapable d’agir dans ce terrain. Les turcs n’eurent que la peine de tuer. L’empereur blessé, et n’ayant plus auprès de lui que quelques troupes fugitives, se sauva vers Antioche, et de-là fit le voyage de Jérusalem en pèlerin, au lieu d’y paraître en général d’armée. Le fameux Frédéric Barberousse, son neveu et son successeur à l’empire d’Allemagne, le suivait dans ces voyages, apprenant chez les turcs à exercer un courage que les papes devaient mettre à de plus grandes épreuves. L’entreprise de Louis le Jeune eut le même succès. Il faut avouer que ceux qui l’accompagnaient n’eurent pas plus de prudence que les allemands, et eurent beaucoup moins de justice. À peine fut-on arrivé dans la Thrace, qu’un évêque de Langres proposa de se rendre maître de Constantinople. Mais la honte d’une telle action était trop sûre, et le succès trop incertain. L’armée française passa l’Hellespont sur les traces de l’empereur Conrad.

Il n’y a personne, je crois, qui n’ait observé que ces puissantes armées de chrétiens firent la guerre dans ces mêmes pays où Alexandre remporta toujours la victoire avec bien moins de troupes contre des ennemis incomparablement plus puissants que ne l’étaient alors les turcs et les arabes. Il fallait qu’il y eût dans la discipline militaire de ces princes croisés un défaut radical, qui devait nécessairement rendre leur courage inutile. Ce défaut était probablement l’esprit d’indépendance que le gouvernement féodal avait établi en Europe. Des chefs sans expérience et sans art conduisaient dans des pays inconnus des multitudes déréglées. Le roi de France surpris comme l’empereur dans des rochers vers Laodicée, fut battu comme lui. Mais il essuya dans Antioche des malheurs domestiques plus sensibles que les calamités publiques. Raimond prince d’Antioche, chez lequel il se réfugia avec la reine Éléonore sa femme, fut soupçonné d’aimer cette princesse. On dit même qu’elle oubliait toutes les fatigues d’un si cruel voyage avec un jeune turc d’une rare beauté, nommé Saladin. La conclusion de toute cette entreprise fut que l’empereur Conrad retourna presque seul en Allemagne, et le roi ne ramena en France que sa femme et quelques courtisans. à son retour il fit casser son mariage avec Éléonore de Guyenne, et perdit ainsi cette belle province de France, après avoir perdu en Asie la plus florissante armée que son pays eût encore mise sur pied. Mille familles désolées éclatèrent en vain contre les prophéties de saint Bernard, qui en fut quitte pour se comparer à Moïse, lequel, disait-il, avait comme lui, promis de la part de Dieu aux israélites de les conduire dans une terre heureuse, et qui vit périr la première génération dans les déserts.

Après ces malheureuses expéditions, les chrétiens de l’Asie furent plus divisés que jamais entre eux. La même fureur régnait chez les musulmans. Le prétexte de la religion n’avait plus de part aux affaires politiques. Il arriva même vers l’an 1166 qu’Amauri roi de Jérusalem se ligua avec le soudan d’Égypte contre les turcs. Mais à peine le roi de Jérusalem avait-il signé ce traité, qu’il le viola.

Au milieu de tous ces troubles s’élevait le grand Saladin : c’était un persan d’origine du petit pays des kurdes, nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut au rang de ces capitaines qui s’emparaient des terres des califes, et aucun ne fut aussi puissant que lui. Il conquit en peu de temps l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse et la Mésopotamie. Saladin maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit état, et hâtaient sa ruine. Guy De Lusignan, couronné roi, mais à qui on disputait la couronne, rassembla dans la Galilée tous ces chrétiens divisés que le péril réunissait, et marcha contre Saladin ; l’évêque de Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse, et tenant entre ses bras une croix qu’on persuada aux chrétiens être la même qui avait été l’instrument de la mort de Jésus-Christ. Cependant tous les chrétiens furent tués ou pris. Le roi captif, qui ne s’attendait qu’à la mort, fut étonné d’être traité par Saladin comme aujourd’hui les prisonniers de guerre le sont par les généraux les plus humains.

Saladin présenta de sa main à Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans de la neige. Le roi, après avoir bu, voulut donner sa coupe à un de ses capitaines, nommé Renaud de Châtillon. C’était une coutume inviolable, établie chez les musulmans, et qui se conserve encore chez quelques arabes, de ne point faire mourir les prisonniers auxquels ils avaient donné à boire et à manger. Ce droit de l’ancienne hospitalité était sacré pour Saladin. Il ne souffrit pas que Renaud de Châtillon bût après le roi : ce capitaine avait violé plusieurs fois sa promesse. Le vainqueur avait juré de le punir ; et montrant qu’il savait se venger comme pardonner, il abattit d’un coup de sabre la tête de ce perfide. Arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait plus se défendre, il accorda à la reine femme de Lusignan une capitulation qu’elle n’espérait pas. Il lui permit de se retirer où elle voudrait. Il n’exigea aucune rançon des grecs qui demeuraient dans la ville. Lorsqu’il fit son entrée dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds, en lui redemandant les unes leurs maris, les autres leurs enfants, ou leurs pères qui étaient dans ses fers. Il les leur rendit avec une générosité qui n’avait pas encore eu d’exemple dans cette partie du monde. Saladin fit laver avec de l’eau rose, par les mains même des chrétiens, la mosquée qui avait été changée en église. Il y plaça une chaire magnifique, à laquelle Noradin soudan d’Alep avait travaillé lui-même, et fit graver sur la porte ces paroles : le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains.

Il établit des écoles musulmanes ; mais malgré son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église du saint sépulcre. Il faut ajouter que Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Guy De Lusignan, en lui faisant jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne tint pas sa parole.

Pendant que l’Asie Mineure avait été le théâtre du zèle, de la gloire, des crimes et des malheurs de tant de milliers de croisés, la fureur d’annoncer la religion les armes à la main s’était répandue dans le fond du nord. Nous avons vu, il n’y a qu’un moment, Charlemagne convertir l’Allemagne septentrionale avec le fer et le feu. Nous avons vu ensuite les danois idolâtres faire trembler l’Europe, conquérir la Normandie, sans tenter jamais de faire recevoir l’idolâtrie chez les vaincus. à peine le christianisme fut affermi dans le Danemark, dans la Saxe et dans la Scandinavie, qu’on y prêcha une croisade contre les païens du nord qu’on appelait sclaves, ou slaves, et qui ont donné le nom à ce pays qui touche à la Hongrie, et qu’on appelle Sclavonie. Les chrétiens s’armèrent contre eux depuis Brême jusqu’au fond de la Scandinavie. Plus de cent mille croisés portèrent la destruction chez ces idolâtres. On tua beaucoup de monde : on ne convertit personne. On peut encore ajouter la perte de ces cent mille hommes aux seize cent mille que le fanatisme de ces temps-là coûtait à l’Europe.

Cependant il ne restait aux chrétiens d’Asie qu’Antioche, Tripoli, Joppé, et la ville de Tyr. Saladin possédait tout le reste, soit par lui-même, soit par son gendre le sultan d’Iconium ou de Coigny.

Au bruit des victoires de Saladin, toute l’Europe fut troublée. Le pape Clément III remua la France, l’Allemagne, l’Angleterre. Philippe Auguste qui régnait alors en France, et le vieux Henri II roi d’Angleterre, suspendirent leurs différents, et mirent toute leur rivalité à marcher à l’envi au secours de l’Asie. Ils ordonnèrent chacun dans leurs états que tous ceux qui ne se croiseraient point, payeraient le dixième de leurs revenus et de leurs biens meubles pour les frais de l’armement. C’est ce qu’on appelle la dîme saladine. Taxe qui servait de trophée à la gloire du conquérant. Cet empereur Frédéric Barberousse, si fameux par les persécutions qu’il essuya des papes et qu’il leur fit souffrir, se croisa presque au même temps. Il semblait être chez les chrétiens d’Asie ce que Saladin était chez les turcs : politique, grand capitaine, éprouvé par la fortune, il conduisait une armée de cent cinquante mille combattants. Il prit le premier la précaution d’ordonner qu’on ne reçût aucun croisé qui n’eût au moins cent cinquante francs d’argent comptant, afin que chacun pût par son industrie prévenir les horribles disettes qui avaient contribué à faire périr les armées précédentes.

Il lui fallut d’abord combattre les grecs. La cour de Constantinople, fatiguée d’être continuellement menacée par les latins, fit enfin une alliance avec Saladin. Cette alliance révolta l’Europe. Mais il est évident qu’elle était indispensable. On ne s’allie point avec un ennemi naturel sans nécessité. Nos alliances d’aujourd’hui avec les turcs, moins nécessaires peut-être, ne causent pas tant de murmures. Frédéric s’ouvrit un passage dans la Thrace les armes à la main contre l’empereur Isaac Lange : et victorieux des grecs, il gagna deux batailles contre le sultan de Cogni ; mais s’étant baigné tout en sueur dans les eaux d’une rivière qu’on croit être le Cidnus, il en mourut ; et ses victoires furent inutiles. Elles avaient coûté cher, sans doute, puisque son fils le duc de Suabe ne put rassembler de ces cent cinquante mille hommes que sept à huit mille tout au plus. Il les conduisit à Antioche, et joignit ces débris à ceux du roi de Jérusalem, Gui De Lusignan,  qui voulait encore attaquer son vainqueur Saladin, malgré la foi des serments et malgré l’inégalité des armes.

Après plusieurs combats dont aucun ne fut décisif, ce fils de Frédéric Barberousse, qui eût pu être empereur d’occident, perdit la vie près de Ptolémaïs. Ceux qui ont écrit qu’il mourut martyr de la chasteté, et qu’il eût pu réchapper par l’usage des femmes, sont à la fois des panégyristes bien hardis et des physiciens peu instruits. On en dit autant depuis du roi de France Louis VIII.

L’Asie Mineure était un gouffre où l’Europe venait se précipiter. Non seulement cette armée immense de l’empereur Frédéric était perdue ; mais des flottes d’anglais, de français, d’italiens, d’allemands, précédent encore l’arrivée de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion, avaient amené de nouveaux croisés et de nouvelles victimes.

Le roi de France et le roi d’Angleterre arrivèrent enfin en Syrie devant Ptolémaïs. Presque tous les chrétiens de l’orient s’étaient rassemblés pour assiéger cette ville. Saladin était embarrassé vers l’Euphrate dans une guerre civile. Quand les deux rois eurent joint leurs forces à celles des chrétiens d’orient, on compta plus de trois cent mille combattants. Ptolémaïs à la vérité fut prise ; mais la discorde qui devait nécessairement diviser deux rivaux de gloire et d’intérêt, tels que Philippe et Richard, fit plus de mal que ces trois cent mille ne firent d’exploits heureux. Philippe, fatigué de ces divisions, et plus encore de la supériorité et de l’ascendant que prenait en tout Richard  son vassal, retourna dans sa patrie, qu’il n’eût pas dû quitter peut-être, mais qu’il eût dû revoir avec plus de gloire.

Richard demeuré maître du champ d’honneur, mais non de cette multitude de croisés, plus divisés entre eux que ne l’avaient été les deux rois, déploya vainement le courage le plus héroïque. Saladin qui revenait vainqueur de la Mésopotamie, livra bataille aux croisés près de Césarée. Richard eut la gloire de désarmer Saladin : ce fut presque tout ce qu’il gagna dans cette expédition mémorable.

Les fatigues, les maladies, les petits combats, les querelles continuelles ruinèrent cette grande armée : et Richard s’en retourna, avec plus de gloire à la vérité que Philippe Auguste, mais d’une manière bien moins prudente. Il partit avec un seul vaisseau : et ce vaisseau ayant fait naufrage sur les côtes de Venise, il traversa déguisé et mal accompagné la moitié de l’Allemagne. Il avait offensé en Syrie par ses hauteurs un duc d’Autriche, et il eut l’imprudence de passer par ses terres. Ce duc d’Autriche le chargea de chaînes et le livra au barbare et lâche empereur Henri VI qui le garda en prison comme un ennemi qu’il aurait pris en guerre, et qui exigea de lui, dit-on, cent mille marcs d’argent pour sa rançon.

Saladin qui avait fait un traité avec Richard, par lequel il laissait aux chrétiens le rivage de la mer depuis Tyr jusqu’à Joppé, garda fidèlement sa parole. Il mourut trois ans après à Damas, admiré des chrétiens mêmes. Il avait fait porter dans sa dernière maladie, au lieu du drapeau qu’on élevait devant sa porte, le drap qui devait l’ensevelir ; et celui qui tenait cet étendard de la mort, criait à haute voix : voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’orient, remporte de ses conquêtes. On dit qu’il laissa par son testament des distributions égales d’aumônes aux pauvres mahométans, juifs et chrétiens : voulant faire entendre par cette disposition, que tous les hommes sont frères, et que pour les secourir il ne faut pas s’informer de ce qu’ils croient, mais de ce qu’ils souffrent.

L’ardeur des croisades ne s’amortissait pas : et les guerres de Philippe Auguste contre l’Angleterre et contre l’Allemagne, n’empêchèrent pas qu’un grand nombre de seigneurs français ne se croisât encore. Le principal moteur de cette émigration fut un prince flamand, ainsi que Godefroy de Bouillon chef de la première. C’était Baudouin comte de Flandres. Quatre mille chevaliers, neuf mille écuyers, et vingt mille hommes de pied, composèrent cette croisade nouvelle, qu’on peut appeler la cinquième. Venise devenait de jour en jour une république redoutable, qui appuyait son commerce par la guerre. Il fallut s’adresser à elle préférablement à tous les rois de l’Europe. Elle s’était mise en état d’équiper des flottes, que les rois d’Angleterre, d’Allemagne, de France ne pouvaient alors fournir. Ces républicains industrieux gagnèrent à cette croisade de l’argent et des terres.

Premièrement ils se firent payer quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent pour transporter seulement l’armée dans le trajet. Secondement ils se servirent de cette armée même, à laquelle ils joignirent cinquante galères, pour faire d’abord des conquêtes en Dalmatie.

Le pape Innocent III les excommunia, soit pour la forme, soit qu’il craignît déjà leur grandeur. Ces croisés excommuniés n’en prirent pas moins Zara et son territoire, qui accrut les forces de Venise.

Cette croisade fut différente de toutes les autres, en ce qu’elle trouva Constantinople divisée, et que les précédentes avaient eu en tête des empereurs affermis. Les vénitiens, le comte de Flandres, le marquis de Montferrat joint à eux, enfin les principaux chefs toujours politiques quand la multitude est effrénée, virent que le temps était venu d’exécuter l’ancien projet contre l’empire des grecs.

Isaac Lange avait été privé de la liberté et de l’usage de la vue par son frère Alexis. Le fils d’Isaac avait un parti, et les croisés lui offrirent leur dangereux secours. De tels auxiliaires furent également odieux à tous les partis. Ils campaient hors de la ville, toujours pleine de tumulte. Le jeune Alexis, détesté des grecs, pour avoir introduit les latins, fut immolé bientôt à une nouvelle faction. Un de ses parents, surnommé Mirziflos, l’étrangla de ses mains.

Les croisés, qui avaient alors le prétexte de venger leurs créatures, profitèrent des séditions qui désolaient la ville, pour la ravager. Ils y entrèrent presque sans résistance ; et ayant tué tout ce qui se présenta, ils s’abandonnèrent à tous les excès de la fureur et de l’avarice. Nicétas assure que le seul butin des seigneurs de France fut évalué à quatre cent mille marcs d’argent. Les églises furent pillées : et ce qui marque assez le caractère de la nation qui n’a jamais changé, les français dansèrent avec des femmes dans le sanctuaire de l’église de sainte Sophie. Ce fut pour la première fois que la ville de Constantinople fut prise et saccagée : et elle le fut par des chrétiens qui avaient fait vœu de ne combattre que les infidèles.

On ne voit pas que ce feu grégeois, tant vanté par les historiens, ait fait le moindre effet. S’il était tel qu’on le dit, il eût toujours donné sur terre et sur mer une victoire assurée. Si c’était quelque chose de semblable à nos phosphores, l’eau pouvait à la vérité le conserver, mais il n’aurait point eu d’action dans l’eau. Enfin, malgré ce secret, les turcs avaient enlevé presque toute l’Asie Mineure aux grecs, et les latins leur arrachèrent le reste. Le plus puissant des croisés, Baudouin comte de Flandres, se fit élire empereur. Ce nouvel usurpateur condamna l’autre usurpateur Mirziflos à être précipité du haut d’une colonne. Les autres croisés partagèrent l’empire. Les vénitiens se donnèrent le Péloponnèse, l’île de Candie, et plusieurs villes des côtes de Phrygie, qui n’avaient point subi le joug des turcs. Le marquis de Montferrat prit la Thessalie. Ainsi Baudouin n’eut guères pour lui que la Thrace et la Moesie. à l’égard du pape, il y gagna, du moins pour un temps, toute l’église d’orient. Cette conquête eût pu avec le temps valoir un royaume : Constantinople était autre chose que Jérusalem.

Ces croisés, qui ruinaient des chrétiens leurs frères, auraient pu bien plus aisément que tous leurs prédécesseurs chasser les turcs de l’Asie. Les états de Saladin étaient déchirés. Mais de tant de chevaliers qui avaient fait vœu d’aller secourir Jérusalem, il ne passa en Syrie que le petit nombre de ceux qui ne purent avoir part aux dépouilles des grecs. De ce petit nombre fut Simon de Montfort, qui ayant en vain cherché un état en Grèce et en Syrie, se mit ensuite à la tête d’une croisade contre les albigeois, pour usurper avec la croix quelque chose sur les chrétiens. Il restait beaucoup de princes de la famille impériale des Comnènes, qui ne perdirent point courage dans la destruction de leur empire. Un d’eux, qui portait aussi le nom d’Alexis, se réfugia avec quelques vaisseaux vers la Colchide ; et là, entre la mer et le mont Caucase, forma un petit état, qu’on appela l’empire de Trebizonde : tant on abusait de ce mot d’empire.

Théodore Lascaris reprit Nicée, et s’établit dans la Bithynie, en se servant à propos des arabes contre les turcs. Il se donna aussi le titre d’empereur, et fit élire un patriarche de sa communion. D’autres grecs, unis avec les turcs mêmes, appelèrent à leur secours leurs anciens ennemis les bulgares, contre le nouvel empereur Baudouin de Flandres, qui jouit à peine de sa conquête. Vaincu par eux près d’Andrinople, on lui coupa les bras et les jambes, et il expira en proie aux bêtes féroces. On s’étonne que les sources de ces émigrations ne tarissent pas. On pourrait s’étonner du contraire. Les esprits des hommes étaient en mouvement. Les confesseurs ordonnaient aux pénitents d’aller à la terre sainte. Les fausses nouvelles qui en venaient tous les jours, donnaient de fausses espérances.

Un moine breton nommé Esloin conduisit en Syrie vers l’an 1204 une multitude de bretons. La veuve d’un roi de Hongrie se croisa avec quelques femmes, croyant qu’on ne pouvait gagner le ciel que par ce voyage. Cette maladie épidémique passa jusqu’aux enfants : et il y en eut des milliers, qui conduits par des maîtres d’école et des moines, quittèrent les maisons de leurs parents, sur la foi de ces paroles : seigneur, tu as tiré ta gloire des enfants. Leurs conducteurs en vendirent une partie aux musulmans : le reste périt de misère.

L’état d’Antioche était ce que les chrétiens avaient conservé de plus considérable en Syrie. Le royaume de Jérusalem n’existait plus que dans Ptolémaïs. Cependant il était établi dans l’occident qu’il fallait un roi de Jérusalem. Un Émery de Lusignan, roi titulaire, étant mort vers l’an 1205, l’évêque de Ptolémaïs proposa d’aller demander en France un roi de Judée. Philippe Auguste nomma un cadet de la maison de Brienne en Champagne, qui avait à peine un patrimoine. On voit par le choix du roi quel était le royaume.

Ce roi titulaire, ses chevaliers, les bretons qui avaient passé la mer, plusieurs princes allemands, un duc d’Autriche, un roi de Hongrie, nommé André, suivi d’assez belles troupes, les templiers, les hospitaliers, les évêques de Munster et d’Utrecht ; tout cela pouvait encore faire une armée de conquérants, si elle avait eu un chef ; mais c’est ce qui manqua toujours. Le roi de Hongrie s’étant retiré, un comte de Hollande entreprit ce que tant de rois et de princes n’avaient pu faire. Les chrétiens semblaient toucher au temps de se relever : leurs espérances s’accrurent par l’arrivée d’une foule de chevaliers qu’un légat du pape leur amena. Un archevêque de Bordeaux, les évêques de Paris, d’Angers, d’Autun, de Beauvais, accompagnèrent le légat avec des troupes considérables. Quatre mille anglais, autant d’italiens, vinrent sous diverses bannières. Enfin Jean de Brienne, qui était arrivé à Ptolémaïs presque seul, se trouve à la tête de près de cent mille combattants.

Saphadin, frère du fameux Saladin, qui avait joint depuis peu l’Égypte à ses autres états, venait de démolir les restes des murailles de Jérusalem, qui n’était plus qu’un bourg ruiné : mais comme Saphadin paraissait mal affermi dans l’Égypte, les croisés crurent pouvoir s’en emparer.

De Ptolémaïs le trajet est court aux embouchures du Nil. Les vaisseaux qui avaient apporté tant de chrétiens, les portèrent en trois jours vers l’ancienne Péluse. Près des ruines de Péluse est élevée Damiette, sur une chaussée qui la défend des inondations du Nil. Les croisés commencèrent le siége pendant la dernière maladie de Saphadin, et le continuèrent après sa mort. Mélédin, l’aîné de ses fils, régnait alors en Égypte, et passait pour aimer les lois, les sciences et le repos plus que la guerre. Corradin, sultan de Damas, à qui la Syrie était tombée en partage, vint le secourir contre les chrétiens. Le siége, qui dura deux ans, fut mémorable en Europe, en Asie et en Afrique.

Saint François D’Assise, qui établissait alors son ordre, passa lui-même au camp des assiégeants : et s’étant imaginé qu’il pourrait aisément convertir le sultan Mélédin, il s’avança avec son compagnon, frère Illuminé, vers le camp des égyptiens. On les prit, on les conduisit au sultan. François le prêcha en italien. Il proposa à Mélédin de faire allumer un grand feu, dans lequel ses imans d’un côté, François et Illuminé de l’autre, se jetteraient, pour faire voir quelle était la religion véritable. Mélédin répondit en riant, que ses prêtres n’étaient pas hommes à se jeter au feu pour leur foi. Alors François  proposa de s’y jeter tout seul. Mélédin lui dit, que s’il acceptait une telle offre, il paraîtrait douter de sa religion. Ensuite il renvoya François avec bonté, voyant bien qu’il ne pouvait être un espion dangereux.

Damiette cependant fut prise, et semblait ouvrir le chemin à la conquête de l’Égypte. Mais Pélage Albano, bénédictin espagnol, légat du pape, et cardinal, fut cause de sa perte. Le légat prétendait que le pape étant chef de toutes les croisades, celui qui le représentait, en était incontestablement le général ; que le roi de Jérusalem n’étant roi que par la permission du pape, devait obéir en tout au légat. Ces divisions consumèrent du temps. Il fallut écrire à Rome. Le pape ordonna au roi de retourner au camp, et le roi y retourna pour servir sous le bénédictin. Ce général engagea l’armée entre deux bras du Nil, précisément au temps que ce fleuve, qui nourrit et qui défend l’Égypte, commençait à se déborder. Le sultan par des écluses inonda le camp des chrétiens. D’un côté, il brûla leurs vaisseaux ; de l’autre côté le Nil croissait et menaçait d’engloutir l’armée du légat. Elle se trouvait dans l’état où l’on peint les égyptiens de pharaon, quand ils virent la mer prête à retomber sur eux.

Les contemporains conviennent que dans cette extrémité on traita avec le sultan. Il se fit rendre Damiette ; il renvoya l’armée en Phénicie, après avoir fait jurer que de huit ans on ne lui ferait la guerre ; et il garda le roi Jean de Brienne en otage.

Les chrétiens n’avaient plus d’espérance que dans l’empereur Frédéric II. Jean de Brienne, sorti d’otage, lui donna sa fille, et les droits au royaume de Jérusalem pour dot.

L’empereur Frédéric II concevait très bien l’inutilité des croisades ; mais il fallait ménager les esprits des peuples et éluder les coups des papes. Il me semble que la conduite qu’il tint, est un modèle de la plus parfaite politique. Il négocie à la fois avec le pape et avec le sultan Mélédin. Son traité étant signé entre le sultan et lui, il part pour la Palestine, mais avec un cortége, plutôt qu’avec une armée. À peine est-il arrivé, qu’il rend public le traité par lequel on lui cède Jérusalem, Nazareth, et quelques villages. Il fait répandre dans l’Europe, que sans verser une goutte de sang, il a repris les saints lieux. On lui reprochait d’avoir laissé par le traité une mosquée dans Jérusalem. Le patriarche de cette ville le traitait d’athée. Ailleurs il était regardé comme un prince qui savait régner. Il faut avouer, quand on lit l’histoire de ces temps, que ceux qui ont imaginé des romans, n’ont guères pu aller par leur imagination au-delà de ce que fournit ici la vérité. C’est peu que nous ayons vu quelques années auparavant un comte de Flandres, qui ayant fait vœu d’aller à la terre sainte, se saisit en chemin de l’empire de Constantinople. C’est peu que Jean de Brienne cadet de Champagne, devenu roi de Jérusalem, ait été sur le point de subjuguer l’Égypte. Ce même Jean de Brienne, n’ayant plus d’états, marche presque seul au secours de Constantinople. Il arrive pendant un interrègne, et on l’élit empereur. Son successeur Baudouin II dernier empereur latin de Constantinople, toujours pressé par les grecs, courait, une bulle du pape à la main, implorer en vain le secours de tous les princes de l’Europe. Tous les princes étaient alors hors de chez eux. Les empereurs d’occident couraient à la terre sainte : les papes étaient presque toujours en France, et les rois prêts à partir pour la Palestine.

Thibaud De Champagne roi de Navarre, si célèbre par son amour pour la reine mère de saint Louis et par ses chansons, fut aussi un de ceux qui s’embarquèrent alors pour la Palestine. Il revint la même année : et c’était être heureux. Environ soixante et dix chevaliers français, qui voulurent se signaler avec lui, furent tous pris et menés au grand Caire, au neveu de Mélédin, nommé Mélecsala, qui ayant hérité des états et des vertus de son oncle, les traita humainement, et les laissa enfin retourner dans leur patrie pour une rançon modique.

En ce temps le territoire de Jérusalem n’appartient plus ni aux syriens ni aux égyptiens, ni aux chrétiens, ni aux musulmans. Une révolution qui n’avait point d’exemple, donnait une nouvelle face à la plus grande partie de l’Asie. Gengis Khân et ses tartares avaient franchi le Caucase, le Taurus, l’Immaüs. Les peuples qui fuyaient devant eux, comme des bêtes féroces chassées de leurs repaires par d’autres animaux plus terribles, fondaient à leur tour sur les terres abandonnées.

Les habitants du Chorazan, qu’on nomma corasmins, poussés par les tartares, se précipitèrent sur la Syrie, ainsi que les goths au quatrième siècle, chassés par des scythes, étaient tombés sur l’empire romain. Ces corasmins idolâtres égorgèrent ce qui restait à Jérusalem de turcs, de chrétiens, de juifs. Les chrétiens qui restaient dans Antioche, dans Tyr, dans Sidon et sur ces côtes de la Syrie, suspendirent quelque temps leurs querelles particulières pour résister à ces nouveaux brigands. Ces chrétiens étaient alors ligué avec le soudan de Damas. Les templiers, les chevaliers de saint Jean, les chevaliers teutoniques, étaient des défenseurs toujours armés. L’Europe fournissait sans cesse quelques volontaires. Enfin, ce qu’on put ramasser, combattit les corasmins. La défaite des croisés fut entière. Ce n’était pas là le terme de leurs malheurs. De nouveaux turcs vinrent ravager ces côtes de Syrie après les corasmins, et exterminèrent presque tout ce qui restait de chevaliers. Mais ces torrents passagers laissèrent toujours aux chrétiens les villes de la côte.

Les latins, renfermés dans leurs villes maritimes, se virent alors sans secours, et leurs querelles augmentaient leurs malheurs. Les princes d’Antioche n’étaient occupés qu’à faire la guerre à quelques chrétiens d’Arménie. Les factions des vénitiens, des génois et des pisans se disputaient la ville de Ptolémaïs. Les templiers et les chevaliers de saint Jean se disputaient tout. L’Europe refroidie n’envoyait presque plus de ces pèlerins armés. Les espérances des chrétiens d’orient s’éteignaient, quand saint Louis entreprit la dernière croisade.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

De la première croisade, jusqu’à la prise de Jérusalem.

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Tel était l’état de l’Asie Mineure, lorsqu’un pèlerin d’Amiens suscita les croisades. Il n’avait d’autre nom que Coucoupêtre ou Cucupiètre, comme le dit la fille de l’empereur Comnème, qui vit à Constantinople cet hermite. Nous le connaissons sous le nom de l’Hermite Pierre, ou plutôt Pierre l’Hermite. Quoi qu’il en soit, ce picard qui avait toute l’opiniâtreté de son pays, fut si outré des avanies qu’on lui fit à Jérusalem, en parla à son retour à Rome d’une manière si vive, et fit des tableaux si touchants, que le pape Urbain II crut cet homme propre à seconder le grand dessein que les papes avaient depuis longtemps d’armer la chrétienté contre le mahométisme. Il envoya Pierre de province en province communiquer par son imagination forte l’ardeur de ses sentiments et semer l’enthousiasme.

Urbain II tint ensuite vers Plaisance un concile en rase campagne, où se trouvèrent plus de trente mille séculiers outre les ecclésiastiques. On y proposa la manière de venger les chrétiens. L’empereur des grecs Alexis Comnème, père de cette princesse qui écrivit l’histoire de son temps, envoya à ce concile des ambassadeurs pour demander quelques secours contre les musulmans ; mais ce n’était ni du pape ni des italiens qu’il devait l’attendre. Les normands enlevaient alors Naples et Sicile aux grecs : et le pape, qui voulait être au moins seigneur suzerain de ces royaumes, étant d’ailleurs rival de l’église grecque, devenait nécessairement par son état, l’ennemi déclaré des empereurs d’orient, comme il était l’ennemi couvert des empereurs teutoniques. Le pape, loin de secourir les grecs, voulait soumettre l’orient aux latins.

Au reste le projet d’aller faire la guerre en Palestine, fut vanté par tous les assistants au concile de Plaisance, et ne fut embrassé par personne. Les principaux seigneurs italiens avaient chez eux trop d’intérêts à ménager, et ne voulaient point quitter un pays délicieux pour aller se battre vers l’Arabie pétrée. On fut donc obligé de tenir un autre concile à Clermont en Auvergne. Le pape y harangua dans la grande place. On avait pleuré en Italie sur les malheurs des chrétiens de l’Asie.

On s’arma en France. Ce pays était peuplé d’une foule de nouveaux seigneurs, inquiets, indépendants, aimant la dissipation et la guerre, plongés pour la plupart dans les crimes que la débauche entraîne, et dans une ignorance qui égalait leurs débauches. Le pape leur proposait la rémission de tous leurs péchés, et leur ouvrait le ciel, en leur imposant pour pénitence de suivre la plus grande de leurs passions, de courir au pillage. On prit donc la croix à l’envi. Les églises et les cloîtres achetèrent alors à vil prix beaucoup de terres des seigneurs, qui crurent n’avoir besoin que d’un peu d’argent et de leurs armes pour aller conquérir des royaumes en Asie. Godefroy De Bouillon, par exemple, duc de Brabant, vendit sa terre de Bouillon au chapitre de Liége, et Sténay à l’évêque de Verdun. Baudouin, frère de Godefroy, vendit au même évêque le peu qu’il avait en ce pays-là. Les moindres seigneurs châtelains partirent à leurs frais, les pauvres gentilshommes servirent d’écuyers aux autres. Le butin devait se partager selon les grades, et selon les dépenses des croisés. C’était une grande source de division, mais c’était aussi un grand motif. La religion, l’avarice, et l’inquiétude encourageaient également ces émigrations.

On enrôla une infanterie innombrable, et beaucoup de simples cavaliers sous mille drapeaux différents. Cette foule de croisés se donna rendez-vous à Constantinople. Moines, femmes, marchands, vivandiers, ouvriers, tout partit, comptant ne trouver sur la route que des chrétiens qui gagneraient des indulgences en les nourrissant. Plus de quatre vingt mille de ces vagabonds se rangèrent sous le drapeau de Coucoupêtre, que j’appellerai toujours l’Hermite Pierre. Il marchait en sandales et ceint d’une corde, à la tête de l’armée. Nouveau genre de vanité !

La première expédition de ce général Hermite fut d’assiéger une ville chrétienne en Hongrie, nommée Malavilla, parce que l’on avait refusé des vivres à ces soldats de Jésus-Christ, qui malgré leur sainte entreprise, se conduisaient en voleurs de grand chemin. La ville fut prise d’assaut, livrée au pillage, les habitants égorgés. L’Hermite ne fut plus alors le maître de ses croisés, excités par la soif du brigandage. Un des lieutenants de l’Hermite, nommé Gautier sans argent, qui commandait la moitié des troupes, agit de même en Bulgarie. On se réunit bientôt contre ces brigands, qui furent presque tous exterminés, et l’Hermite arriva enfin devant Constantinople avec vingt mille personnes mourant de faim. 

Un prédicateur allemand nommé Godescald, qui voulut jouer le même rôle, fut encore plus maltraité. Dès qu’il fut arrivé avec ses disciples dans cette même Hongrie où ses prédécesseurs avaient fait tant de désordres, la seule vue de la croix rouge qu’ils portaient, fut un signal auquel ils furent tous massacrés.

Une autre horde de ces aventuriers, composée de plus de deux cent mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, croyant qu’elle allait défendre Jésus-Christ, s’imagina qu’il fallait exterminer tous les juifs qu’on rencontrerait. Il y en avait beaucoup sur les frontières de France : tout le commerce était entre leurs mains. Les chrétiens, croyant venger Dieu, firent main basse sur tous ces malheureux.

Il n’y eut jamais depuis Adrien un si grand massacre de cette nation. Ils furent égorgés à Verdun, à Spire, à Worms, à Cologne, à Mayence : et plusieurs se tuèrent eux-mêmes, après avoir fendu le ventre à leurs femmes, pour ne pas tomber entre les mains des barbares. La Hongrie fut encore le tombeau de cette troisième armée de croisés.

Cependant l’ermite Pierre trouva devant Constantinople d’autres vagabonds italiens et allemands, qui se joignirent à lui, et ravagèrent les environs de la ville. L’empereur Alexis Comnène, qui régnait, était assurément sage et modéré. Il se contenta de se défaire au plutôt de pareils hôtes. Il leur fournit des bateaux pour les transporter au-delà du Bosphore. Le général Pierre se vit enfin à la tête d’une armée chrétienne contre les musulmans. Soliman, soudan de Nicée, tomba avec ses turcs aguerris sur cette multitude dispersée. Gautier sans argent y périt avec beaucoup de pauvre noblesse. L’ermite retourna cependant à Constantinople, regardé comme un fanatique qui s’était fait suivre par des furieux. Il n’en fut pas de même des chefs des croisés, plus politiques, moins enthousiastes, plus accoutumés au commandement, et conduisant des troupes un peu plus réglées. Godefroy de Bouillon menait soixante et dix mille hommes de pied et dix mille cavaliers couverts d’une armure complète, sous plusieurs bannières de seigneurs tous rangés sous la sienne.

Cependant Hugues, frère du roi de France Philippe Ier marchait par l’Italie avec d’autres seigneurs qui s’étaient joints à lui. Il allait tenter la fortune. Presque tout son établissement consistait dans le titre de frère d’un roi très peu puissant par lui-même. Ce qui est plus étrange, c’est que Robert duc de Normandie, fils aîné de Guillaume le conquérant de l’Angleterre, quitta cette Normandie, où il était à peine affermi. Chassé d’Angleterre par son cadet Guillaume le Roux, il lui engagea encore la Normandie pour subvenir aux frais de son armement. C’était, dit-on, un prince voluptueux et superstitieux. Ces deux qualités, qui ont leur source dans la faiblesse, l’entraînèrent à ce voyage.

Le vieux Raimond, comte de Toulouse, maître du Languedoc et d’une partie de la Provence, qui avait déjà combattu contre les musulmans en Espagne, ne trouva ni dans son âge ni dans les intérêts de sa patrie aucune raison contre l’ardeur d’aller en Palestine. Il fut un des premiers qui s’arma et passa les Alpes, suivi, dit-on, de près de cent mille hommes. Il ne prévoyait pas que bientôt on prêcherait une croisade contre sa propre famille. Le plus politique de tous ces croisés, et peut-être le seul, fut Bohémond, fils de ce Robert Guiscard conquérant de la Sicile. Toute cette famille de normands, transplantée en Italie, cherchait à s’agrandir, tantôt aux dépens des papes, tantôt sur les ruines de l’empire grec.

Ce Bohémond avait lui-même longtemps fait la guerre à l’empereur Alexis en empire et en Grèce ; et n’ayant pour tout héritage que la petite principauté de Tarente et son courage, il profita de l’enthousiasme épidémique de l’Europe, pour rassembler sous sa bannière jusqu’à dix mille cavaliers bien armés et quelque infanterie, avec lesquels il pouvait conquérir des provinces, soit sur les chrétiens, soit sur les mahométans.

La princesse Anne Comnène dit que son père fut alarmé de ces émigrations prodigieuses, qui fondaient dans son pays. On eût cru, dit-elle, que l’Europe, arrachée de ses fondements, allait tomber sur l’Asie. Qu’aurait-ce donc été, si près de trois cent mille hommes, dont les uns avaient suivi l’ermite Pierre, les autres le prêtre Godescald, n’avaient déjà disparu. On proposa au pape de se mettre à la tête de ces armées immenses qui restaient encore. C’était la seule manière de parvenir à la monarchie universelle, devenue l’objet de la cour romaine. Cette entreprise que le pape Grégoire VII avait osé méditer, demandait le génie d’un Mahomet ou d’un Alexandre. Les obstacles étaient grands, et Urbain ne vit que les obstacles.

Le pape et les princes croisés avaient dans ce grand appareil leurs vues différentes, et Constantinople les redoutait toutes. On y haïssait les latins, qu’on y regardait comme des hérétiques et des barbares.

Ce que les grecs craignaient le plus, et avec raison, c’était ce Bohémond et ses napolitains, ennemis de l’empire. Mais quand même les intentions de Bohémond eussent été pures, de quel droit tous ces princes d’occident venaient-ils prendre pour eux des provinces que les turcs avaient arrachées aux empereurs grecs ?

On peut juger d’ailleurs quelle était l’arrogance féroce des seigneurs croisés, par le trait que rapporte la princesse Anne Comnène, de je ne sais quel comte français, qui vint s’asseoir à côté de l’empereur sur son trône dans une cérémonie publique. Baudouin frère de Godefroy de Bouillon, prenant par la main cet homme indiscret pour le faire retirer, le comte dit tout haut dans son jargon barbare : voilà un plaisant rustre que ce grec, de s’asseoir devant des gens comme nous. Ces paroles furent interprétées à Alexis, qui ne fit que sourire. Une ou deux indiscrétions pareilles suffisent pour décrier une nation. Il était moralement impossible que de tels hôtes n’exigeassent des vivres avec dureté, et que les grecs n’en refusassent avec malice. C’était un sujet de combats continuels entre les peuples et l’armée de Godefroy, qui parut la première après les brigandages des croisés de Pierre L’Hermite. Godefroy en vint jusqu’à attaquer les faubourgs de Constantinople, et l’empereur les défendit en personne. L’évêque du Puy en Auvergne, nommé Monteil, légat du pape dans les armées de la croisade, voulait absolument qu’on commençât les entreprises contre les infidèles par le siége de la ville où résidait le premier prince des chrétiens. Tel était l’avis de Bohémond, qui était alors en Sicile, et qui envoyait courriers sur courriers à Godefroy pour l’empêcher de s’accorder avec l’empereur. Hugues frère du roi de France, eut alors l’imprudence de quitter la Sicile, où il était avec Bohémond, et de passer presque seul sur les terres d’Alexis. Il joignit à cette indiscrétion celle de lui écrire des lettres pleines d’une fierté peu séante à qui n’avait point d’armée.

Le fruit de ces démarches fut d’être arrêté quelque temps prisonnier. Enfin la politique de l’empereur grec vint à bout de détourner tous ces orages. Il fit donner des vivres. Il engagea tous les seigneurs à lui prêter hommage pour les terres qu’ils conquérraient. Il les fit tous passer en Asie les uns après les autres, après les avoir comblés de présents. Bohémond qu’il redoutait le plus, fut celui qu’il traita avec le plus de magnificence. Quand ce prince vint lui rendre hommage à Constantinople, et qu’on lui fit voir les raretés du palais, Alexis ordonna qu’on remplit un cabinet de meubles précieux, d’ouvrages d’or et d’argent, de bijoux de toute espèce, entassés sans ordre, et de laisser la porte du cabinet entr’ouverte. Bohémond vit en passant ces trésors, auxquels les conducteurs affectaient de ne faire nulle attention. Est-il possible, s’écria-t-il, qu’on néglige de si belles choses ? Si je les avais, je me croirais le plus puissant des princes. Le soir même l’empereur lui envoya tout le cabinet. Voilà ce que rapporte sa fille, témoin oculaire. C’est ainsi qu’en usait ce prince, que tout homme désintéressé appellera sage et magnifique, mais que la plupart des historiens des croisades ont traité de perfide, parce qu’il ne voulut pas être l’esclave d’une multitude dangereuse.

Enfin, quand il s’en fut heureusement débarrassé, et que tout fut passé dans l’Asie Mineure, on fit la revue près de Nicée, et il se trouva cent mille cavaliers et six cent mille hommes de pied en comptant les femmes. Ce nombre, joint avec les premiers croisés qui périrent sous l’ermite et sous d’autres, fait environ onze cent mille. Il justifie ce qu’on dit des armées des rois de Perse, qui avaient inondé la Grèce, et ce qu’on raconte des transplantations de tant de barbares. Les français enfin, et surtout Raimond de Toulouse, se trouvèrent partout sur le même terrain que les gaulois méridionaux avaient parcouru treize cent ans auparavant, quand ils allèrent ravager l’Asie Mineure et donner leur nom à la province de Galatie.

Les historiens nous informent rarement comment on nourrissait ces multitudes. C’était une entreprise qui demandait autant de soins que la guerre même. Venise ne voulut pas d’abord s’en charger. Elle s’enrichissait plus que jamais par son commerce avec les mahométans, et craignait de perdre les privilèges qu’elle avait chez eux. Les génois, les pisans et les grecs équipèrent des vaisseaux chargés de provisions, qu’ils vendaient aux croisés en côtoyant l’Asie Mineure. La fortune des génois s’en accrut, et on fut étonné bientôt après de voir Gènes devenue une puissance. Le vieux turc Soliman soudan de Syrie, qui était sous les califes de Bagdad ce que les maires avaient été sous la race de Clovis, ne put avec le secours de son fils résister au premier torrent de tous ces princes croisés. Leurs troupes étaient mieux choisies que celles de Pierre l’Hermite, et disciplinées autant que le permettait la licence et l’enthousiasme. On prit Nicée, on battit deux fois les armées commandées par le fils de Soliman. Les turcs et les arabes ne soutinrent point dans ces commencements le choc de ces multitudes couvertes de fer, et de leurs grands chevaux de bataille, et des forêts de lances auxquelles ils n’étaient point accoutumés.

Bohémond eut l’adresse de se faire céder par les croisés le fertile pays d’Antioche. Baudouin alla jusqu’en Mésopotamie s’emparer de la ville d’Édesse, et s’y forma un petit état. Enfin on mit le siége devant Jérusalem, dont le calife d’Égypte s’était saisi par ses lieutenants. La plupart des historiens disent que l’armée des assiégeants, diminuée par les combats, par les maladies et par les garnisons mises dans les villes conquises, était réduite à vingt mille hommes de pied et à quinze cent chevaux, et que Jérusalem, pourvue de tout, était défendue par une garnison de quarante mille soldats. On ne manque pas d’ajouter qu’il y avait outre cette garnison vingt mille habitants déterminés. Il n’y a point de lecteur sensé qui ne voit qu’il est moralement impossible qu’une armée de vingt mille hommes en assiége une de soixante mille dans une place fortifiée ; mais les historiens ont toujours voulu du merveilleux.

Ce qui est vrai, c’est qu’après cinq semaines de siége la ville fut emportée d’assaut, et que tout ce qui n’était pas chrétien, fut massacré. L’ermite Pierre, de général devenu chapelain, se trouva à la prise et au massacre. Quelques chrétiens que les musulmans avaient laissé vivre dans la ville, conduisirent les vainqueurs dans les caves les plus reculées, où les mères se cachaient avec leurs enfants : et rien ne fut épargné. Tous les historiens conviennent qu’après cette boucherie, les chrétiens tout dégoûtants de sang allèrent en procession à l’endroit qu’on dit être le sépulcre de Jésus-Christ, et y fondirent en larmes. Il est très vraisemblable qu’ils y donnèrent des marques de religion ; mais cette tendresse qui se manifesta par des pleurs, n’est guères compatible avec cet esprit de vertige, de fureur, de débauche et d’emportement. Le même homme peut être furieux et tendre, mais non dans le même temps.

Jérusalem fut prise par les croisés le 5 juillet 1099 tandis qu’Alexis Comnène était empereur d’orient, Henri IV d’occident, et qu’Urbain II chef de l’église romaine vivait encore. Il mourut avant d’avoir appris ce triomphe de la croisade dont il était l’auteur. Les seigneurs, maîtres de Jérusalem, s’assemblaient déjà pour donner un roi à la Judée. Les ecclésiastiques, suivants l’armée, se rendirent dans l’assemblée, et osèrent déclarer nulle l’élection qu’on allait faire, parce qu’il fallait, disaient-ils, faire un patriarche avant de faire un souverain.

Cependant Godefroy De Bouillon fut élu, non pas roi, mais duc de Jérusalem. Quelques mois après arriva un légat nommé d’Amberto, qui se fit nommer patriarche par le clergé ; et la première chose que fit ce patriarche, ce fut de prétendre le petit royaume de Jérusalem pour lui-même. Il fallut que Godefroy de Bouillon, qui avait conquis la ville au prix de son sang, la cédât à cet évêque. Il se réserva le port de Joppé et quelques droits dans Jérusalem. Sa patrie qu’il avait abandonnée valait bien au-delà de ce qu’il avait acquis en Palestine.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

De l’orient au temps des croisades.

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De l’orient au temps des croisades.

Les religions durent toujours plus que les empires. Le mahométisme florissait, et l’empire des califes était détruit par la nation des turcomans. On se fatigue à rechercher l’origine de ces turcs. Elle est la même que celle de tous les peuples conquérants. Ils ont tous été d’abord des sauvages, vivants de rapine. Les turcs habitaient autrefois au-delà du Taurus et de l’Immaus, et bien loin, dit-on, de l’Araxe. Ils étaient compris parmi ces tartares que l’antiquité nommait scythes. Ce grand continent de la Tartarie, bien plus vaste que l’Europe, n’a jamais été habité que par des barbares. Leurs antiquités ne méritent guères mieux une histoire suivie que les loups et les tigres de leur pays. Ils se répandirent vers le onzième siècle du côté de la Moscovie. Ils inondèrent les bords de la mer noire et ceux de la mer Caspienne. Les arabes sous les premiers successeurs de Mahomet avaient soumis presque toute l’Asie mineure, la Syrie et la Perse : les turcomans vinrent enfin, qui soumirent les arabes.

Un calife de la dynastie des Abbassides, nommé Motassem, fils du grand Almamon, et petit-fils du célèbre Aaron Rachild, protecteur comme eux de tous les arts, contemporain de nôtre Louis Le Débonnaire ou Le Faible, posa les premières pierres de l’édifice sous lequel ses successeurs furent enfin écrasés. Il fit venir une milice de turcs pour sa garde. Il n’y a jamais eu un plus grand exemple du danger des troupes étrangères. Cinq à six cent turcs à la solde de Motassem sont l’origine de la puissance ottomane, qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’au bout de la Grèce, et a de nos jours mis le siége devant Vienne. Cette milice turque augmentée avec le temps devint funeste à ses maîtres.

De nouveaux turcs arrivent qui profitèrent des guerres civiles excitées pour le califat. Les califes Abbassides de Bagdad perdirent bientôt la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, que les califes Fatimites leur enlevèrent. Les turcs dépouillèrent et Fatimites et Abbassides. Togrud Beg, ou Ortogrul Beg, de qui on fait descendre la race des ottomans, entra dans Bagdad, à peu près comme tant d’empereurs sont entrés dans Rome. Il se rendit maître de la ville et du calife, en se prosternant à ses pieds. Ortogrul conduisit le calife Caiem à son palais en tenant la bride de sa mule ; mais plus habile ou plus heureux que les empereurs allemands ne l’ont été dans Rome, il établit sa puissance, et ne laissa au calife que le soin de commencer le vendredi les prières à la mosquée, et l’honneur d’investir de leurs états tous les tyrans mahométans qui se faisaient souverains. Il faut se souvenir que comme ces turcomans imitaient les francs, les normands et les goths dans leurs irruptions, ils les imitaient aussi en se soumettant aux lois, aux mœurs et à la religion des vaincus. C’est ainsi que d’autres tartares en ont usé avec les chinois ; et c’est l’avantage que tout peuple policé, quoique le plus faible, doit avoir sur le barbare, quoique le plus fort.

Ainsi les califes n’étaient plus que les chefs de la religion, tels que le daïri pontife du Japon, qui commande en apparence aujourd’hui au Cubosama, et qui lui obéît en effet ; tels que le shérif de La Mecque, qui appelle le sultan turc son vicaire ; tels enfin qu’étaient les papes sous les rois lombards. Je ne compare point sans doute le trône de l’erreur à celui de la vérité. Je compare les révolutions. Je remarque que les califes ont été les plus puissants souverains de l’orient, tandis que les pontifes de Rome n’étaient rien. Le califat est tombé sans retour ; et les papes sont peu à peu devenus de grands souverains, affermis, respectés de leurs voisins, et qui ont fait de Rome la plus belle ville de la terre.

Il y avait donc au temps de la première croisade un calife à Bagdad qui donnait des investitures, et un sultan turc qui régnait. Plusieurs autres usurpateurs turcs et quelques arabes, étaient cantonnés en Perse, dans l’Arabie, dans l’Asie Mineure. Tout était divisé, et c’est ce qui pouvait rendre les croisades heureuses. Mais tout était armé, et ces peuples devaient combattre sur leur terrain avec un grand avantage. L’empire de Constantinople se soutenait : tous ses princes n’avaient pas été indignes de régner. Constantin Porphirogénéte, fils de Léon Le Philosophe, et philosophe lui-même, fit renaître, comme son père, des temps heureux. Si le gouvernement tomba dans le mépris sous Romain fils de Constantin, il devint respectable aux nations sous Nicéphore Phocas, qui avait repris Candie en 961 avant d’être empereur. Si Jean Zimiscés assassina ce Nicéphore, et souilla de sang le palais, s’il joignit l’hypocrisie à ses crimes, il fut d’ailleurs le défenseur de l’empire contre les turcs et les bulgares. Mais sous Michel Paphlagonate on avait perdu la Sicile : sous Romain Diogène presque tout ce qui restait vers l’orient, excepté la province de Pont ; et cette province, qu’on appelle aujourd’hui Turcomanie, tomba bientôt après sous le pouvoir du turc Soliman, qui maître de la plus grande partie de l’Asie Mineure, établit le siége de sa domination à Nicée, et menaçait de-là Constantinople au temps où commencèrent les croisades.

L’empire grec était donc borné alors presque à la ville impériale, du côté des turcs ; mais il s’étendait dans toute la Grèce, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, la Thrace, l’Illyrie, et avait même encore l’île de Candie. Les guerres continuelles, quoique toujours malheureuses contre les turcs, entretenaient un reste de courage. Tous les riches chrétiens d’Asie, qui n’avaient pas voulu subir le joug mahométan, s’étaient retirés dans la ville impériale, qui par-là même s’enrichit des dépouilles des provinces. Enfin malgré tant de pertes, malgré les crimes et les révolutions du palais, cette ville, à la vérité déchue, mais immense, peuplée, opulente et respirant les délices, se regardait comme la première du monde. Les habitants s’appelaient romains et non grecs. Leur état était l’empire romain : et les peuples d’occident, qu’ils nommaient latins, n’étaient à leurs yeux que des barbares révoltés.

La Palestine n’était que ce qu’elle est aujourd’hui, le plus mauvais pays de tous ceux qui sont habités dans l’Asie. Cette petite province est dans sa longueur d’environ quarante-cinq lieues, et de trente à trente-cinq en largeur. Elle est couverte presque partout de rochers arides, sur lesquels il n’y a pas une ligne de terre. Si cette petite province était cultivée, on pourrait la comparer à la Suisse. La rivière du Jourdain, large d’environ cinquante pieds dans le milieu de son cours, ressemble à la rivière d’Aar chez les suisses, qui coule dans une vallée moins stérile que le reste. La mer de Tibériade peut être comparée au lac de Genève. Cependant les voyageurs qui ont bien examiné la Suisse et la Palestine, donnent tous la préférence à la Suisse. Il est vraisemblable que la Judée fut plus cultivée autrefois quand elle était possédée par les juifs. Ils avaient été forcés de porter un peu de terre sur les rochers pour y planter des vignes. Ce peu de terre, liée avec les éclats des rochers, étaient soutenus par de petits murs dont on voit encore des restes de distance en distance. 

La Palestine, malgré tous ces efforts, n’eut jamais de quoi nourrir ses habitants ; et de même que les treize cantons envoient le superflu de leurs peuples servir dans les armées des princes qui peuvent les payer, les juifs allaient faire le métier de courtiers en Asie et en Afrique. à peine Alexandrie était-elle bâtie, qu’ils s’y étaient établis. Les juifs commerçants n’habitaient guères Jérusalem ; et je doute que dans le temps le plus florissant de ce petit état, il y ait jamais eu des hommes aussi opulents que le sont aujourd’hui plusieurs hébreux d’Amsterdam et de La Haye.

Lorsque Omar, successeur de Mahomet, s’empara des fertiles pays de la Syrie, il prit la contrée de la Palestine ; et comme Jérusalem est une ville sainte pour les mahométans, il l’enrichit d’une magnifique mosquée de marbre, couverte de plomb, ornée en dedans d’un nombre prodigieux de lampes d’argent, parmi lesquelles il y en avait beaucoup d’or pur. Quand ensuite les turcs déjà mahométans s’emparèrent du pays vers l’an 1055 ils respectèrent la mosquée, et la ville resta toujours peuplée de sept à huit mille habitants. C’était ce que son enceinte pouvait alors contenir, et ce que tout le territoire d’alentour pouvait nourrir. Ce peuple ne s’enrichissait guères d’ailleurs que des pèlerinages des chrétiens et des musulmans. Les uns allaient visiter la mosquée, les autres le saint sépulcre. Tous payaient une petite redevance à l’émir turc qui résidait dans la ville, et à quelques imans qui vivaient de la curiosité des pèlerins.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

Fidélité d’Amour – Fedeli d’Amore

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Origine

L’Ordre des Fidèles d’Amour est une société secrète de gens de lettres à laquelle appartenait Dante et au sein de laquelle Guido Cavalcanti apparaissait comme un maître. Il se situe à l’intersection creusée de deux cultures : l’une, provençale, est la longue lignée des troubadours et trouvères que Cavalcanti et Dante achèvent ou parachèvent ; l’autre, qui la macule d’une mystique nouvelle, est celle des soufis.
La poésie des soufis a rencontré l’Occident à travers les croisades. Dans la quête des chevaliers chrétiens appartenant à l’Ordre du Temple, un écho a retenti, et derrière l’hostilité historique apparente, une rencontre invisible porta la parole d’Ibn’ Arabi, comme la pensée d’Averroès, et le caractère des ‘âshiq, à l’Occident. Les Fidèles d’Amour sont apparus aux yeux de soufis ultérieurs comme une variante inattendue et florentine des Shadhiliyya quant à la voie privilégiée (mêlant amour et poésie) et jusqu’au symbolisme commun des systèmes (tournant - c’est le cas de le dire - autour du mystérieux nombre neuf).

Initiation

L’initiation des Fidèles d’Amour commençait avant leur entrée dans cette petite société : il s’agissait de l’expérience amoureuse elle-même, vécue alors comme une mystique à part entière, abolissant éventuellement, invisiblement, la chrétienne. « L’amour est une religion dont le dieu est faillible » dira avec élégance Borges. Tomber amoureux (et si possible d’une jolie jeune fille, d’une « jouvencelle ») était la clé qui ouvrait la porte énigmatique du coeur. Des troubadours jusqu’aux Beatles, l’amour, à chaque fois qu’il s’agira de le consacrer dans l’idiome naturel, dans la scansion produite par un langage familier qui s’étrange lui-même à mesure qu’il avance dans l’amour, pourra porter ce double sens : celui d’une sacralisation de l’immanence comme d’une destitution des privilèges de la transcendance. L’autre monde est dans ce monde, vécu comme un miroir à double sens, et c’est l’amour qui est la clé du voyage, l’amour qui permet de raccrocher le temps qui bifurque dans les deux sens et de matérialiser l’Aïon dans un corps. La deuxième étape était d’échouer dans son entreprise galante, en vue de conserver la tension érotique sans la satisfaire (proche en cela de l’extase masochiste ou des pratiques taoïstes). La troisième commençait avec la familiarité à la poésie, l’acquisition d’une pratique langagière qui se calque sur le sentiment amoureux : un style passionnel qui fasse prélude au sens de la vie.

Comme on peut aisément le comprendre, la moitié des adolescents (garçons et filles) de l’histoire de l’humanité ont les prétentions suffisantes à devenir des Fidèles d’Amour. A la différence du Paradis chrétien (que Dante visitera), beaucoup d’élus. Mais c’est lorsque la poésie rentre en jeu que la plupart des élus manquent à l’appel et se retirent. Car la poésie, telle qu’elle est pratiquée par Dante Alighieri, Cino da Pistoia, Lapo Gianni, Gianni Alfani, Dino Frescobaldi ou Guido Cavalcanti, demande un effort intellectuel, une rigueur théorique qui va de pair avec l’invention d’un style où faire couler la pensée. La recherche est celle d’une perfection formelle où sens et son arrivent à leur pointe blessante, le tour, à la fois mystérieux et magique, où mélopée, phanopée et logopée atteignent, dans une parole douce et à voix basse, leur acmé.

L’initiation de Dante

C’est dans le chapitre XVIII de la Vita Nova, que Dante franchit cette étape cruciale. Alors qu’un groupe de jeunes filles, mené par Jeanne Primavera, lui demande pourquoi il aime Béatrice alors qu’il s’effondre à sa vue et la fuit depuis qu’elle a répondu à son salut par le dédain, Dante répond : « Mes dames, la fin de mon amour a été naguère le salut de cette dame de qui peut-être vous voulez parler, et c’est en lui que résidait ma béatitude laquelle était la fin de tous mes désirs. Mais depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur Amour, grâces lui soient rendues, a placé toute ma béatitude en ce qui ne me peut m’être ôté ». Jeanne et ses amies se concertent et finalement lui demandent de préciser d’où il tire cette béatitude. Dante réplique, avec son orgueil habituel et le plus naturellement du monde : « Dans les paroles qui louent ma dame ». Mais Jeanne lui dit : « Si cela était vrai, les vers en lesquels tu as dépeints ton état, tu les aurais tournés d’une toute autre manière ». Alors Dante repart, la queue entre les jambes, demeurant plusieurs jours anxieux et excité jusqu’à trouver, dans le chant suivant, les vers qui feront trembler les gens d’amour…

D’hier à aujourd’hui

L’organisation initiatique des Fidèles d’Amour a disparu officiellement en Occident dès la fin du moyen âge. Parmi ses membres, certains ont choisi d’émigrer dans les pays du Moyen Orient, en Syrie ou en Égypte, mais d’autres ont préféré la clandestinité la plus rigoureuse. Pourtant, il existe des preuves que cette organisation s’est simplement occultée et qu’elle a perduré à travers les siècles, au cœur de l’Occident, jusqu’à nos jours. A ce qu’on en sait, cette organisation n’existerait plus en tant qu’ordre initiatique car, depuis le moyen âge, on pense qu’il ne s’agit plus que de cas singuliers et d’expériences individuelles. Alors, que signifie être un fidèle d’amour de nos jours ? Pour l’être, faut-il obligatoirement appartenir à une organisation constituée comme telle, avec sa hiérarchie, ses rites initiatiques et son langage secret ? A propos des Rose-Croix, René Guénon nous met en garde contre cette erreur : « Le terme de Rose-Croix est proprement la désignation d’un degré initiatique effectif, dont la possession, évidemment, n’est pas liée d’une façon nécessaire au fait d’appartenir à une certaine organisation définie ». Il en est sans doute de même pour les fidèles d’amour d’aujourd’hui.

Quand on parle de la Fidélité d’Amour aujourd’hui, il faut penser, bien sûr, à cette ancienne organisation qui s’est transportée en Orient, et dont quelques uns des membres occidentaux sont bien connus : Dante, Cavalcanti, Pétrarque, mais il faut y voir aussi une voie et un mode de réalisation spirituelle que quelques individus ont emprunté depuis son occultation, dans des conditions qui demeurent aussi mystérieuses qu’à l’époque où cette organisation existait au grand jour : Raphaël, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno. Ce qui distingue, en effet, l’organisation des Fidèles d’Amour, c’est son secret, ce qui explique pourquoi ses membres ont laissé si peu de traces, hormis bien sûr l’œuvre toute entière de Dante, à condition de savoir en percer les mystères. A ce propos, René Guénon nous fait remarquer que notre temps, aussi obscur et peu propice à la connaissance ésotérique soit-il, pourrait toutefois en autoriser une meilleure compréhension.

D’Orient et d’Occident

Comme nous l’avons dit, il fut un temps, en Occident, où l’ordre des Fedeli d’Amore existait en tant qu’organisation initiatique et ce temps reste lié à l’histoire des Croisades. Si l’on veut bien considérer, comme René Guénon, que cette époque a produit « d’actifs échanges intellectuels entre l’Orient et l’Occident », on en conclura que l’initiation des fidèles d’amour les rendait aptes à entrer en relation avec ceux d’Orient. Mais de tels échanges se sont interrompus pendant plusieurs siècles à cause de la « dégénérescence » de l’Occident en matière d’ésotérisme. En revanche, le vingtième siècle a permis l’accès à des textes d’auteurs orientaux qui étaient restés inédits en Occident. Leur existence favorise désormais une meilleure connaissance de la Fidélité d’Amour, qui est fondamentalement d’Orient et d’Occident. Cela signifie-t-il que l’initiation à l’ordre des Fedeli d’Amore en serait devenue possible ? Ce serait méconnaître la nature même de l’initiation – qui est transmission – que de le penser, et pourtant, René Guénon lui-même nous fait remarquer, en conclusion de son Roi du Monde, que « dans les circonstances au milieu desquelles nous vivons présentement, les événements se déroulent avec une telle rapidité que beaucoup de choses dont les raisons n’apparaissent pas encore immédiatement pourraient bien trouver, et plutôt qu’on ne serait tenté de le croire, des applications assez imprévues, sinon tout à fait imprévisibles. »

L’histoire de la Fidélité d’Amour en Occident ne s’arrête donc pas à la disparition ou plutôt à l’occultation de l’ordre des Fidèles d’Amour. Ici, il faut entendre le mot « Occident » à la manière dont René Guénon en parle, dans Orient et Occident, par exemple, comme de l’espace géographique, de tradition chrétienne par rapport à un « Orient » qui est de tradition sémitique, musulmane ou juive. C’est d’ailleurs ce qui explique que Henry Corbin en ait poursuivi la piste en direction de Ibn ‘Arabî, des théosophes et des poètes persans, comme Rûzbehân Baqlî, Hâfez ou encore Fakhr ‘Erâqî. Mais la tradition des Fidèles d’Amour est aussi une tradition occidentale, en ce sens qu’elle concerne les trois religions monothéistes ou plutôt leurs ésotérismes respectifs que sont la Kabbale, tradition hébraïque, l’ésotérisme islamique et l’ésotérisme chrétien. Julius Evola et René Guénon soutiennent qu’elle a son équivalent en Extrême Orient, spécialement en Inde.

Quoi qu’il en soit, l’histoire des Fidèles d’Amour s’étend en Occident au-delà du terme fixé par René Guénon – qui cite encore Boccace et Pétrarque, après Dante et les Fedeli d’Amore. C’est pourquoi il convient ici d’évoquer les « chaînons manquants » qui font perdurer cette histoire jusqu’à nos jours. Peu importe qu’ils se désignent de nos jours sous le nom de disciples de Foi et Amour, en référence à un recueil de fragments philosophiques du poète allemand Novalis. Ils s’inscrivent bien dans la même lignée spirituelle qui est celle des Fedeli d’Amore. Il suffira d’en citer deux, un poète et un peintre, Novalis et Raphaël : « Le poète romantique allemand et le peintre italien appartiennent à la même généalogie spirituelle, celle des artistes visionnaires qui ont été initiés à la Fidélité d’amour par l’apparition providentielle, dans leur vie, d’un certain visage de beauté, visage humain, comme celui de Sophie, pour Novalis, que ce dernier a contemplé avec les yeux de son âme, ou image divine, celle de la Vierge Marie, pour Raphaël, qui en reçu, une nuit, la révélation. »

Il existe d’ailleurs des preuves de leur appartenance à la lignée des Fedeli d’Amore. C’est, par exemple, Wackenroder rapportant cette citation d’une lettre du peintre italien au comte de Castiglione : « Comme on voit si peu de belles formes féminines, je me tiens en esprit à une certaine image qui naît dans mon âme », ou transcrivant quelles feuillets de Bramante, à propos de la vision d’une Image de la Vierge Marie survenue une nuit à Raphaël. Il faudrait citer intégralement ce texte mais on retiendra que « le plus merveilleux est qu’il lui sembla que cette image fût justement ce qu’il avait toujours cherché, bien qu’il n’en eût jamais eu qu’un pressentiment obscur et confus » et aussi que « l’apparition était restée pour toujours gravée dans son coeur et dans ses sens, et il avait alors réussi à reproduire les traits de la Mère de Dieu comme toujours ils avaient flotté devant son âme, et il avait toujours eu un certain respect même pour les images qu’il peignait ». S’il devait y avoir un doute quant à la présence de la Vierge Marie, dans l’expérience initiatique des Fidèles d’Amour, on rappellera, avec René Guénon, qu’il existe de nombreux symboles initiatiques de la Mère de Jésus dont l’application « est parfaitement justifiée par les rapports de la Vierge avec la Sagesse et avec la Shekinah ».
Quant à Novalis, quelques extraits du dialogue de Henri et Mathilde, dans son unique roman, inachevé, Henri d’Ofterdingen (1801), permettront de comprendre pourquoi il est tenu comme le représentant le plus pur de la tradition occidentale de la Fidélité d’Amour : « Tu es la sainte qui présente mes demandes à Dieu, l’intermédiaire à travers qui Il se révèle à moi, l’ange par lequel Il me donne à connaître la plénitude de Son amour. Qu’est-ce que la religion, sinon une intelligence infinie, une éternelle communion des cœurs aimants ? Où deux sont réunis, Il est au milieu d’eux. J’ai éternellement à respirer en toi, et ma poitrine ne finira jamais de se remplir de toi. Tu es la divine splendeur, la vie éternelle dans l’enveloppe la plus adorable. Si seulement tu pouvais voir comment tu m’apparais, quelle rayonnante image émane de ton corps et vient partout illuminer mes regards, tu ne redouterais nulle vieillesse. Ta forme terrestre n’est qu’une ombre de cette image ; et certes, les forces de la terre luttent et se prodiguent pour la concrétiser, la confirmer, mais la nature est encore insuffisamment mûre : l’image est l’archétype éternel qui participe du saint monde inconnu ».

Dans ces conditions, on peut affirmer que la généalogie spirituelle des Fedeli d’Amore, en Occident, ne s’est pas interrompue, même s’il n’est plus question ici de parler d’Ordre – et d’ailleurs cet Ordre a-t-il jamais existé comme tel, n’a-t-il pas été plutôt une organisation initiatique, au sens où l’entendait René Guénon ? Que cette organisation demeure toujours active, même invisible, n’en reste pas moins une certitude. Et c’est ce qui importe finalement. D’autant que son existence en Occident est un signe manifeste de l’appartenance, de nos jours, de Fidèles d’Amour d’Occident à « une élite spirituelle commune aux trois rameaux de la tradition abrahamique », dont l’éthique « prend origine aux mêmes sources et vise la même hauteur d’horizon. »

Alors se pose une dernière question : « Rapprochés dans cette communauté de culte et de destin, les Fidèles d’Amour, ceux de l’Occident et ceux de l’Iran, nous font mieux distinguer au moins l’orée du chemin dans lequel ils s’étaient tous engagés, mystiques, poètes, philosophes. Se demandera-t-on si le parcours de leur Voie a encore une signification autre qu’historique, pour les conditions de notre propre présent historique ? ». Henry Corbin remarque qu’« il n’y a pas de réponse générale ni de programme théorique à fournir à ce genre de question ». Pourtant il existe une réponse qui est celle donnée par l’existence même de la Fidélité d’amour, de nos jours, en Occident, d’une tradition qui est donc demeurée vivante et qui reste fondamentalement une tradition d’Orient et d’Occident.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 18 mai, 2007 |Pas de commentaires »

PRÉSENTATION de la NOBLE CONFRÉRIE des Chevaliers de SAINT-GEORGES au Comté de Bourgogne

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A – Petite histoire de la confrérie

La noble association des chevaliers de Saint-Georges fut fondée à Rougemont vers l’an 1300 par les souverains du comté de Bourgogne pour rassembler des gentilshommes bourguignons d’ancienne chevalerie. Leur insigne à cette époque était une médaille représentant saint Georges à cheval terrassant un dragon, suspendue à une chaîne d’or. Cette confrérie fut détruite à la fin du XIVe siècle par les guerres. Elle a été rétablie par Philibert de MOLLANS, chevalier comtois qui aurait rapporté de Terre Sainte des reliques de Saint-Georges. Il pensa dès lors les offrir à la noblesse du comté de Bourgogne. Il réunit donc vers 1435 ou 1440, un certain nombre de chevaliers comtois pour honorer ces reliques dans une chapelle qu’il possédait au chateau de Rougemont. Et il résolu de célébrer chaque année la fête d’un saint, que la noblesse considérait comme son patron, parce qu’il fut chevalier et qu’on le représentait à cheval armé d’une lance. Philibert de MOLLANS fut sans doute le premier gouverneur de l’ordre élu par le corps des chevaliers. Dès lors, les plus grands seigneurs du pays s’empressèrent de se faire recevoir dans la confrérie, et s’assemblaient chaque année dans la chapelle de Rougemont le 22 avril, veille de la Saint Georges. Philippe le Bon autorisa l’ordre à porter la médaille suspendue à un ruban rouge à l’instar de celui de la Toison d’Or. En 1648, la confrérie s’installa à Besançon et non à Dole, alors capitale du comté de Bourgogne, en effet la confrérie avait déjà un rôle politique en s’opposant au parlement de Dole. Une salle dans la tour de Montmartin lui fut octroyée par un traité avec la ville de Besançon, ainsi que l’exemption du logement des gens de guerre pour les chevaliers résidant à Besançon. Les chevaliers de Saint-Georges furent d’ailleurs les seuls nobles de la cité de Besançon a bénéficier de cet inappréciable privilège. Pourtant, elle semble s’être réuni plusieurs fois à Vesoul, ville qui a pour saint patron Saint-Georges. Puis le 25 avril 1661, la confrérie s’assemble à Salins et décide que dorénavant elle se réunira à Besançon, au couvent des Grands Carmes, fondé par un confrère : Jean de VIENNE. Après la conquête, Louis XIV décida de tolérer la confrérie, malgré sa résistance à l’envahisseur. Il permit même aux chevaliers de porter leur médaille de Saint-Georges suspendue à un ruban moiré bleu comme celui de l’ordre du Saint-Esprit, ceci afin de s’accommoder a moindre coût une partie de la noblesse comtoise, qui lui fournirait des cadres dévoués pour son armée. Louis XV & Louis XVI, continuèrent la politique du Roi Soleil à l’égard de la confrérie, ils adressèrent d’ailleurs à la compagnie des portraits d’eux mêmes, en pied, où l’on pouvait lire : « Donné par le roi aux chevaliers de Saint Georges de son comté de Bourgogne ». Ces portraits ainsi que celui du prince de CONDÉ, protecteur spécial de la confrérie décorait la superbe salle des Grands Carmes de Besançon, malheureusement détruite lors de la Révolution. La frise des boiseries de la salle était ornée de la série des écus blasonnés des chevaliers vivants, avec leurs inscriptions cantonnées de leur quatre quartiers, que l’on descendait lors de leur décès pour être portés en cérémonie à l’église, puis suspendus à leur rang dans la nef où l’on en voyait un grand nombre qui avaient décoré longtemps la chapelle de Rougemont. L’église qui était tapissée des blasons des chevaliers de Saint Georges était aussi pavée de leur tombes, « comme s’ils eussent voulu réunir en ce lieu les emblèmes de la vanité humaine au témoignage de son néant ». Lors de l’assemblée générale du 25 avril 1768, de nouveaux statuts furent rédigés, ils seront étudiés ici.

B – Organisation de la confrérie

La confrérie fut organisée par des statuts rédigés à l’assemblée générale du 25 avril 1768, vous trouverez ces statuts ci-dessous.

1 – Statuts de réception

Article Ier – Ne seront admis dans la chevalerie que des gentilshommes de nom et d’armes, lesquels, après avoir fait preuve de leur noblesse, en la forme et manière prescrites ci-après, prêteront le serment…., entre les mains du gouverneur de la province, en cas qu’il soit présent à l’assemblée, ou entre les mains du gouverneur de la chevalerie ; ils s’obligeront de plus d’observer non-seulement les présents statuts, mais encore ceux qui seront faits à l’avenir, quand même ces statuts et ordonnances auraient été délibérés en leur absence ou contre leur avis.

Article II – Tous les gentilshommes prétendants à être admis au nombre des chevaliers, seront tenus de présenter requête à l’assemblée générale, pour avoir des commissaires, et de joindre à leur requête, l’inventaire de tous leurs titres, avec leurs arbres genealogiques, peints et blasonnées ; pour que l’inventaire ayant été lu, et l’arbre genealogique examiné par tous les chevaliers composant l’assemblée, le gouverneur prenne les voix de chacun en particulier pour savoir si les titres portés dans l’inventaire paraissent suffisants pour faire les preuves requises, et obtenir des commissaires ; auquel cas il en sera donné deux à la pluralité des voix.

Article III – Les gentilshommes prétendants remettront entre les mains des commissaires nommés leurs titres, inventaire et arbre genealogique, six semaines avant l’assemblée suivante, où ils devront en faire rapport, à moins toutefois que les seize quartiers des prétendants n’aient déjà été jurés dans cette chevalerie ; auquel cas les commissaires pourront faire leur rapport du jour au lendemain, dans la même assemblée.

Article IV – Les prétendants justifieront leur noblesse de seize quartiers, savoir : quatre trisaïeuls et trisaïeules paternels, et quatre trisaïeuls et trisaïeules maternels, nobles, non anoblis de leur chef, et sans qu’il y ait été dérogé par leurs descendants ; remontant leur noblesse à cent trente ans pour les quinze quartiers d’alliance ; et quant à la tige, ou nom du présenté, la preuve se portera jusqu’au dixième ascendant, le présenté non compris ; laquelle preuve se fera par production de titres suffisants, et tels qu’ils sont déterminés dans l’article suivant.

Article V – Les titres qui doivent servir à ladite preuve de même qu’à celle de filiation, sont les extraits baptistaires, les testaments, les partages, les contrats de mariage, les actes de convocation aux bans et arrière-bans, les comparutions aux assemblées des nobles, les actes de foi et hommage, les anciennes inscriptions sur des monuments publics, les épitaphes, les emplois, services et qualifications d’écuyer ou chevalier, et tous autres actes homologués en justices souveraines.

Article VI – Les copies tirées sur les originaux ne feront aucune foi, qu’elles n’aient été collationnées en présence des commissaires à l’examen de la preuve, ou de quelqu’un député de leur part à ce sujet.

Article VII – Les copies qui viendront des provinces étrangères, quoique collationnées et légalisées, ne feront aucune foi, à moins qu’elles ne soient appuyées et soutenues par des attestations des souverains, républiques, chambre de la noblesse aux états, cours de parlement, chambre des comptes ; toutes autres attestations étant insuffisantes.

Article VIII – Les quartiers de noblesse qui n’auront pas été jurés dans cette chevalerie, le seront par quatre chevaliers ; et ceux qui l’auront été, seront jurés par deux chevaliers seulement.

Article IX – Toutes les preuves faites en tige ne se recommenceront pas, mais on les remontera seulement jusqu’à la tige commune déjà prouvée.

Article X – Aucun prétendant ne sera reçu qu’il ne soit connu pour catholique, sujet du roi, né ou domicilié dans la province de Franche-Comté, homme de probité sans reproche, agréable à la compagnie, de l’âge de seize ans, qu’il ne prête le serment conformément aux présents statuts, après lequel le gouverneur de l’ordre lui donnera l’accolade selon la forme chevaleresque, remettra en main le baudrier et la décoration de la chevalerie de Saint-Georges, et l’exhortera de continuer à vivre en gentilhomme et en fidèle vassal de son souverain.

Article XI – La filiation entière des chevaliers reçus, et les noms de baptême de tous les ascendants et ascendantes jusqu’aux trisaïeuls et trisaïeules inclusivement, et jusqu’au dixième ascendant en tige, ou nom du présenté, seront enregistrés à chaque réception ; et sera tenu le nouveau reçu de laisser au secrétariat son arbre genealogique, et l’inventaire de ses titres produits, pour reposer aux archives de l’ordre, et y avoir recours en cas de besoin.

Article XII – le nouveau reçu paiera 300 livres au trésorier de l’ordre, à moins que son père ou quelques-uns de ses frères n’aient déjà été reçus, auquel cas il sera dispensé de les payer ; sinon il les délivrera avant de prêter le serment.

Article XIII – Si un chevalier savait quelques défauts dans les preuves du gentilhomme prétendant, qui puissent l’empêcher d’être admis au nombre des chevaliers, il sera obligé en honneur d’en donner avis à l’assemblée, dans le temps que les commissaires feront leur rapport ; et le secret sera inviolablement gardé de tout ce qui se passera dans les assemblées.

Article XIV – Les statuts de cet ordre n’obligeant les chevaliers qu’au service de Dieu et à celui du souverain, ceux qui auront les qualités requises y seront reçus, quoique revêtus d’un autre ordre de chevalerie, et cela relativement aux anciens usages et coutumes de l’ordre.

Article XV – On admettra dans ladite chevalerie deux ecclésiastiques, de chacun des collèges nobles de la province, pour y représenter, en cas de besoin, les intérêts de leurs chapitres, lesquels ont toujours été soutenus et protégés par les chevaliers de Saint-Georges ; ces ecclésiastiques prétendants à être reçus dans l’ordre, y feront les preuves accoutumées, quoiqu’ils les aient déjà faites pour entrer dans les chapitres dont ils sont membres.

2 – Attributs et insignes de la confrérie

a) Le grand sceau – Les archives du Doubs possède un grand sceau rond de 34 mm. Voici la description de ce sceau : Dans le champ, Saint-Georges asénestré, vêtu à l’antique et à cheval, plante son épée dans la gorge d’un dragon que son cheval foule au pieds. Autour : SIGIL. NOBIL. SEQUAN. D. GEORGIO. DICATAE.
b) L’insigne – les chevaliers ou confrères de Saint-Georges portaient primitivement au col, puis à la boutonnière, fixé au moyen d’une bélière et d’un anneau à un cordon ou à un ruban moiré bleu comme celui de l’ordre du Saint Esprit, d’un quart d’aune de long, une petite figure équestre de saint Georges, en or ou en argent doré
c) Les armoiries – De gueules à un saint Georges d’or.
d) Le bâton – Tous les ans, la confrérie nommait une sorte de procureur appelé bâtonnier qui portait un bâton d’argent richement ciselé, surmonté d’une statuette de Saint Georges à cheval.

3 – Le serment – Voici le serment que devaient prêter tous les chevaliers lors de leur admission à la confrérie, et ce entre les mains du gouverneur du comté de Bourgogne, ou en cas d’absence de celui-ci entre celles du gouverneur de l’ordre :

DEMANDE : Ne promettez-vous pas sur les saints évangiles de Dieu et sur votre honneur, de professer en tout et partout la foi catholique, apostolique et romaine ?

RÉPONSE : Ainsi, je le jure et promets

DEMANDE : Ne promettez-vous pas aussi d’être fidèle sujet du Roi, de chercher en toute occasion sa gloire, d’empêcher qu’aucun tort ne lui soit fait, d’employer à cet effet votre vie jusqu’au dernier moment, et d’observer les statuts de l’ordre ?

RÉPONSE : Ainsi, je le jure et promets

DEMANDE : Ne promettez-vous pas conformément aux statuts de l’ordre de prêter appui et secours à vos frères d’armes, et de vous comporter en tout dans ledit ordre en preux, loyal et vaillant chevalier ?

RÉPONSE : Ainsi, je le jure et promets

Ce serment regroupe en son sein toutes les valeurs de l’idéal chevaleresque, la défense de la foi catholique, la fidélité envers le souverain, son service, l’entraide mutuelle des chevaliers, et l’assistance de leurs veuves et de leurs orphelins. Ce serment prêté, le gouverneur donnait l’accolade au nouveau chevalier selon la forme chevaleresque en lui remettant en main le baudrier et la médaille de la chevalerie de Saint Georges, il l’exhortait à être un gentilhomme fidèle vassal de son souverain. Il est à signaler que le nouveau membre devait verser une sorte de cotisation de 300 livres au trésorier de l’ordre, a moins que son père ou son frère n’aient déjà été reçus.

4 – Statuts de police intérieure

Article I – Dans tous les temps la noblesse assemblée sous l’invocation de Saint-Georges, sera présidée et gouvernée par un de ses membres, élu à la pluralité des voix, qui portera le titre de gouverneur. Cette charge sera à vie

Voici la liste des gouverneur de l’ordre de 1678 à 1790 :

- Claude-Louis de FALLETANS – 1674-1700
- Charles-César, marquis de SAINT-MAURIS – 1701-1704
- Frédéric-Eléonore de POITIERS de RYE – 1705 – 1713
- Jean-Chrétien, marquis de WATTEVILLE – 1714-1724
- Antide-Marie de PRA – 1725-1756
- Pierre, marquis de GRAMMONT – 1757-1790

Article II – La mort du gouverneur de l’ordre venant à arriver, l’élection de son successeur se fera à la plus prochaine assemblée générale ; et jusqu’au temps de cette élection, le plus ancien chevalier de ceux qui composent le conseil, fera les fonctions de gouverneur.

Article III – Il se tiendra chaque année une assemblée générale le premier dimanche après la fête de Saint-Georges, à moins que, pour des raisons indispensables, cette assemblée ne soit retardée, ce qui sera déterminé par messieurs du conseil ; et le secrétaire, par une lettre circulaire, avertira MM les chevaliers du jour de cette assemblée, et les invitera de s’y rendre.

Article IV – Ceux de MM. les chevaliers qui ne pourront pas se trouver à l’assemblée générale, seront obligés de s’excuser par une lettre au corps, ou adressée à l’un des particuliers, qui proposera à la compagnie l’excuse de son confrère ; l’assemblée jugera de la validité ou insuffisance des raisons proposées ; si elles ne sont pas trouvées suffisantes, on écrira au chevalier qui se serait excusé, pour l’inviter à se trouver plus régulièrement aux assemblées ; et si, sur des prétextes légers, il continuait à s’en absenter, il serait rayé du nombre des chevaliers.

Article V – Il sera nommé tous les ans, par rang d’ancienneté, un chevalier avec le titre de bâtonnier, sous l’autorité du gouverneur ; il sera chargé de tous les frais de ladite assemblée, lesquels ont été réglés et évalués à cinq cents livres qu’il remettra au trésorier de l’ordre pour être employés aux susdits frais.
Le secrétaire aura attention d’avertir à temps celui des chevaliers qui devra succéder au bâtonnier, à l’assemblée prochaine.

Article VI – Les chevaliers de Saint-Georges étant censés être toujours les commissaires des preuves des différents collèges de noblesse et des chapitres nobles de la province, l’assemblée s’occupera essentiellement de tout ce qui peut les intéresser, et nommera, en tant que besoin serait, des commissaires pour veiller au maintien de leurs droits et prérogatives.

Article VII – Si l’un des chevaliers était fait prisonnier, tous les autres seront obligés de contribuer de tout leur pouvoir à son élargissement, pourvu toutefois qu’il n’ait pas été arrêté pour crime de lèse-majesté divine et humaine : ils empêcheront, autant qu’il sera en eux, qu’il ne soit fait aucun tort aux veuves, enfants, pupilles ou mineurs des chevaliers décédés, dont ils seront tenus de soigner les intérêts comme les leurs propres ; et à cet effet il sera nommé dans l’assemblée générale de chaque année, deux chevaliers dans chacun des grands bailliages de la province, pour y veiller.

Article VIII – A la mort d’un chevalier, chacun, après avoir été averti de son décès, sera tenu de faire dire trois messes pour le salut de son âme.

Article IX – Les différentes querelles qui pourraient survenir entre les chevaliers, sur les droits, rangs et prérogatives concernant l’ordre, seront décidées par l’assemblée générale ; ou si la chose pressait, par le gouverneur de la chevalerie, avec son conseil, ou par trois chevaliers dont les parties conviendraient ; auxquels jugements tous les chevaliers sont obligés de s’en tenir, sous peine d’être rayés du nombre des chevaliers ; et pour entretenir une union parfaite, tous sont invités, en cas qu’il survienne entre eux des difficultés sur le motif de l’intérêt, de s’en rapporter à la décision de trois chevaliers, au choix des parties, ou nommés par le corps, en cas que les parties ne puissent convenir de ce choix.

Article X – Si les difficultés ou querelles étaient sur point d’honneur, les premiers d’entre les chevaliers qui en auront connaissance, seront tenus de faire des efforts pour empêcher les voies de fait, et avertiront incessamment le gouverneur de la chevalerie, afin que celui-ci en donne avis au gouverneur ou commandant de la province, et qu’il puisse en recevoir les ordres nécessaires.

Article XI – Pour que les assemblées générales se fassent avec la décence et l’ordre nécessaires, s’il arrivait qu’un chevalier, dans ces assemblées, eût quelque différend ou querelle avec un de ses confrères, il a été décidé que ceux qui tomberaient dans ces inconsidérations, demeureraient pour toujours exclus du corps.

Article XII – S’il pouvait arriver qu’un chevalier, par sa mauvaise conduite, ou par des actions qui blesseraient l’honneur et la probité, se mît dans le cas de se rendre indigne du titre de chevalier (qui suppose une conduite sans reproche et une probité à toute épreuve), il serait rayé du nombre des chevaliers, et pour jamais exclu du corps.

Article XIII – Dans toutes les affaires importantes de l’ordre, après qu’elles auront été exactement discutées, les chevaliers donneront leur suffrage par des billets qui seront ouverts par l’un des secrétaires, en présence de deux chevaliers nommés par l’assemblée.

Article XIV – Lorsqu’il s’agira de la réception d’un prétendant, on y opinera par scrutin, et non à haute voix ; à la réserve des commissaires à l’examen des preuves, qui seront obligés, après leur rapport, de dire leur sentiment à haute voix.

Article XV – Comme dans l’intervalle d’une assemblée générale à l’autre, il peut arriver biens des événements qui demandent décision ou des instructions subites, l’assemblée générale nommera un conseil pour travailler aux affaires particulières pendant le cours de l’année : ce conseil, qui sera composé de chevaliers désignés par le corps, s’assemblera chez le gouverneur de la chevalerie s’il est à la ville, ou chez le plus ancien des commissaires désignés.

Article XVI – Les commissaires assemblés ensuite de convocation faite par le gouverneur ou l’ancien, pourront agir dans les choses qui demandent célérité, et rapporteront à l’assemblée générale la plus prochaine, tout ce qui aura été fait dans les assemblées particulières, dont il sera conservé des notes par le secrétaire, lequel conservera aussi et rapportera toutes les lettres qui auront été écrites pendant le cours de l’année.

Article XVII – Il y aura deux officiers dans la chevalerie, lesquels seront élus dans l’assemblée générale à la pluralité des voix : le premier de ces officiers, que l’on nommera chancelier, devra être un ecclésiastique, qui fera un discours dans toutes les assemblées générales, où il représentera à tous les chevaliers les obligations auxquelles leur naissance et le serment qu’ils ont prêté les engagent ; le second sera le trésorier.
Il sera aussi choisi, à la pluralité des voix, deux secrétaires.

5 – Statuts de cérémonial

Article I – Toutes les fois que l’assemblée générale se tiendra, le gouverneur et les chevaliers de Saint-Georges députeront quatre chevaliers de leur corps au gouverneur ou commandant de la province, pour l’inviter et le prier d’assister à l’assemblée, afin d’y être témoin qu’on s’y conforme en tout aux desseins et vues des fondateurs de la chevalerie.

Article II – Si le gouverneur ou commandant de la province veut assister à ces assemblées, les quatre chevaliers députés l’accompagneront au lieu de l’assemblée, où il prendra le rang et la séance dus à sa charge et au souverain qu’il représente, qui est le chef de la chevalerie.

Article III – Les archevêques et évêques, chevaliers de l’ordre, seront tirés de leur rang de réception, en considération de leurs dignités réunies à celle de chevalier, et auront séance immédiatement après le gouverneur de l’ordre, dans des fauteuils placés à sa gauche et au dessus de la table, et les autres chevaliers siégeront chacun à leur rang de réception.
Aux premières vêpres, il sera libre audits archevêques et évêques de s’y trouver, ainsi qu’aux processions, et au cas qu’ils s’y rencontrassent, ils marcheront à la gauche du gouverneur, lequel devra être revêtu, ainsi que dans toutes les grandes cérémonies, du grand manteau de l’ordre (qui devra être d’une étoffe d’or mouchetée de noir, à queue traînante), et à l’église ils auront chacun un fauteuil pareil au sien, et occuperont les secondes places comme à la salle.
Le jour de la solennité de la fête de Saint-Georges, les archevêques et évêques officieront pontificalement quand ils le jugeront à propos ; pour les offrandes les chevaliers iront, au pied de l’autel, baiser les reliques entre les mains de l’archevêque ou évêque qui pontifiera, qui pourra être assis dans un fauteuil.
Aux vêpres, le chevalier qui devra succéder par son rang d’ancienneté comme bâtonnier à son prédécesseur, reprendra, au même endroit, dudit archevêque ou évêque, le bâton de l’ordre.
En l’absence du gouverneur, son fauteuil restera vacant en sa place, et l’archevêque de Besançon, s’il est chevalier, continuera d’occuper le sien, et présidera ; en ce cas, proposera, recueillera les voix, opinera le dernier, et recevra les serments, et ce, en considération de sa qualité d’archevêque diocésain réunie avec celle de chevalier ; n’entendant pour cela que les archevêques et évêques étrangers qui pourraient par la suite être admis au nombre des chevaliers, puissent se prévaloir du présent règlement, lequel n’est fait qu’en faveur de l’archevêque de Besançon, lorsqu’il sera du nombre des chevaliers.
Lesdits archevêques et évêques étrangers seront seulement tirés de leurs rangs, et auront leurs places après l’archevêque de Besançon ; et en cas d’absence du gouverneur et de l’archevêque de Besançon, le plus ancien séculier du corps présidera, et lesdits archevêques et évêques étrangers, chevaliers, auront leurs places entre eux, suivant le rang de leurs dignités et réception, immédiatement après le président.

Article IV – Chaque année les chevaliers de Saint-Georges s’assembleront à Besançon, le jour indiqué, dans la salle des Carmes qui a été construite à cet effet.

Article V – Comme MM. du Magistrat de la ville de Besançon ont coutume d’envoyer deux de leurs échevins en robe violette, avec le secrétaire, pour complimenter l’assemblée, on les enverra recevoir à la première porte du cloître des Carmes, par deux chevaliers qui les introduiront dans la salle, où on leur préparera deux fauteuils à la gauche du gouverneur; et leur compliment fini, les mêmes chevaliers les reconduisent jusqu’à l’endroit où ils les auront reçus ; et le lendemain le gouverneur enverra deux chevaliers pour remercier MM. les magistrats. Ils seront reçus à l’entrée de l’hôtel de ville et reconduits de même.

Article VI – Lors du premier jour de l’assemblée, les PP Carmes viendront en procession à la porte de la salle pour conduire les chevaliers à leur église, où ces religieux chanteront les vêpres solennelles.

Article VII – Les chevaliers suivront deux à deux, et seront appelés à haute voix par l’un de leurs secrétaires, par leurs noms et surnoms, en commençant par les derniers de la liste sans leur donner aucuns titres, afin de garder entre eux l’égalité.

Article VIII – Les vêpres étant finies, les religieux, sortant du chœur de ladite église, viendront de même en procession au lieu où les chevaliers seront placés, et les ramèneront jusqu’à l’entrée de leur salle, dans le même ordre qu’il est dit ci-devant.

Article IX – Le lendemain tous les chevaliers s’assembleront dans leur salle, à sept heures du matin, pour y travailler aux affaires du corps, et entendre le rapport de tout ce qui se sera passé pendant le cours de l’année dans leur conseil, soit pour leurs intérêts communs, soit pour ceux des abbayes de noblesse de la province, tant d’hommes que de filles.

Article X – Après avoir travaillé jusqu’à dix heures, les PP. Carmes viendront en procession pour conduire l’assemblée à la grand-messe ; ce qui se fera avec les mêmes cérémonies, et en l’ordre expliqué ci-dessus.

Article XI – Tous les chevaliers iront à l’offertoire et seront appelés comme il est dit ci-devant, avec la différence que l’on commencera par le gouverneur, le bâtonnier, et ensuite les plus anciens chevaliers ; à la fin de la messe, ils seront reconduits par les religieux jusqu’à la porte de leur salle, dans le même ordre que le jour précédent.

…………….
Article XIV – Les vêpres étant finies, lesdits religieux chanteront les vigiles des morts pour le repos des âmes des chevaliers décédés ; après quoi les chevaliers seront reconduits dans le même ordre et cérémonie marqués ci-dessus.

Article XV – Le lendemain matin, tous les chevaliers retourneront à sept heures dans leur salle, où, après avoir achevé les affaires communes, ils enverront quatre députés au gouverneur ou commandant de la province s’il n’est pas présent, pour lui dire que la compagnie étant sur le point de se séparer, ils lui viennent demander s’il n’a rien à ordonner pour le service du roi.

Article XVI – Chaque année l’on nommera huit chevaliers qui formeront entr’eux un conseil avec le gouverneur, pour travailler aux affaires qui pourront arriver pendant l’année ; après quoi les religieux viendront en procession prendre les chevaliers dans leur salle, et les conduiront, en même ordre et cérémonie que ci-dessus, à la grand-messe qui se doit célébrer pour les chevaliers décédés.

Article XVII – Les chevaliers iront offrir comme le jour précédent ; s’il en est mort quelqu’un pendant l’année, celui qui le précédait immédiatement dans l’ordre de sa réception, portera et offrira son épée, et les deux chevaliers qui le suivront immédiatement, porteront et offriront son écu, et sa veuve ou une de ses parentes fera les offrandes ordinaires et accoutumées dans l’église.

Article XVIII – La messe finie, les religieux feront les mêmes prières, cérémonies et encensements autour de la représentation et chapelle ardente, que si le corps du défunt était présent ; tous les chevaliers lui feront aussi les mêmes honneurs ; ensuite ils seront reconduits par les religieux dans leur salle comme les jours précédents ; et après que chacun des chevaliers aura signé le livre des délibérations qui auront été prises dans les assemblées, ils se sépareront.

Article XIX – Et pour que les gentilshommes qui composent les chapitres de noblesse de la province, puissent s’adresser sûrement aux chevaliers de Saint-Georges intéressés à la conservation de ces abbayes et autres collèges de noblesse de la province, ceux qui formeront le conseil s’assembleront avec le gouverneur de l’ordre dans leur salle, tous les dimanches suivants les fêtes de saint Barthélemy, saint Martin et purification de Notre Dame, pour y délibérer sur les affaires qui se présenteront ; et au cas que ces fêtes tombent le dimanche, ce sera le dimanche que ce conseil s’assemblera. Pourra néanmoins le gouverneur, ou le plus ancien chevalier du conseil, convoquer les assemblées dudit conseil toutes les fois qu’il le croira nécessaire, et que les affaires le demanderont.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 17 mai, 2007 |Pas de commentaires »

L’HISTOIRE DE L’ORDRE DU SAINT SEPULCRE DE JÉRUSALEM, Un ordre entouré de légendes.

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1.1. Les fondateurs mythiques, Jacques le majeur, l’impératrice Hélène, Charlemagne.

L’homme du XVIe siècle a besoin d’enraciner son histoire dans une tradition séculaire. C’est ainsi que les historiographes et laudateurs de l’Ordre ont voulu, alors, lui trouver d’illustres fondateurs, pour prouver son antiquité d’un ordre qui le rattacherait plus directement à l’insigne relique qu’est le tombeau du Christ. Trois personnages incontournables sont nommés, l’apôtre Jacques, l’impératrice Hélène et l’empereur Charlemagne. Jacques le majeur, celui que les Évangiles appellent le frère du Seigneur, devient après la mort de Jésus, le responsable de la communauté chrétienne de Jérusalem dont il est considéré comme le premier  » évêque « . Rien de plus naturel à ce qu’on lui attribue la désignation d’une efficace garde d’honneur pour le tombeau ; c’est ainsi que les chanoinesses du Saint-Sépulcre le tiennent pour leur fondateur. L’impératrice Hélène, mère de Constantin, séjourne à Jérusalem en 326 avant de se retirer en Bithynie. La tradition l’associe à la construction de la grande basilique constantinienne et à la découverte de la vraie croix ; cet intérêt pour le Saint-Sépulcre la fait tout naturellement désigner comme fondatrice de l’ordre par les chevaliers du XVIe siècle. Elle est d’ailleurs fréquemment représentée en costume de chanoinesse du Saint-Sépulcre. L’ordre se place aussi sous l’ombre protectrice du grand empereur d’Occident, Charlemagne qui envoie deux brillantes ambassades auprès du calife de Bagdad aboutissant au protectorat franc sur la Terre sainte. Une chanson de geste, moins connue que celle de Roland, La geste du roi, narre ses aventures légendaires en Méditerranée et son pèlerinage à Jérusalem. Il ne faut qu’un pas pour le désigner également comme fondateur de l’Ordre.

1.2. Godefroy de Bouillon et les gardiens du sépulcre.

L’attribution de la fondation de l’Ordre à Godefroy de Bouillon est plus proche de la réalité. On sait que le duc, dès son installation dans Jérusalem délivrée, désire structurer la vie spirituelle organisée autour du sépulcre. Il en confie la garde et l’entretien à vingt clercs, formant un chapitre qu’il dote amplement et dont les membres vivent en communauté comme leurs confrères européens. Vers 1114, ils adoptent la règle dite de saint Augustin qui est une règle de vie commune assez simple que l’on retrouve un peu partout en Europe. Ce chapitre assure la vie du sanctuaire et la prière quotidienne pendant toute la durée du royaume franc. Entre 1187 et 1244, il se replie à Tyr puis à Acre avant de revenir à Jérusalem à la faveur du traité de Jaffa, jusqu’à la perte finale du royaume en 1291. On sait également qu’une fraternité d’hommes et de femmes que l’on pourrait comparer à un tiers ordre vit tout près du Sépulcre et assistent aux offices canoniaux. A ce groupe s’incorporent, de manière plus ou moins formelle, d’anciens croisés retirés là pour y mener une vie de prière. La plupart de ces chevaliers rejoignent après 1118, Hugues de Payns qui s’installe au Temple. Il y a donc autour du Saint-Sépulcre, une importante vie liturgique où se côtoient clercs et laïcs. Cependant les chanoines ne sont pas les chevaliers ; jamais ils n’ont troqué l’aumusse pour la cote de maille et l’épée comme on l’a trop souvent écrit. Lorsqu’il a fallu quitter Jérusalem, ils sont partis sans se battre.

1.3. Une réalité : la noblesse européenne se fait adouber auprès du Tombeau.

Les nobles croisés fixés dans le royaume latin de Jérusalem organisent un système féodal calqué sur ce qui existe en Europe et en France plus particulièrement, même type d’administration et mêmes règles de conduite. Il est certain que l’adoubement liturgique est pratiqué dans cette société comme elle l’est en Europe. Dès l’installation du royaume franc, il est très vraisemblable que de jeunes nobles soient armés chevalier dans l’église du Saint-Sépulcre, près du Tombeau. Cette pratique a sa part dans l’installation de la  » légende  » d’un corps armé gardien du Tombeau, alors que ce ne sont que des soldats nobles adoubés pour le service des rois de Jérusalem et la défense du royaume. La confusion que de nombreux historiens ont faite entre les différents groupes de familiers du Saint-Sépulcre vivant près des chanoines et les chevaliers adoubés sur le tombeau du Christ, leur a permis de désigner Godefroy de Bouillon comme fondateur d’un ordre de chevalerie en vue d’assurer la défense du Saint-Sépulcre qui d’ailleurs pendant cette période n’est plus directement menacé. La confusion a été entretenue par le souvenir des chevaliers adoubés auprès du sépulcre qui se groupent en France en confrérie.

2. Trace de la chevalerie du Saint-Sépulcre en Europe après la perte des Lieux saints.

2.1. La custodie de Terre sainte et le contexte dévotionnel.

Vers 1333, alors que le royaume latin a disparu depuis une quarantaine d’années, le Saint-Siège confie la Terre sainte et plus particulièrement le Tombeau aux frères de la corde ou franciscains en accord avec l’autorité musulmane. Le supérieur de la communauté prend le nom de Père Custode, c’est à dire gardien. Les frères mineurs encouragent le rite d’adoubement dans un lieu si auguste, pensant ainsi sauvegarder le contenu spirituel et intrinsèquement chrétien de la chevalerie. Pour bien réaliser l’importance de ce désir d’adoubement, il faut évoquer le contexte dévotionnel. La dévotion à la Passion de Jésus est depuis le IXe siècle au centre de la vie chrétienne. Le terrain où se développe la chevalerie du Saint-Sépulcre est préparé et entretenu par un fort courant dévotionnel multiple et convergent autour des lieux saints et de la Passion du Christ. Le moyen-âge aura  » la passion de la Passion du Sauveur « . Cette compassion profonde à la souffrance de Jésus est répandue par Bernard de Clairvaux puis par François d’Assise dont les élans d’amour se manifestent par la réception des stigmates.

Lorsque les occidentaux quittent la Palestine, sachant que le pèlerinage sera désormais difficile, l’idée germe de le substituer en créant les conditions d’un pèlerinage fictif. Les franciscains établis à travers l’Europe sont les principaux acteurs de cette nouvelle manière, toute mystique, de pèleriner. On propose un pèlerinage intérieur en s’aidant de divers éléments: les reliques de la Passion et les reconstitutions du Saint-Sépulcre. C’est également l’apparition de la méditation de la Via crucis, le chemin de la croix qui évoque la montée de Jésus vers le Calvaire. Méditation qui se concrétise par l’élévation de sacri monti en Piémont, de calvaires monumentaux en Provence et de Ölbergen en pays rhénans. Ce terrain dévotionnel, entretenu à partir du XIVe siècle par les franciscains, est particulièrement fécondé par les descendants de ceux qui naguère ont séjourné et combattu pour la sauvegarde des lieux saints. Dans leur cœur, reste ancrée une fidélité à la terre foulée par le Christ, fidélité qu’ils transmettent à leurs enfants et à leurs proches.

2.3. L’Ordre canonial.

Les chanoines du Saint-Sépulcre se retirent de Terre sainte, avec les troupes ou ce qu’il en reste. Après la prise de Saint-Jean d’Acre par les mamelouks du sultan Al-Malik-al-Ashraf Khalil, en 1291, ils prennent pied en Ombrie, pays de saint François et s’installent dans une de leur propriété, le couvent Saint-Luc de Pérouse. Le supérieur de cette communauté se désigne comme Prieur de l’Ordre du Saint-Sépulcre. Cet ordre canonial essaime ensuite dans toute l’Europe, jusqu’aux confins des chrétientés latines de Slavonie, de Pologne et de Bohème. En 1489, Innocent VIII décide la suppression de l’ordre canonial et l’incorporation de ses biens à l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, voulant ainsi unir toutes les forces vives contre l’Islam dans le projet de croisade qu’il tenait à cœur depuis le début de son pontificat. La décision du pape Cibo est confirmée par Jules II en 1505 et Pie IV en 1560. C’est ainsi que le grand-maître de l’Ordre de Saint-Jean ajoute à ses titres celui du Saint-Sépulcre. Cependant la décision papale est une demi-mesure car l’indépendance acquise par les prieurés espagnols, siciliens et allemands les met à l’abri et évite leur disparition. En outre, le décret papal ne vise que l’ordre canonial, désigné comme militia et non les chevaliers adoubés auprès du Sépulcre qui ne sont pas encore regroupés officiellement sous l’appellation d’Ordre du Saint-Sépulcre.

2.3. Le pèlerinage continue, les adoubements aussi.

 » Bons chevaliers se font au Saint-Sépulcre de Notre Seigneur, par amour et honneur de Lui « , écrit le chroniqueur Antoine de Sales (1390-1464). Force est de constater que jusqu’à la fin du XVe siècle, un nombre relativement important de pèlerins européens visitent les lieux saints et bon nombre de jeunes nobles se font adouber auprès du Tombeau. Le désir du voyage vers Jérusalem, pèlerinage par excellence, est entretenu en Europe par l’exaltation de l’idéal chevaleresque et le contexte dévotionnel décrit plus haut. Le souvenir des croisades est perpétué par les chroniques. Richard-cœur-de-lion et saint Louis de France sont autant de modèles que l’on donne en exemple à la jeunesse. Le rituel d’adoubement est bien établi. La chevalerie longtemps conférée par des chevaliers de passage ou amenés dans la suite des impétrants, trouve son expression en la personne d’un noble croisé retiré à Jérusalem, Jean de Prusse, frère-lai et procurateur des frères mineurs.

2.4. La confrérie royale française.

De retour en Europe, les pèlerins de Terre sainte se groupent en confrérie afin de rester en lien spirituel avec la Palestine. Parmi les plus anciennes, il faut noter celle de Saragosse. Par ailleurs, une tradition sans fondement, attribue à saint Louis l’établissement en 1254, de la confrérie royale du Saint-Sépulcre pour les chevaliers français et son installation à la Sainte-Chapelle. En fait, la confrérie est établie en 1325 par Louis de Bourbon, petit-fils de saint Louis dans une église élevée dans la rue Saint-Denis, connue depuis sous le vocable d’église du Saint-Sépulcre. La première pierre est posée par l’archevêque d’Auch, Guillaume en présence de la veuve du Hutin, Clémence de Hongrie. Les statuts sont établis en 1329 avec l’approbation du roi Philippe VI. Le prince de Bourbon, armé chevalier à Jérusalem y adjoint un hôpital pour les pèlerins. L’institution hospitalière décline dès le XVe siècle et la confrérie de la rue Saint-Denis se transporte sur la rive droite de la Seine, auprès de l’église conventuelle des Cordeliers où elle est officiellement reçue en 1555. La confrérie rassemble indifféremment les chevaliers adoubés au Saint-Sépulcre et les pèlerins revenant de Terre sainte.

3. Alexandre VI crée l’ordre  » moderne « .

3.1. l’Ordre du Saint-Sépulcre est désigné comme tel.

Jean de Prusse meurt, en 1498 ou 1499, ne laissant personne pour lui succéder dans sa fonction de collateur. Pour pallier cette absence et satisfaire les nobles pèlerins, le père custode obtient du Saint-Siège, vraisemblablement d’Alexandre VI Borgia (1492-1503), les pouvoirs de conférer la chevalerie sur le Tombeau du Christ. La décision d’Alexandre VI est verbale ; elle est par la suite confirmée par plusieurs papes au cours du XVIe siècle, verbalement par Léon X en 1516 et Clément VII en 1525, puis par bulle de Pie IV en 1561. Léon X donne au custode la permission de créer ou d’ordonner des chevaliers du Saint-Sépulcre. L’ordre est donc né officiellement en 1561.

C’est en ce début du XVIe siècle que sont forgées de toute pièce, la Charte de l’institution de la chevalerie du Saint-Sépulcre de Jérusalem, daté du 1er janvier 1099 et la Charte de Baudouin, donnant à l’Ordre ses lettres de noblesse et une antiquité nécessaire à sa notoriété. La charte est déposée officiellement au Saint-Sépulcre, par l’ambassadeur du roi de France, Gabriel d’Aramon de Valabrègue, tandis qu’une copie authentique, conservée aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France, est remise au trésor de l’église du Saint-Sépulcre de Paris.

3.2. Les admissions, les lettres.

Dès le début du XVIe siècle, les conditions d’admission sont clairement établies selon trois critères, la religion, l’état des personnes et la situation sociale. Les franciscains s’enquièrent de la  » pureté de la foi  » des candidats. Le caractère même de l’Ordre fait qu’il est sollicité par des chrétiens attachés à la Terre sainte. L’appartenance à la religion réformée pose quelques cas de conscience : malgré le désir d’être adoubé peut-on appartenir à un ordre inféodé au pape, peut-on appartenir à un ordre sans assister à la messe catholique? Certains réformés renoncent à l’adoubement, d’autres tel Jean Wormser, sont dispensés d’assister à la liturgie eucharistique. L’appartenance au rite latin n’est pas strictement requise. L’ordre n’est pas réservé aux laïcs, bien qu’ils soient les plus nombreux. Dès le début du XVIe siècle, des ecclésiastiques obtiennent la chevalerie, tel Jean van Scorel, chanoine d’Utrecht, nommé en 1521. Après lui, de nombreux hommes d’Église, pour la plupart des membres du haut clergé, sont reçus dans l’Ordre. La situation sociale a également de l’importance; la chevalerie, sauf quelques cas exceptionnels, est réservée à la noblesse. Les preuves sont demandées dès le XIVe siècle. Les papes ont toujours eu le souci de ne pas dévaloriser l’état de chevalier en abaissant le niveau de recrutement. Urbain VIII le rappelle en 1642. Cependant, au cours du XVIIIe siècle, devant le manque d’intérêt des aristocrates pour un tel engagement, l’accès est ouvert aux roturiers de qualité, la qualité de cœur et les vertus chrétiennes pouvant suppléer au défaut de la noblesse de naissance. Le texte de Benoît XIV ne fait pas mention de la qualité de gentilhomme pour recevoir la chevalerie du Saint-Sépulcre; le candidat est d’ailleurs cru sur l’honneur, aucune preuve ne lui est demandée.

3.3. Les insignes.

A son retour en Europe, le chevalier jouit de plusieurs privilèges consignés par le Custode Boniface de Raguse, en 1553, mais certainement antérieurs. En particulier, il a le droit de porter des habits de soie et de velours, alors très strictement réglementés. Il passe au cou une chaîne ou un ruban noir soutenant la croix potencée cantonnée de quatre croisettes. Le choix de la croix potencée est en lien avec la croix heraldique des rois de Jérusalem. On connaît des exemplaires de cette croix depuis le début du XVIe siècle, en particulier celle qui sert à l’adoubement à Jérusalem, conservée chez les franciscains de la Custodie, et celles conservées dans la collection Neuville. Il faut noter que la croix n’est pas celle que les chanoines portent cousue sur leur habit, qui est une croix à double traverse, aujourd’hui appelée croix de Lorraine. Cette différence d’insigne marque bien la différenciation dès l’origine, des chanoines et des chevaliers.

Le blanc manteau apparaît tardivement; On connaît quelques portraits du XVIe siècle représentant des chevaliers ainsi vêtus, notamment le double portrait d’Antonio Moro conservé au Musée des Beaux-Arts de Berlin. Giovanni Paoli Pesenti dit avoir reçu en 1613, l’habit blanc avec les cinq croix rouges. Le seul manteau blanc timbré de la croix rouge connu est celui du chevalier Jacob Trapp, daté de vers 1561 et conservé au chateau de Churburg, en Autriche. La couleur blanche du manteau porté par quelques chevaliers du XVIe siècle est à mettre en rapport avec la couleur du linceul.

3.4. Essais de grande-maîtrise, Philippe II et Nevers.

L’ordre dans son désir de structure et de recherche de notoriété, connaît deux essais de grande-maîtrise. Sous l’instigation d’un chevalier flamand, Pierre de Carate, Jules III (1550-1555) approuve, par bulle, la création d’une confrérie espagnole. En mars 1558, plusieurs chevaliers flamands réunis en chapitre décident la transformation de la confrérie en un ordre de chevalerie et demandent au roi d’Espagne, Philippe II d’en assumer la grande maîtrise. Le roi d’Espagne, n’abandonnant pas le projet d’une éventuelle croisade, accepte cet honneur sous réserve de l’approbation du souverain pontife. Paul IV meurt en 1559 avant de donner son accord. Son successeur Pie IV est peu empressé à le satisfaire d’autant que les chevaliers de Saint-Jean y voient une démarche concurrente. Finalement, la transformation escomptée ne se fait pas. Vers 1615, le duc de Nevers, Charles de Gonzague, devenu français par son mariage avec Henriette de Clèves, est sollicité par quatre chevaliers français pour devenir grand-maître de l’Ordre. Étant ambassadeur du roi de France à Rome, il demande à Paul V (1605-1621) une bulle de reconnaissance. Ce prince, qui n’est pas chevalier du Saint-Sépulcre accepte bien rapidement un tel honneur sans que l’on en connaisse la raison mais le Saint-Siège ne répond pas davantage à sa requête d’autant que le jeune Louis XIII, pressé par l’Ordre de Malte, ne soutient pas ce projet.

3.5. Grandeurs et servitudes.

Au début du XVIIe siècle, il faut bien constater une désaffection de la noblesse pour les grands projets pontificaux concernant la Croisade. Le développement du pèlerinage virtuel rend moins indispensable le voyage qui reste dangereux et coûteux. Pour palier cet inconvénient, on institue la chevalerie par procuration dont un cas est avéré dès 1621. Sous Louis XIII, la politique royale en Orient redonne à l’ordre un regain de notoriété. Le traité d’amitié signé au nom du roi par Jean de la Foret avec Soliman ouvre de nouveau la route de Jérusalem, route spirituelle mais aussi route commerciale. Par la suite, les Capitulations accordées par les sultans permettent la libre circulation vers la Terre sainte et le séjour de religieux français auprès des sanctuaires vénérés de Jérusalem et de Bethléem. Le père custode continue de recevoir dans l’Ordre les pèlerins nobles ou de qualité qui en font la demande. Quant à la confrérie parisienne, elle jouit de la protection des rois de France. Louis XIV, par acte formel du 16 mai 1700, veille à sa bonne renommée et au recrutement de ses membres ; en 1700, elle devient archiconfrérie. Louis XV renouvelle la protection royale en 1721 et Benoît XIII approuve les 31 articles de ses statuts renouvelés,  » remarquable règlement si complet, si prévoyant, si sage qui fait autant honneur à ceux qui l’ont conçu qu’à la confrérie qui eut la prudence de se l’imposer « . On compte deux catégories de confrères, d’une part, ceux qui ont fait le pèlerinage en Terre sainte, nommés palmiers à cause de la palme qu’ils rapportent de Jérusalem, parmi lesquels se distinguent les chevaliers qui ont été adoubés sur le Saint-Sépulcre et, d’autre part, les confrères de dévotion, qui n’ont pu faire le voyage en Terre sainte mais ne sont pas moins des dévots du tombeau du Christ.

3.6. L’Ordre royal.
En 1769, l’archiconfrérie française se transforme en  » Ordre royal et archiconfrérie des Chevaliers, Palmiers, Voyageurs et confrères de dévotion du Saint-Sépulcre de Jérusalem « , sans que l’on sache qui sont les initiateurs de cette mutation. L’Abrégé des règlements, publié en 1771, met l’accent sur le caractère français de l’ordre, tout comme son fondateur supposé Godefroy de Bouillon. Louis XVI n’entérine pas formellement cette transformation mais ne l’interdit pas non plus. En 1776, le dit ordre royal publie ses statuts précédés des deux pseudo-lettres de fondation et d’une liste de chevaliers et suivi d’une importante bibliographie de 122 numéros. En frontispice de l’ouvrage sont gravées deux croix, la croix de l’ordre hospitalier et militaire du Saint-Sépulcre de Jérusalem, et la croix des confrères de dévotion du Saint-Sépulcre de Jérusalem à Paris, illustrant bien les deux catégories de membres. Cette publication entretient volontairement une confusion entre l’archiconfrérie, les chanoines et l’ordre royal en publiant également aux premières pages les ordonnances de fondation et de restauration de l’Ordre hospitalier et militaire du Saint-Sépulcre par Louis VII, vers l’année 1149. Cette mutation est bien symptomatique de la fin du règne de Louis XV et des débuts de celui de Louis XVI. Elle participe d’une double tentation, celle de l’émancipation de la custodie de Terre sainte, si lointaine, et du Saint-Siège, dans un contexte de fort gallicanisme, et celle d’une assimilation à un ordre royal, à une époque marquée par un goût accru pour les croix d’honneur ; ce dont atteste de façon significative la forme même de l’insigne. L’archiconfrérie se maintient jusqu’au 1er août 1791; elle est juridiquement dissoute par le décret du 18 août 1792 qui abolit les ordres religieux.

Les anciens confrères du Saint-Sépulcre ayant survécu à la Révolution n’obtiennent rien de l’administration napoléonienne. Dès le retour des Bourbons, en 1814, deux hommes essaient de redonner vie à l’ancienne fondation, le comte Allemand, grand officier de la Légion d’Honneur et l’abbé Lacombe de Crouzet, ancien supérieur du couvent des Cordeliers. Louis XVIII approuve le nouveau modèle de décoration et le comte d’Artois, futur Charles X, accepte la grande maîtrise de l’ancienne archiconfrérie qui tente de se transformer, comme en 1769, en un ordre de chevalerie que l’on obtiendra non plus en Terre sainte mais à Paris. Une supplique est adressée à Louis XVIII pour fixer le siège à la Sainte-Chapelle ; le roi nomme l’abbé de la Bouillerie commissaire de l’ordre-archiconfrérie. A la suite de dissension entre le comte Allemand et l’abbé Lacombe, une section dissidente se forme, fidèle à Allemand et à son successeur le baron Lainé reçu lui-même chevalier par le Custode en avril 1821. Le siège de cette archiconfrérie se fixe à Saint-Leu-Saint-Gilles.
La création de cet ordre royal du Saint-Sépulcre et, sans doute, le nombre croissant des chevaliers reçus à Paris, plus de 300 de 1814 à 1822, émeuvent le custode de Terre sainte et les chevaliers ayant fait le pèlerinage à Jérusalem. Le 18 mars 1822, le custode Jean-Antoine de Rovigliano proteste et affirme être le seul habilité à conférer l’Ordre du Saint-Sépulcre; Il est appuyé par l’abbé Desmazure, chevalier et aumônier honoraire de l’Ambassade de France à Constantinople et par François-René de Chateaubriand, reçu chevalier à Jérusalem le 10 octobre 1806 et, alors, ministre de Louis XVIII. Les démarches aboutissent à l’interdiction de porter l’insigne de l’ordre royal, par ordonnance royale du 16 avril 1823. On comprend mal ce revirement de la position royale d’autant que Lainé a été reçu chevalier non à Paris, mais par le custode de Terre-Sainte. L’archiconfrérie disparaît en 1827. Les autres ordres royaux hérités de l’ancien régime ne survivent pas à la chute de Charles X.

4. La renaissance de l’Ordre au XIXe siècle.

4. 1. Dans les premières décennies du siècle, l’Europe se tourne de nouveau vers l’Orient. La période romantique pose un regard nouveau sur le moyen-âge. Ce n’est plus la période gothique et barbare méprisée par les hommes des Lumières mais une époque de grandeur, solidement ancrée dans la Foi. La jeunesse européenne dont l’esprit chevaleresque est exalté par les romans de Walter Scott vibre pour l’Orient chrétien, mystérieux et soufrant, écrasé sous le joug ottoman. Chateaubriand narre avec enthousiasme le pèlerinage qu’il effectue en 1806 et donne une description poignante de la réalité sordide de la vie des chrétiens vivants en Terre sainte sous le Turc. Dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, publié en 1811, il décrit son adoubement et l’émotion qui l’étreint lorsqu’il chausse les éperons qu’il croit être ceux de Godefroy de Bouillon et qu’il sent la lame froide de son épée toucher sa nuque. Il se sent français mais surtout, il se veut chrétien. Ses lecteurs seront à leur tour émus, c’est le début de l’ère romantique. Après lui, Lamartine chante dans le Voyage en Orient, la splendeur des paysages bibliques, avec la mélancolie que lui inspire la mort de sa fille Julia. Les peintres ont également une part dans le regain d’intérêt pour cette partie du monde. David Roberts, Luigi Mayer et William Henry Bartlett font revivre sous leurs pinceaux et par les lithographies qu’ils éditent, les lieux et surtout les habitants saisis dans leur sérénité et leur misère.

4. 2. Pie IX dès le début de son pontificat a un grand souci de la Palestine, d’autant que l’empire ottoman commence à vaciller. Alors qu’un évêque anglican est installé à Jérusalem depuis 1842, le pape se rend compte qu’il faut unifier les forces missionnaires au Proche-Orient, jusqu’alors divisées entre diverses congrégations. Le 23 juillet 1847, par le bref Nulla Celebrior, Pie IX rétablit le Patriarcat latin de Jérusalem et nomme patriarche Mgr Giuseppe Valerga (1848-1872). Cette restauration, quelques fois mal comprise, est une prise en compte par l’autorité romaine de l’existence des catholiques de Palestine et le désir d’assurer leur survie. A la lumière de ce qui s’est passé depuis, on prend la mesure de la vision prophétique du bienheureux Pie IX.

Le 10 décembre 1847, une instruction de la sacrée Congrégation de la Propagande précise que la nomination des chevaliers du Saint-Sépulcre concerne désormais le patriarche de Jérusalem. Mgr Valerga avant de prendre possession de son diocèse, commence, selon les instructions papales, par se faire adouber chevalier du Saint-Sépulcre par le Père gardien, Bernardin de Montefranco, jusqu’alors seul représentant du pape en Terre sainte. La cérémonie a lieu le 15 janvier 1848 dans l’église du Saint-Sépulcre. Immédiatement après, le custode lui remet ses pouvoirs. Ce moment historique met fin à une période de plus de cinq siècles, pendant laquelle la Custodie franciscaine a exercé en fait et en droit les pouvoirs du patriarcat. Dès qu’il prend l’ordre en mains, Mgr Valerga songe à le réorganiser sur deux points ; tout d’abord, il demande la division des chevaliers en grades et classes, avec des attributs propres non seulement pour se présenter comme les autres ordres, mais aussi pour pouvoir récompenser ceux qui se seraient signalés par des mérites particuliers. Après des années d’insistance, Pie IX, par la lettre apostolique Cum multa sapienter du 24 janvier 1868, lui donne satisfaction et institue les trois classes demandées, chevaliers, commandeurs et grand-croix. Ensuite le patriarche cherche à obtenir la reconnaissance juridique de l’ordre. A cet effet, il entreprend au cours de l’année 1867 une tournée des principales cours catholiques d’Europe. L’Ordre est ainsi reconnu dès sa refonte par le royaume de Piémont, bientôt d’Italie, l’Autriche et la Belgique. Enfin, il cherche à augmenter le nombres des chevaliers en remplaçant la clause de noblesse requise jusqu’alors par la notion d’appartenance à une élite. Ainsi en moins de 25 ans, Mgr Valerga crée 1417 chevaliers qui sont censés vivre more nobilium. A sa mort, Mgr Vicenzo Bracco, également originaire du diocèse d’Albenga en Ligurie, lui succède. Établi en Terre sainte depuis 1860, il est nommé en 1865 évêque auxiliaire du patriarche qui le sacre dans la basilique du Saint-Sépulcre. Sous son administration, l’Ordre s’accroît de 1116 chevaliers et de 100 dames. A sa mort, il est représenté dans neuf pays : Allemagne, Autriche, Brésil, Canada, Espagne, France, Italie, Uruguay et Venezuela. Le troisième patriarche Luigi Piavi, (1889-1905) crée 1053 chevaliers et 166 dames. A sa mort, trois nouveaux pays sont représentés au sein de l’Ordre, le Portugal, Malte et le Royaume-Uni.

4.3. La question de l’admission des femmes au sein de l’Ordre se pose très rapidement avec la demande de lady Mary Frances Lomax qui exprime avec beaucoup d’insistance le désir d’en devenir dame, ce qui est une très grande nouveauté, presque révolutionnaire, dans la société du XIXe siècle, les états n’admettant des femmes dans les ordres de chevalerie ou de mérite qu’à titre exceptionnel. Un cartulaire du Saint-Sépulcre, publié à Paris en 1849, cite déjà des noms de dames. Se fondant sur ces données, le patriarche obtient de Pie IX en 1871, l’autorisation d’accepter la noble dame anglaise dans l’Ordre. Fort de ce précédent, le deuxième patriarche, Mgr Bracco, en accepte une centaine entre 1873 et 1889. Désirant toutefois une confirmation écrite pour une telle faculté, il soumit la question à Léon XIII qui par le bref Venerabilis frater du 3 août 1888 approuve la réception des dames dans l’Ordre.

5. L’ordre pontifical au XXe siècle.

5.1. La mort du patriarche Piavi, en janvier 1905 est suivie d’une longue vacance, le nouveau patriarche Filippo Camassei n’étant nommé qu’en décembre 1906. Pour consolider la position de l’Ordre en Terre sainte, Pie X se réserve pour lui et ses successeurs la charge de grand-maître par la lettre apostolique Quam multa et accorde aux chevaliers une place dans les chapelles papales (13 octobre 1908) tandis que le patriarche est désigné comme Recteur et administrateur perpétuel de l’Ordre. Le premier conflit mondial limite très sévèrement l’expansion de l’Ordre, d’autant que le patriarche est retenu par les Turcs, en résidence surveillée à Nazareth, en 1917. Après la guerre, le nouveau patriarche Luigi Barlassina (1920-1947) réorganise son diocèse et l’Ordre. En de nombreux voyages, il confirme ou rétablit les anciennes lieutenances et en fonde de nouvelles aux États-Unis, à Cuba, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Encouragé par Benoît XV, il fonde l’œuvre de la préservation de la Foi en Palestine. Pie XI restitue au patriarche ses prérogatives par la lettre apostolique du 6 janvier 1928 et confie à l’Ordre l’œuvre de la préservation de la Foi en Palestine. A la suite de la controverse protocolaire surgie entre l’Ordre de Malte et celui du Saint-Sépulcre, l’Ordre est désigné comme Ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem tandis que la dignité de grand-maître, restaurée par Pie X, se trouve abolie et que les baillis représentants le patriarche sont désormais appelés Lieutenants avec le prédicat d’Excellence. Un décret de la Congrégation du Cérémonial du 5 août 1931 approuve les nouveaux statuts présentés par le patriarche.

5.2. En juillet 1940, Pie XII institue un protecteur de l’Ordre en la personne du cardinal Canali, dont le rôle se développe d’autant plus que le second conflit mondial paralyse l’action du patriarche. La grande maîtrise est restaurée le 14 septembre 1949 par le bref Quam Romani Pontifices au profit du même cardinal. De nouveaux statuts sont rédigés et promulgués, aux termes desquels l’Ordre, placé sous la protection du Saint-Siège, jouit de la personnalité juridique et est dévolu à un cardinal grand-maître nommé par le souverain pontife. La visibilité de l’Ordre à Rome se manifeste par l’établissement de son siège ecclésial en l’église de San Onofrio concédée par motu proprio le 15 août 1945 et par l’affectation du palais della Rovere, situé près du Vatican, qui devient le siège du grand magistère, définitivement établi à Rome ; Jérusalem demeurant le siège historique. L’Ordre est considéré par le droit canonique comme une Association de Laïcs dans l’Église.

Le cardinal grand-maître est aidé par quinze dignitaires formant le grand magistère et se réunissant périodiquement. Dans chaque pays où l’ordre est représenté, existent une ou plusieurs lieutenances, dirigées par un lieutenant. L’ordre compte actuellement (2003) 32 lieutenances qui regroupent plus de 20 000 membres. Une assemblée extraordinaire, la Consulta, à laquelle participent les membres du Grand magistère et les lieutenants, se réunit en principe tous les quatre ans. C’est l’occasion pour le grand maître de donner des directives aux lieutenants et d’assurer ainsi la cohésion de l’action de l’Ordre.

La lieutenance de France compte plus de 600 membres, ecclésiastiques et laïcs des deux sexes groupés en commanderies et en région. L’église capitulaire est demeurée celle de Saint-Leu-Saint-Gilles, cependant les cérémonies d’adoubement et de réception ont lieu à Saint-Louis des Invalides, à Paris ou dans une grande ville de France. En 1930, une Compagnie d’écuyers du Saint-Sépulcre est fondée à Paris par le baron de Lormais, avec l’approbation du patriarche Barlassina, dans le but de donner à la jeunesse un idéal chevaleresque et missionnaire. Cette compagnie, pépinière de chevaliers n’a pas survécu aux turbulences de la guerre. Toutefois, cette expérience se renouvelle à Paris ad experimentum depuis 1999.

6. L’adoubement, engagement du chevalier

6.1. L’adoubement médiéval.
Le signe de l’adoubement est très fort au Moyen-âge. La chevalerie n’est pas héréditaire comme la noblesse, elle doit se mériter. Elle est reçue par choix personnel comme un honneur et un engagement. Le vocable adoubement est significatif. Si l’on a longtemps pensé comme Du Cange que le mot avait été formé à partir du verbe latin adoptare, qui signifie adopter par parrainage, les médiévistes penchent aujourd’hui plutôt pour une origine germanique du verbe dubban qui signifie frapper.

La chevalerie est reçue au cours d’une cérémonie par la réception des armes, l’épée et les éperons. Cette tradition de l’épée est hautement symbolique. Le jeune noble, comme auparavant le fils du roi, reçoit par-là une parcelle du pouvoir. L’épée est remise au nouveau chevalier qui la ceint autour des reins. Au Xe siècle, s’effectue la bénédiction de l’épée. Au XIe siècle, un rituel liturgique se met en place doublant le rituel militaire. L’Église, utilisant la symbolique pour asseoir sa pastorale, voit dans la christianisation de cette pratique, une manière d’orienter la mission du chevalier selon la loi chrétienne et de l’engager dans la défense de l’Église et des plus démunis. A la fin du XIIIe siècle, l’évêque de Mende Guillaume Durand fixe par écrit les diverses cérémonies conduites par l’évêque. Il note dans son livre appelé pontifical, les textes canoniques pour la réception d’un chevalier. Dès le XIVe siècle, la Curie romaine utilise ces textes.

6. 2. Se faire adouber sur le Tombeau du Christ.
Cette pratique singulière dans la chevalerie relève d’un très fort désir de servir Dieu. La chevalerie du Saint-Sépulcre dans l’esprit de ceux qui en font la demande, est supérieure à tout autre. Aux XIIe et XIIIe siècles, la chevalerie est conférée par n’importe quel chevalier présent. Puis, les nobles qui font le pèlerinage dans le but de recevoir cette chevalerie prennent le soin de se faire accompagner par un chevalier. On connaît ainsi des exemples de chevaliers de Saint-Jean requis à Rhodes pour cette fonction. Dans les vingt dernières années du XVe siècle, la collation de la chevalerie du Saint-Sépulcre est assurée par Jean de Prusse. A sa mort, vers 1498, l’ordre est conféré par le custode de Terre sainte, gardien du Saint-Sépulcre. Les premières lettres de chevaliers connues, délivrées par le gardien datent de 1505. Le registre matricule qui, à Jérusalem, conserve les noms des chevaliers débute en 1561, avec quelques lacunes dans les premières années.

Au XVe siècle, le rituel d’adoubement s’affine et les rubriques du cérémonial se développent. L’adoubement se déroule lors de la dernière nuit passée dans la basilique ; c’est l’acte qui parachève le pèlerinage et lui donne toute sa force. Les candidats se préparent en se confessant et en écoutant la messe au cours de laquelle ils communient. La cérémonie débute après minuit, à l’issue du chant des matines. Elle se déroule en deux temps, d’abord dans la chapelle de l’ange, puis dans la chambre sépulcrale. Trois personnes sont présentes dans ce lieu exigu, le futur chevalier, le père gardien et un frère franciscain qui peut servir d’interprète. La cérémonie garde une intimité recueillie d’autant qu’en théorie, elle reste interdite par l’autorité ottomane.

6.3. Le cérémonial médiéval traverse les siècles sans changement. A chaque adoubement le père gardien rappelle la grandeur de la chevalerie reçue auprès du Tombeau. Jean Zuallart, adoubé en 1585, rapporte l’homélie du vénérable franciscain et sa définition de la chevalerie.  » L’ordre est le même que celui autrefois conféré aux Templiers, mais ils ne procurent pas comme à eux les richesses temporelles; les nobles le méritent par le fait de leur pèlerinage, les roturiers sont devenus capables d’être anoblis grâce aux périls affrontés, aux dépenses et à la fatigue d’un tel pèlerinage « . Cette chevalerie est distincte de la chevalerie temporelle, elle conduit le chevalier  » à vivre plus spirituellement que temporellement « , elle est conférée en vertu du pouvoir spirituel du pape. La chevalerie du Saint-Sépulcre au contraire de la chevalerie temporelle se confère dans le secret, la simplicité et l’humilité et non pas en présence des grands et au milieu des fêtes. Le père gardien conclut en exhortant les nouveaux chevaliers à  » rejeter les œuvres des ténèbres, à endosser les armes de lumière et le spectre de justice, le bouclier de la foi, le heaume du salut et le glaive de l’Esprit « . Pie IX maintient le rituel d’adoubement lors de la restauration de l’Ordre, en 1848. Depuis le début du XIXe siècle, la cérémonie a lieu non plus dans la chambre sépulcrale, réservé à l’Église grecque, mais dans la chapelle de la Vierge, dite de l’Apparition, dont les franciscains ont gardé l’usage. Le père custode, officie pontificalement comme son statut lui en donne le droit, avec la mitre et la crosse. Un diacre porte la vénérable épée si chère à Chateaubriand, les éperons d’or, la croix suspendue à une chaîne d’or et les dépose sur l’autel du Saint-Sépulcre. Après 1848, c’est le patriarche qui officie.

6.4. L’Ordre du Saint-Sépulcre est le seul ordre à pratiquer l’adoubement liturgique. Le caractère unique de ce cérémonial confère à chaque objet utilisé, l’épée, la croix, le manteau, une signification spirituelle et symbolique incomparable.

L’épée est indissociable de l’idéal chevaleresque. A l’aube de la chevalerie, c’est l’épée remise par le père ou le chef au jeune guerrier qui marque son élévation au rang d’homme digne de se battre. L’Église n’a pas voulu effacer ce symbole puissant, patiemment elle l’a intégré au rituel, donnant à l’épée une force mystique et la transformant en glaive de justice.

La croix rouge potencée cantonnée de quatre croisettes est définitivement établie comme l’insigne de l’Ordre au XVIe siècle. Son symbolisme est expressif. La croix même est l’instrument du supplice par lequel le salut est rendu possible. La couleur rouge, couleur des martyrs évoque le sang ; le nombre cinq, les plaies du Christ. La croix portée sur le côté gauche exprime en un raccourci magistral la passion du Sauveur et la préoccupation première des chevaliers.

Le manteau de laine blanche marqué de la croix rouge sur le côté gauche est connu et porté depuis le XVIe siècle. Il couvre entièrement le corps. Facultatif jusque là, il fait partie du costume depuis 1907 et se porte sur l’uniforme qu’il complète et masque à la fois. Ce manteau est un signe d’appartenance mais, par symbolique, il dépasse ce simple signe. Comme la croix, il est béni la veille de l’adoubement ; ce n’est plus une étoffe taillée préservant du froid ou marquant l’appartenance à un groupe mais un vêtement quasi liturgique. Ce symbolisme liturgique trouve son fondement dans l’ancien Testament où l’importance du manteau est plusieurs fois soulignée. Lorsque Élie est élevé aux cieux sur le char de feu, il laisse son manteau à Élisée, lui conférant ainsi ses pouvoirs de thaumaturge. Par ce geste, Élie prend possession d’Élisée et l’investit de sa puissance. De même Isaïe proclame  » Yahvé m’a revêtu d’une robe et d’un manteau qui est sa justice tout comme la fiancée met ses bijoux  » (61, 10), tandis que Ruth (3,9) annonce  » étend sur ta servante le pan de ton manteau, tu as sur moi droit de rachat  » et qu’Ézéchiel (16,8) reprend  » j’étendis sur toi le pan de mon manteau, je m’engage par serment et je fais pacte avec toi « . En revêtant son manteau, le chevalier du Saint-Sépulcre affirme son appartenance à Dieu et son engagement à servir son Église et ses ministres.

On a comparé l’adoubement liturgique à la réception d’un sacrement, ce qui est erroné. On peut en revanche parler de sacramental, puisque les armes sont bénies. L’adoubement liturgique concrétise le nouvel état du chevalier dans l’échelle sociale. Il reçoit un sacramental qui lui confère un statut juridique et règle ses droits et ses devoirs de façon spécifique.

7. Aujourd’hui, l’Ordre au service des chrétientés de Terre sainte.

La mission de l’Ordre est définie par le souverain pontife. Ses membres s’engagent à soutenir matériellement et spirituellement les chrétiens de Terre sainte et les œuvres du patriarcat latin de Jérusalem. Il convient de ne pas oublier la présence en Palestine d’importantes communautés chrétiennes depuis les premiers temps du christianisme et sans discontinuer jusqu’à nos jours. Aujourd’hui, les populations catholiques arabophones se trouvent souvent en état de discrimination. L’accès aux études universitaires ne leur est pas facilité. De ce fait, on assiste à un véritable exode de nombreux membres de ces communautés qui se trouvent ainsi affaiblies et incapables de se suffire à elles-mêmes. Aussi appartient-il à l’ordre de leur apporter sa contribution et son appui pour que, comme le précise le pape Paul VI,  » la présence des disciples du Christ soit mieux affirmée autour des sanctuaires « . C’est dans cet esprit que les membres de l’Ordre visitent les communautés chrétiennes en Terre sainte, participent aux cérémonies religieuses et prient avec leurs membres afin de leur apporter un soutien moral qui les aide à se maintenir dans leur foi. L’Ordre soutient également la formation d’un clergé local par l’adoption de séminaristes.

La coexistence en Palestine des représentants des trois religions monothéistes, à côté des luttes et des déchirements qu’elle engendre, suscite ainsi des rapprochements généreux qui pourraient être le point de départ d’une espérance de concorde et de paix symbolisée selon l’heureuse expression du R. P. Riquet par  » cette fraternité d’Abraham où se retrouvent juifs, chrétiens et musulmans résolus à se comprendre et à s’entraider « . Les derniers statuts approuvés par Paul VI, le 8 juillet 1977, confirment cette mission.

Jean-Paul II, confirmant la pensée de Paul VI, dit aux membres du grand magistère, le 15 mai 1986 :  » Continuez à vénérer la terre sanctifiée par les patriarches, les prophètes, par les pas du Fils de Dieu qui s’est fait Fils de l’Homme, par les apôtres, en vous montrant toujours fidèles à l’esprit de vos statuts. Ils vous incitent à prendre soin de la conservation et de la propagation de la foi en Terre sainte et à promouvoir les institutions cultuelles, caritatives, culturelles et sociales ainsi qu’à soutenir les droits de l’Église en Palestine. Les actes de charité véritable pratiquée envers les communautés chrétiennes qui vivent là-bas leur identité dans le sacrifice sont dignes d’une particulière reconnaissance « .

L’Ordre a pour objet de financer, en toute priorité, le diocèse patriarcal latin de Jérusalem. Celui-ci compte 72.000 fidèles répartis dans une soixantaine de paroisses situées dans l’État d’Israël, sur les territoires de Cisjordanie et de Gaza, dans le Royaume Hachémite de Jordanie et en République de Chypre. Le clergé compte un patriarche, deux évêques, quatre-vingt prêtres auxquels s’ajoute la congrégation palestinienne des Sœurs du Saint Rosaire forte d’une centaine de religieuses. En plus du grand séminaire de Beit Jala accueillant une soixantaine d’étudiants, le patriarcat latin compte des jardins d’enfants, des dispensaires et des maisons pour personnes âgées et handicapées. C’est sur cet ensemble que l’Ordre est appelé à intervenir, en particulier pour l’entretien et le développement de tout le réseau éducatif. Président de la Conférence des Évêques latins des régions arabes (CELRA), le patriarche joue un rôle important au proche orient tout en appartenant au Synode des évêques, organe de l’Église universelle.

Bernard Berthod & Joël Bouessée

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 17 mai, 2007 |1 Commentaire »

La chevalerie urbaine en Occitanie de la fin du X siècle au début du XIII

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selon Martin Aurell

 En se fondant sur les monographies urbaines et princières qui, ces dernières années, ont exploité les sources 

épiscopales, capitulaires et monastiques et les actes des comtes, vicomtes et seigneurs des villes méridionales, Martin 

Aurell a récemment publié une étude sur la chevalerie urbaine occitane des XI et XII siècles, première synthèse de 

référence consacrée à cette catégorie sociale (17). Elle révèle le rôle de premier plan qu’ont joué au cours de cette période 

les guerriers préposés à la défense des villes et de leur « district ». En attendant l’émergence tardive d’une bourgeoisie autochtone dont les affaires mercantiles et financières étaient l’activité principale (patriciat), la voie est longtemps demeurée libre pour les milites qui ont pu aisément contrôler le pouvoir municipal et demeurer les maîtres de la ville. 

Autour de 1100, les chevaliers et leurs lignages constituaient environ un dixième de la population urbaine. Ce poids démographique a contribué à accroître leur emprise sociale sur la ville et à marquer de leur empreinte le paysage urbain, caractérisé par la présence de nombreuses tours et maisons fortes. À Nîmes, la plupart des chevaliers résidaient dans des maisons fortes édifiées dans les portiques et galeries ou sur l’arène de l’ancien amphithéâtre romain transformé en citadelle, le castrum Arenarum. Les nouveaux pouvoirs urbains ont, aux XI et XII siècles, renforcé certains éléments du dispositif défensif romain et en ont concédé la garde à leurs fidèles; des aménagements ont été notamment apportés aux portes des cités pour en faire des maisons fortes. À l’intérieur même des cités, parfois dans leurs faubourgs, d’assez nombreuses demeures de chevaliers, désignées dans les textes par le terme de turris, sont venues compléter les aménagements apportés aux enceintes, par exemple dans la Cité et le Bourg de Toulouse ou dans le clos Saint-Nazaire de Béziers. Ces tours et maisons fortes ont partout constitué les pôles d’ancrage des lignages citadins. Nombre d’entre elles ont été détruites au XIII siècle par les autorités royales, à Nîmes et à Avignon en particulier où selon les chroniqueurs capétiens les « trois cents maisons à tours » auraient été rasées. Mais les destructions n’ont pas affecté toutes les villes. Certaines, comme Périgueux, ont conservé jusqu’à la fin du Moyen 

Âge leur paysage hérissé de tours des XI et XII siècles (18). 

Ces chevaliers tenaient généralement leurs maisons fortes d’un seigneur laïque ou ecclésiastique envers lequel ils étaient engagés par des liens féodaux. Aucun des maîtres de la ville ne pouvait se priver du service d’un groupe de milites vassaux. L’aide et le conseil de ces chevaliers urbains étaient de nature militaire, judiciaire ou policière. 

Le fief ou bénéfice que le seigneur concédait à son fidèle prenait plusieurs formes. Il pouvait notamment comporter la maison forte qu’occupait le chevalier, mais aussi des jardins et des terrains vagues à l’intérieur et à l’extérieur de la ville, à une époque où le tissu urbain et péri-urbain n’était pas encore serré et englobait de nombreux espaces vierges de constructions. Ces concessions de terrains ont fait de tous ces chevaliers des spéculateurs fonciers quand ils ont transformé leurs terres en terrains à bâtir. Ainsi, par le biais du fief, les chevaliers ont été les principaux possesseurs de terres, dans et autour de la ville. La détention de moulins et de fours, la perception de taxes sur les marchés urbains, de péages sur les routes et de droits de portage sur les fleuves, en ont fait les principaux bénéficiaires de la renaissance de l’artisanat et du commerce. Pouvoir banal et fiefs leur ont de la sorte assuré une part considérable des fruits de la croissance urbaine et du travail des citadins qu’ils étaient censés défendre. Le guet et la chevauchée étaient certes leur occupation principale; ils n’étaient pas la plus lucrative. L’essentiel de leurs revenus provenait de leurs activités annexes de marchands, de banquiers, de percepteurs, de spéculateurs et de bâtisseurs. 

Ces affaires ont contribué à pérenniser chez eux un statut social flou. Plusieurs traits permettaient aisément d’identifier le miles au sein du corps social urbain: 

- des rites qui le distinguaient du reste de la communauté, la remise des armes ou adoubement, attesté dès le milieu du  XII siècle, le serment de fidélité prêté à son seigneur. 

- le miles combat à cheval, ce qui le différencie du bourgeois qui se contente de combattre à pied, au sein de la milice urbaine. 

- les substantifs de miles ou cabalarius, attachés à la fonction militaire, traduits dans la poésie des troubadours par cavalier et utilisés aux XI et XII siècles pour désigner le chevalier méridional; les qualificatifs de « très honorable », « illustre » ou « noble » qui renvoient aux valeurs sociales de référence. 

Les textes donnent parfois au chevalier l’épithète de probus homo qui, en principe, désignait le membre de l’élite dirigeante d’une ville n’appartenant pas à la chevalerie, mais qui, dans la pratique, pouvait qualifier aussi bien le miles que le bourgeois. Les hésitations des scribes traduisent bien les flottements statutaires entre deux groupes dominants dont les limites n’étaient pas toujours clairement précisées et entre lesquels s’opéraient d’incessants brassages. Les actes distinguent aussi le miles du civis (« citoyen ») et du burgensis (« bourgeois »), deux synonymes proches de probus homo. Les difficultés qu’éprouvent les scribes de l’époque pour établir une hiérarchie exacte au sein du patriciat prouvent bien que « des distinctions reposant exclusivement sur la fonction militaire, sur la fortune foncière ou monétaire et sur le genre de vie n’assuraient pas une division rigide et permanente parmi les élites citadines » (19). 

Une étude des textes législatifs indique que, dans le domaine juridique, le statut de chevalier ne différait guère de celui de bourgeois, si ce n’est que l’un combattait à cheval et l’autre à pied, que le premier bénéficiait de quelques privilèges financiers (exemption du droit de gîte) ou honorifiques. Les activités économiques ne dissociaient pas davantage les deux groupes, puisqu’il n’existait aucune incompatibilité entre la chevalerie et les affaires. Les milites investissaient dans le commerce et la finance une part des profits tirés de leurs terres, des péages et des taxes. Leurs occupations marchandes étaient les mêmes que celles des burgenses; seule différait la source de leurs capitaux qu’ils tiraient, eux, des revenus de leurs fiefs. On s’explique alors la réussite dans les affaires des membres du lignage noble des Capdenier à Toulouse ou celle d’un Peire Sigar, noble de Béziers, qualifié de negociator ou de mercator

Par ses origines, la chevalerie urbaine est très composite. Aux représentants de la très vieille aristocratie, carolingienne voire sénatoriale, sont progressivement venus se mêler des hommes nouveaux tentés par le métier des armes à cheval. Il est cependant indéniable que la majorité des lignages militaires était d’origine aristocratique (20). 

Les structures lignagères et l’accaparement par les aînés de l’essentiel des patrimoines familiaux, incitaient les cadets à quitter la campagne pour s’établir en ville. Les témoignages languedociens ne manquent pas sur cet exode rural des lignées nobles et leur mainmise sur les cités. Parmi ces campagnards accueillis par la ville et promus chevaliers figuraient aussi nombre de paysans alleutiers enrichis, qui ont su profiter de l’ouverture du groupe des guerriers pour s’y intégrer et former avec les milites issus du groupe des burgenses, une nouvelle chevalerie urbaine. L’assimilation de tous ces parvenus a été favorisée par l’adoption du train de vie, des valeurs et du modèle culturel des anciens chevaliers. 

La fixation du statut des chevaliers et, par voie de conséquence, la fermeture du groupe, n’est intervenue que dans le courant du  XIII siècle. Ceux que caractérisaient le métier des armes et un genre de vie spécifique ont constitué désormais une véritable noblesse. On est passé alors « de la classe de fait à la noblesse de droit » (Marc Bloch), de « l’aristocratie à la noblesse » (Georges Duby) ou de la « puissance aux privilèges » (Philippe Contamine). Ce phénomène est concomitant de la transformation de la bourgeoisie en un ordre ou un état: à Arles, à partir de 1274, les épithètes « noble » et « bourgeois » (nobilis et burgensis) se substituent à « chevalier » et « prudhomme » (miles 

et probus homo). Le droit définit désormais nettement la noblesse et la bourgeoisie. « À la fin du XIII siècle, les statuts des personnes sont clairs, et le passage d’un individu d’une catégorie juridique à l’autre, s’il n’est pas impossible, nécessite du moins l’aval de l’administration royale, princière ou communale… Cette rigidité dans la définition du rôle et du rang des personnes tranche fortement sur la période précédente ou la mobilité sociale était de mise » (21). 

La chevalerie urbaine a accaparé au  XII siècle les sièges des consulats; à Arles de 1135 à 1155, au moins 21 des 28 consuls appartenaient à des lignages chevaleresques. Véritable oligarchie, elle a monopolisé le pouvoir consulaire dont les principales attributions étaient d’ordre judiciaire et banal. Les milites contrôlèrent d’abord la justice urbaine, qu’elle fût seigneuriale ou communale. Dans la première moitié du XII siècle, de 1129 à 1144 surtout, 

des juges apparaissent de plus en plus dans les textes sous l’appellation de « consuls » (consules). Venue d’Italie, l’institution gagna progressivement toute la zone littorale languedocienne. Les Toulousains firent le choix d’un autre terme, celui de « capitulaires » (capitularii). Les premières chartes qui précisaient le fonctionnement du consulat furent rédigées vers 1150. Elles organisaient un collège consulaire et un conseil constitués respectivement d’une douzaine et d’une centaine de membres, prévoyaient la réunion d’une assemblée générale. La gestion collective du 

pouvoir de juger et de lever les redevances de la seigneurie banale présente bien des similitudes avec une coseigneurie. C’est en commun en effet que les chevaliers exerçaient ces pouvoirs d’essence seigneuriale, dans la maison consulaire érigée par la ville. 

Le consulat est né dans le sillage des mouvements de paix de l’an mil et dans un contexte de pacification des sociétés urbaines. Les évêques ont encouragé son essor car il leur apparaissait comme une « universitas de paciers » s’engageant à respecter et à assurer la paix publique, et à laquelle ils déléguaient l’administration de la justice et des taxes (22). Le consulat méridional apparaît ainsi, selon Martin Aurell, comme « la dernière manifestation institutionnelle de la paix épiscopale… Ses membres prêtent un serment qui rappelle celui par lequel, à l’initiative de l’Église, les chevaliers juraient jadis de respecter la trêve de Dieu » (23). Le consulat a cependant échoué dans sa politique de pacification des villes méridionales. Les luttes internes se sont poursuivies entre milites de l’évêque et du comte, entre factions de quartiers (conflits entre la cité romaine et les faubourgs plus récents). 

L’étude met aussi en lumière « le poids des chevaliers dans le chapitre » cathédral de leur ville (24). Or les chapitres, après 1150 surtout, sont devenus des lieux de savoir, tout particulièrement dans le domaine du droit, aussi bien canon que civil. Nombre de chevaliers y ont acquis une compétence juridique qui leur a ouvert des carrières brillantes, comme « maîtres ès lois » (magister) ou « avocat » (causidicus), au service des princes ou des villes. 

Martin Aurell montre ensuite que la chevalerie urbaine n’est restée « insensible ni aux raffinements de la courtoisie ni aux exigences du monachisme ou du catharisme » (25). L’idéal de moine guerrier que propageaient les ordres militaires a attiré maints milites dans les maisons urbaines templières et hospitalières. L’aristocratie militaire s’est associée aussi à la fin du  XII siècle à la renaissance du monachisme féminin et à la création en ville d’établissements d’assistance et de charité. Parmi les troubadours qui fréquentaient les cours des princes méridionaux, figuraient des chevaliers citadins. Autant courtois que militaires, ils partageaient dans les palais urbains une culture profane spécifique où l’amour de la guerre, de la vaillance et de la rapine se mêlait à l’amour courtois. Dans les villes du triangle Albi-Toulouse-Carcassonne, les chevaliers urbains ont connu le catharisme auquel leur contestation et leur haine de la seigneurie ecclésiastique les firent souvent adhérer. Son recrutement était au XII siècle presqu’exclusivement aristocratique. 

Après 1200, les chevaliers ont perdu progressivement le contrôle du pouvoir politique et économique sur la ville. Leurs lignages, divisés en plusieurs branches collatérales, s’affaiblirent. Nombre de cadets ont été contraints de quitter la cité et ses garnisons pour élire demeure à la campagne dans leurs maisons fortes. Bien des familles renoncèrent alors à leurs assises urbaines. Les causes de ce mouvement se trouvent dans le décollage commercial et l’essor d’une classe de marchands et d’artisans que l’on observe à partir de 1150 dans les régions du Midi. Ses membres étaient trop nombreux pour être intégrés ou assimilés, comme par le passé, dans la chevalerie. Autour de 

1200 et durant les premières décennies du  XIII siècle, ils accédèrent aux instances consulaires où ils devinrent assez vite majoritaires, dès 1202 par exemple parmi les « capitulaires » de Toulouse. Cette ascension des spécialistes des affaires est contemporaine de l’intégration du Languedoc, au lendemain de la croisade albigeoise, dans son nouveau cadre politique, l’État monarchique français, et de l’intrusion des administrations princières dans les villes, en Provence et en Catalogne par exemple. L’instauration d’un ordre politique et social nouveau dans lequel le guerrier n’était plus « l’apanage des seigneurs urbains », bouleversa le paysage urbain et l’organisation du pouvoir municipal. 

Ces transformations « traduisent la fin de la société urbaine organisée pour la guerre. La ville cessa d’être forteresse, citadelle imprenable ou repaire de gens d’armes. Elle devint par contraste, marché. Le milieu des affaires la contrôlait dorénavant. Les modèles de comportement hérités de la noblesse militaire de l’an mil ne s’effacèrent pourtant pas d’un trait; ils marquèrent à jamais les mentalités des élites citadines d’Occitanie » (26). 

  

Des chevaliers aux damoiseaux: la noblesse militaire urbaine après 1200   

Il est avéré que l’ancienne élite des chevaliers urbains ne mourut pas sans sursauts après 1200. Maints milites bataillèrent longtemps pour conserver leur rang, parfois jusqu’à la fin du Moyen Âge. Ils n’y sont pas toujours parvenus. Les exemples de villes où ils ont cessé de jouer un rôle et ont déserté la société urbaine pour s’établir à la campagne ne manquent certes pas. Mais il serait beaucoup trop sommaire d’affirmer que la noblesse militaire s’est partout retirée des « bonnes villes » à l’heure de leur formation ou qu’elle s’est biologiquement éteinte, en même temps que l’ancien patriciat marchand, au  XIV siècle. Il y a toujours des nobles qui vivent et prospèrent dans les villes méridionales. Ils y tenaient même parfois, ainsi à Tarascon ou à Arles, une position institutionnelle avantageuse et reconnue. Cette situation est assez courante en Provence; elle est aussi attestée en Languedoc et dans tout le Sud-Ouest. 

À Albi, parmi les ciutadas (« citadins ») qui composaient l’oligarchie et monopolisaient au XIII e siècle le consulat, figurèrent durablement, aux côtés de familles de marchands et de gens de lois, des lignages de chevaliers urbains qui résidaient dans la ville et possédaient des seigneuries rurales dans les villages d’alentour (27). On en compte une quinzaine entre 1220 et 1250, ainsi les Mir, les Amat, les Alric, les Delpech, pour s’en tenir aux plus puissants. Après 1250, soucieux de conserver leur rang social, ils ont envoyé « leurs fils à l’université en vue d’en faire des experts, licenciés ès lois, les Amat notamment » qui, avec d’autres familles de l’aristocratie marchande, comptaient plusieurs « maîtres » dans leurs rangs (28). Ces familles de chevaliers n’ont cependant pas tardé à s’effacer face à l’ascension des nouvelles élites. Elles n’étaient presque plus représentées à la fin du Moyen Âge au sein de l’oligarchie restreinte qui occupait l’hôtel de ville (29). De 1401-1402 à 1561-1562, parmi les 359 familles qui ont exercé la charge consulaire, les marchands (46 %) et les juristes (37 %) formaient les groupes dominants. 

Venaient ensuite les praticiens des métiers de santé (6,5 %), suivis de bourgeois, de représentants de l’artisanat de luxe et de quelques nobles. Les petits artisans ne fournissaient que 2,75 % de l’effectif consulaire. 

La ville de Rodez présente une situation similaire. Plusieurs des familles qui composaient aux XI et XII siècles les groupes de milites du comte et de l’évêque, se sont maintenues jusqu’au XIV siècle (30). Le plus ancien lignage des chevaliers de la Cité, celui qui portait le nom de la ville, les Rodez, détenteur jusqu’au milieu du XIII siècle de la viguerie – un texte de 1254 mentionne encore un « Uc de Rodez, le viguier » –, figurait toujours parmi les élites à la fin du  XIII siècle et au début du  XIV. Mais ses représentants résidaient alors dans le Bourg où on les voit prêter hommage au comte en 1281 et être consul en 1312, peu avant leur extinction. Même constat de continuité pour les Mantellin, désignés de 1061 à 1077, puis en 1161 comme chevaliers de la Cité, plusieurs fois membres du chapitre au  XIII siècle. Le lignage vivait encore à Rodez en 1333: un Amans de Mantellin, damoiseau, est qualifié de sire de « Causaco ». D’autres vieilles familles de chevaliers de la Cité s’éteignirent de la même façon au XIV siècle, les Attizal, les Balaguier, les Fort, les Penavayres… L’impression de pérennité est la même parmi les chevaliers du Bourg, les Agassa, les Bouson, les Cat, les Galabru, les Sigal. Ces familles de milites, aussi bien dans la Cité que dans le Bourg, n’avaient rien perdu de leurs anciennes prérogatives dans le second tiers du  XIIIsiècle. Elles exerçaient toujours leur fonction de guerriers du comte et de l’évêque – en 1276, on voit encore les chevaliers du comte combattre dans la Cité – et continuaient à détenir les leudes de la ville – jusque vers 1250-1260 (31). Au  XIV siècle, quelques descendants de ces vieilles familles chevaleresques jouaient encore un rôle dans le consulat. La fonction de premier consul de la Cité a été détenue jusqu’en 1315 par un noble, puis après cette date, par un jurisconsulte. Côté Bourg, le premier consul a toujours été un noble jusque vers 1350; il l’a été assez souvent ensuite jusqu’en 1394, mais sans assister aux délibérations. Ces lignages de haute époque se sont tous progressivement effacés au  XIV siècle, remplacés au sein de la noblesse par des familles de marchands, de changeurs, de gens de lois et d’officiers royaux (32). Philippe Wolff constate aussi la présence d’une « noblesse proprement militaire » à Toulouse aux XIV et XV siècles, même si les décès et les ruines ont clairsemé ses rangs (33). Vers 1400, il ne restait dans la ville que six chevaliers et dix écuyers ou damoiseaux. Si quelques familles étaient récentes, les Ysalguier notamment, descendants du changeur Raymond Ysalguier, qui se vouaient aux carrières administratives et militaires, d’autres provenaient de lignages de chevaliers du XII siècle. Ces vieilles familles peinaient cependant pour conserver leur rang. Des Rouaix, il ne subsistait qu’une branche représentée jusqu’à sa mort en 1398 par Aymeric, puis par ses quatre fils, deux qui sont entrés dans le clergé et deux autres qui ont été vite ruinés; aucun des Rouaix n’a été capitoul entre 1379 et 1417. 

Les Maurand ont eux conservé un plus large accès au capitoulat, mais n’ont pu échapper aux difficultés financières. 

Autour de 1360, ils ont dû vendre leur vieille « tour » familiale. Ils étaient totalement ruinés vers 1444. 

Plusieurs monographies présentent des cas de villes où la noblesse militaire de vieille souche est demeurée puissante et active, y compris au sein des consulats, jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est en Provence, à Tarascon et à Arles notamment, que ce caractère de pérennité est le plus affirmé. Au sein des élites de Tarascon à la fin du XIV siècle, Michel Hébert évalue « le nombre des familles dirigeantes à trente deux, réparties également entre nobles et bourgeois » (34). Ces familles siégeaient à peu près en permanence au conseil et assuraient la continuité du pouvoir urbain. Les nobles y constituaient l’élément le plus stable – ancienneté des lignages et des patrimoines. Ils partageaient avec la bourgeoisie, à égalité de sièges, le gouvernement de la cité. Les textes concédés à la fin du XIII siècle, et toujours appliqués à la fin du XIV, voulaient qu’il y ait toujours dix nobles et dix bourgeois dans le conseil, et la coutume imposait une répartition égale chez les syndics. Cette stricte égalité de principe tolérait seulement une spécialisation des nobles ou des bourgeois dans des fonctions que, par intérêt ou par vocation, les uns et les autres étaient plus aptes à remplir – fonctions militaires et ambassades pour les nobles. S’appuyant sur une série de listes de participants à des réunions publiques en 1199, 1221, 1226, 1233, 1256 et 1322, ainsi que sur des listes d’assujettis à des redevances comtales entre 1252 et 1333, il constate que la « continuité des lignages a été plutôt l’affaire de la noblesse » (35). Sur les seize familles nobles les plus puissantes des années 1370-1400, douze étaient attestées dès la première moitié du  XIII siècle. Huit constituaient des familles de milites dans la liste de 1256 etfiguraient dans les listes de 1199 (six familles), 1221 (quatre), et 1226 (six) avec les qualificatifs de miles, dominus, probus homo ou leur patronyme, sans autre indication. Des quatre autres, une est mentionnée en 1199 (comme probushomo), une autre en 1226 (miles), les deux dernières en 1233 (simple patronyme). Sur les seize familles bourgeoises de l’élite dirigeante, trois seulement étaient inscrites dans la liste de 1221, quatre autres dans la liste des redevables de 1252 (simple patronyme) (36).

 

 LA MAISON AU MOYEN ÂGE DANS LE MIDI DE LA France Aux  XIV et  XV siècles, dans la ville d’Arles, les nobles et les bourgeois – les termes de nobilis et de burgensis ont remplacé à partir de la fin du  XIII siècle ceux de miles et de probus homo – formaient les deux groupes de l’élite dirigeante (37). En 1437-1438, les deux catégories réunies représentaient 9,3 % des 1228 propriétaires et chefs de feux: 59 nobles (4,80 %), 6 bourgeois anoblis (0,49 %), 44 bourgeois (3,59 %), 6 probhommes accédant à la bourgeoisie (0,49 %). La noblesse conservait à Arles des liens forts avec la terre, mais elle résidait en ville. Deux traits la caractérisaient, sa continuité et son renouvellement. Nombre de familles anciennes ont certes cessé d’exister entre 1250 et 1450, pour la plupart au  XIV siècle et durant la première moitié du XV, frappées par les mortalités, les troubles politiques et les aléas familiaux (absence d’héritier mâle). Pourtant, « dans les années 1425-1450, une famille sur six remontait aux X-XI et XII siècles: les Porcellet au X siècle, les Eyguières au  XI siècle (les quatre Eyguières de 1430 appartiennent à un lignage qui a compté parmi les siens un célèbre archevêque d’Arles de 1192 à 1202, Imbert d’Eyguières), un Arlatan est consul en 1178, un Rochemaure en 1186, un Destang en 1190. Les Lamanou, pour leur part, remontent à un seigneur catalan arrivé en Provence peu avant 1200 » (38). Ces vieilles familles côtoyaient au XV siècle des familles nobles nouvelles, certaines issues de la bourgeoisie locale, d’autres venues de l’extérieur (afflux d’officiers comtaux et de nobles provençaux). La continuité des lignages anciens et le renouvellement assuré par l’ascension sociale et l’immigration ont permis le maintien d’un groupe nombreux et influent de familles nobles. Les représentants des vieilles familles de milites n’étaient plus guère chevaliers au XV siècle, ils n’étaient que domicelli (damoiseaux), les Eyguières, les Rochemaure, les Porcellet, les Romieu, les Destang. Entre 1425 et 1450, « seuls deux Arlésiens ont été adoubés [...] Jean Arlatan [...] et Jean Quiqueran [...],l’un représentant parfait de la vieille noblesse, l’autre un parvenu » (39). Cette noblesse arlésienne concentrait entre ses mains, en partage avec les burgenses, le pouvoir consulaire et la fortune. Il est clair qu’Arles ne correspond pas au schéma proposé par Bernard Chevalier à propos de la noblesse urbaine (40). 

Dans la ville double qu’était Périgueux, la plus petite des deux villes, la Cité, était aussi la plus ancienne. Elle était la ville épiscopale et la ville des chevaliers. Elle conservait à la fin du Moyen Âge une physionomie sociale très particulière, dominée par deux catégories, les chanoines et les clercs et les chevaliers (41). Ceux-ci étaient encore nombreux au  XV siècle. Leurs hôtels fortifiés et munis de tours s’appuyaient sur le collier des remparts du III siècle. 

Telles étaient les familles Barrière, Périgueux, Angoulême, Bourdeille, Limeuil, qui détenaient aussi des maisons fortes ou des châteaux à la campagne 

  14. D. B 

ARTHÉLÉMY 

, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au  

XIVe siècle, p. 968; E. Crouzet-Pavan, « Les élites urbaines: aperçus 

problématiques », p. 18. 

15. A. R 

IGAUDIÈRE, « L’essor des conseillers juridiques des villes dans la France du bas Moyen Âge » et « Le notaire et la ville médiévale », 

repris dans Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 215-274; B. Chevalier, « Le pouvoir par le savoir… », p. 75. 

16. Ph. BRAUNSTEIN, « Pour une histoire des élites urbaines: vocabulaire, réalités et représentations », Les élites urbaines au Moyen Âge, p. 8 

et 9; J. LE GOFF, « Tentatives de conclusions », Les élites urbaines au Moyen Âge, p. 10 et 11. 

17. M. AURELL, « La chevalerie urbaine en Occitanie (fin X-début XIIIsiècle) », Les élites urbaines au Moyen Âge, op. cit., p. 71-118. 

18. A. HIGOUNET-NADAL, Périgueux aux XIV et XV siècles. Étude de démographie historique, Bordeaux, 1978, p. 36-39. Un document de 

1496 mentionne trente et une tours dans le seul bourg de Puy-Saint-Front, qui, pour la majorité d’entre elles, appartenaient à des familles nobles, 

et pour quelques autres, à des familles bourgeoises. 

19. M. AURELL, op. cit., p. 90. 

20. C. DUHAMEL-AMADO 

, La famille aristocratique languedocienne. Parenté et patrimoine dans les vicomtés de Béziers et d’Agde (900- 

1170), thèse d’État multigraphiée, Université de Paris IV, 1995. 

21. M. AURELL, op. cit. p. 97. 

22. J.-P. POLY, « De la citadelle du fleuve à la capitale de la chrétienté (VII-XIVesiècle) », Histoire d’Avignon, Aix, Edisud, 1979, p. 159: 

« La commune d’Avignon… est née à l’ombre de la cathédrale, lorsque les lignages chevaleresques de la ville se pensèrent eux-mêmes comme 

une universitas de paciers, à qui l’évêque déléguait l’administration de la justice et des taxes ». 

23. M. AURELL, op. cit. p. 101. 

24. Ibid., p. 104: sur les soixante cinq chanoines identifiés à Agde entre le XI et le début du XIII siècle, soixante deux appartenaient à des 

familles de milites de la cité et de son arrière-pays. 

25. Ibid., p. 109. 

26. Ibid., p. 110. 

27. J.-L. BIGET, « La liberté manquée (1209-1345) », chap. IV de l’Histoire d’Albi, sous la direction de J.-L. Biget, Toulouse, 1983, p. 65 

et 66. 

28. Ibid., p. 65. 

29. Ibid., chap. V, « Une nouvelle donne: le régime du protectorat monarchique (1345-1560) », p. 110-111. 

30. J. BOUSQUET, « Mort et résurrection des fonctions urbaines (IVsiècle-1304) », chap. III de l’Histoire de Rodez, sous la direction de Henri 

Enjalbert, Toulouse, 1981, p. 61-63. 

31. Ibid., p. 63-64 et 73. 

32. Ibid., « Deux républiques bourgeoises jumelles (1305-1562) », chap. IV, p. 84-85. 

33. Ph. WOLFF, « L’épreuve des temps », chap. V de l’Histoire de Toulouse, sous la direction de Ph. Wolff, p. 200-203. 

34. M. HÉBERT, Tarascon au XIV siècle. Histoire d’une communauté urbaine provençale, Aix-en-Provence, 1979, p. 35. et l’ensemble du 

chapitre IV, p. 122-153. 

35. Ibid., p. 135. 

36. Ibid., p. 151, note 20. Les listes de 1199, 1221, 1226 et 1256 prouvent l’importance numérique du groupe des milites de Tarascon: en 

1199, 14 domini, 16 milites et 67 probi homines; en 1221, 128 milites et probi homines; en 1226, 74 noms « tam domini quam alii milites et filii 

militum »; en 1256, 51 noms dans la liste de l’« universitas militum et filiorum militum ». 

37. L. S, « Nobles et bourgeois dans l’Arles du bas Moyen Âge: un patriciat », Mélanges offerts à Georges Duby, Aix-en-Provence, 

1992, vol. 2, p. 181-193. 

38. Ibid., p. 184-185. 

39. Ibid., p. 182-183. 

40. Ibid., p. 184; B. CHEVALIER, Les bonnes villes de France du XIV au XVI siècle, Paris, 1982, p. 71: « la ville médiévale avait bien connu 

les nobles de nom et d’armes, gens de guerre de bonne naissance, souvent chevaliers… Le fait est pourtant qu’à la fin du XIII siècle ces nobles 

quittent la ville pour aller vivre aux champs. Du nord au midi, entre cette noblesse devenue exclusivement rurale et la ville s’est creusé un “fossé”, 

s’ouvre une “coupure” totale, se dresse une “barrière” ». 

41. A. HIGOUNET-NADAL, Périgueux aux XIV et XV siècles, p. 27-28. 

42. J.-L. BIGET, « Les villes du Midi de la France au Moyen Âge », Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Paris, sous la 

direction de J.-L. Biget et J.-C. Hervé, ENS, Éditions Fontenay-Saint-Cloud, 1995, p. 149-172

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 16 mai, 2007 |Pas de commentaires »

La poliorcétique et ses conséquences sur l’art castral aux XIIe et XIIIe siècles

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Les origines des romains au IXe siècle
Les armées romaines ont poussé l’art de la poliorcétique comme jamais personne ne l’a fait avant eux. Elles ont mené des sièges de grande envergure, comme Alésia, Carthage ou encore Massada pour ne citer que ceux-là ! Les Romains ont développé, mis au point et amélioré de nombreuses machines de guerre. En Europe, cet art et toutes les techniques qui y sont liées sombreront dans l’oubli pour longtemps à la chute de l’Empire au Ve siècle.

Ainsi en 585, Grégoire de Tours parle de brûlots et de mantelets mobiles d’un modèle fort simple lors du siège de Comminge. Devant Angers en 873, Charles le Chauve fait appel à des ingénieurs byzantins qui utilisent, selon les dires de l’époque, des « machines nouvelles et raffinées ». Tellement raffinées qu’elles seront inefficaces ! Il faudra détourner une rivière pour pouvoir prendre la ville.

Lors du siège de Paris par les Normands en 886, les Parisiens fabriquent une machine de guerre. Mais laissons la parole à l’évêque Abbon : « avec des poutres accouplées et d’égale longueur, les défenseurs confectionnent ce qu’on appelle des mangonneaux, engins lançant des pierres immenses ». La phrase ne nous éclaire pas vraiment. Mais c’est la plus vieille mention connue du terme mangonneau (mangana). Cependant, il faut nuancer les propos de l’évêque. Les pierres ne sont probablement pas si grosses : le chroniqueur cherche à encenser les défenseurs, exagérer n’est pas mentir.

Les mutations en marche
Jusqu’au XIIe siècle, les sièges ne mobilisent qu’une poignée d’hommes contre des ouvrages le plus souvent réalisés avec de la terre et du bois, aux garnisons peu nombreuses. Dans ces conditions, pourquoi et surtout comment utiliser et développer de puissants et fort coûteux moyens d’attaque ?
An Mil, château de bois et terre

Songez que Guillaume le Conquérant assiège le vicomte de Beaumont enfermé dans Sainte-Suzanne durant quatre années (1083-1087). Guillaume a même fait construire un château de terre et de bois dont les circonvellations sont encore visibles en contrebas de la ville. De là, il lance ses assauts et tente d’empêcher le ravitaillement des assiégés. Mais rien n’y fait, la place ne se rend pas ! Ce fut la seule place forte qui résista au plus puissant des ducs de Normandie…

À partir des XIe-XIIe siècles l’Europe va connaître un essor sans précédent. Il y a moins de seigneuries, elles sont plus grandes et l’autorité du roi devient plus importante. L’évolution des techniques, entre autres agricoles, provoque une augmentation rapide de la population. Les gens cherchant du travail quittent les campagnes pour aller en ville : de ce fait l’industrie et l’artisanat se développent ainsi que l’économie qui deviendra florissante au XIIIe siècle. Les croisades auront un impact non négligeable sur l’évolution scientifique et technique de ces époques, ainsi les Francs apprennent beaucoup sur l’art castral et la poliorcétique au contact des Arabes.

Les fortifications de pierre aux Xe et XIe siècles
Les places fortes en pierre sont encore rares au Xe, mais elles ne sont pas inexistantes. Il s’agit souvent de constructions romaines plus ou moins modifiées comme le château d’Adonne (Villejoubert dans les Charentes), qui servit de résidence au comte d’Angoulême au Xe. Ou encore les remparts de Carcassonne ou du Mans construits par les romains et utilisés durant toute la période médiévale et encore visibles aujourd’hui. Parfois, comme à Doué-la-Fontaine, on emmotte un bâtiment préexistant et on le surélève.
Mur romain réutilisé à l’époque médiévale

Au X-XIe, l’utilisation de la pierre pour les nouvelles constructions se limite souvent à la tour maîtresse encore appelée donjon. C’est à Loches que l’on trouve le modèle le plus aboutit. Les analyses dendrochronologiques (datation par analyse des restes de bois) ont montré que la première phase de la construction se situe aux environs de 1010 à 1035. Mais ces édifices demeurent l’apanage des seigneurs les plus riches qui ont un goût prononcé pour l’ostentation…
Château Gouzon, donjon à contrefort plat XIe agrandi au XIIIe, les différentes phases de travaux sont encore bien visibles sur la façade
À partir du XIIe siècle, on redécouvre les traités d’art militaire romain comme ceux de Végèce datant de la fin du IVe siècle. Ainsi en 1151 Geoffroy IV Le Bel comte d’Anjou, dit Plantagenêt assiège le château de Montreuil-Bellay. Durant les opérations, il lit Végèce et met à profit ses enseignements pour confectionner un projectile incendiaire.

La mise en place de pouvoirs royaux forts en France et en Angleterre va générer progressivement des luttes entre Capétiens et Plantagenêt. Dès 1160, l’évolution de l’art castral est sensible sur les terres des Plantagenêt. L’affrontement est inévitable à partir de 1180, date de l’accession au trône de France de Philippe II, dit à juste titre Auguste. Dès 1157, Henri II instaure l’écuage qui permet à un vassal de s’affranchir du service militaire moyennant une pénalité financière. Cela permettra de payer des mercenaires encore appelés routiers afin d’épauler l’ost royal.

Philippe comprend vite que s’il veut conserver ses conquêtes, il lui faut construire des places fortes, qui lui permettent aussi de matérialiser son pouvoir. L’importance croissante des mercenaires et des armées professionnelles provoque de nombreux changements. À commencer par une modification radicale de l’art castral qui va subir une évolution fulgurante afin de s’adapter à la renaissance de l’art de la poliorcétique. À partir de la seconde moitié du XIIe siècle, l’artillerie, pour ainsi dire délaissée depuis les romains, est remise au goût du jour. Dès lors, la construction d’un château n’est plus à la portée de toutes les bourses… Ainsi Château Gaillard a coûté 50 000 livres à Richard Coeur de Lion en 1198, ce qui représente plus de la moitié des 98 193 livres que lui rapporte la Normandie ! Les places fortes de Philippe Auguste, coûtent de 1 200 à 2 000 livres. Quand on sait que les forêts royales de France rapportent 7 080 livres au souverain entre 1202 et 1203, on comprend facilement que seuls les rois ou les grands féodaux peuvent désormais se lancer dans la construction d’un château important.

L’art castral Philippien
Philippe Auguste avec sa rigueur coutumière optimisera et standardisera la construction des places fortes royales. « Sicut Rex divisit » cette phrase qui signifie, « ainsi que le roi l’a déterminé » figure souvent sur les actes ordonnant la construction d’un château. Le roi s’entoure d’architectes dont on retrouve parfois la trace sur plusieurs chantiers. Ainsi maître Guillaume de Flamanville supervisera la construction de Montdidier (dans la Somme), de Melun (Seine-et-Marne), Evreux et Pont-de-l’Arche (Eure). La bibliothèque du Vatican conserve des devis provenant du cartulaire de Philippe Auguste rédigé entre 1204 et 1212. Ces devis qui concernent quatre constructions différentes frappent par leur uniformité et la précision des détails de construction. La seule chose qui varie, c’est le coût de la main-d’œuvre en fonction des différentes régions.

Les effectifs des armées royales sous Louis VI et Philippe II
À titre de comparaison, voici les effectifs de Louis VI au combat de Brémule (bataille contre Henri Ier d’Angleterre en 1119) et ceux de Philippe II 85 années plus tard, en 1204.

Louis VI ne dispose que de 400 chevaliers et d’un certain nombre de sergents estimés à 3 500 ou 4 000 hommes d’après les effectifs de l’époque de Louis VII.

Philippe Auguste dispose de 8 054 sergents appartenant aux milices urbaines (chiffres d’après :  » la prisia serventum « ) et mobilisables en cas de besoins. Son armée permanente en temps de paix compte 3 043 hommes répartis comme suit : 257 chevaliers, 267 sergents à cheval, 86 arbalétriers à cheval (solde 5 sous par jour), 133 arbalétriers à pied (solde 18 deniers par jour, leur équipement complet coûte 3 livres tournois), 2 000 sergents à pied, 300 mercenaires ou routiers. En temps de guerre ce nombre s’accroît des contingents féodaux qui en 1216 totalisent 800 chevaliers, ce qui nous donne 11 097 hommes tous effectifs confondus en théorie, sans compter les contingents de routiers !

En 85 années, l’évolution des effectifs est pour le moins significative !

À titre d’information en ce qui concerne l’argent, 12 deniers valent 1 sous ou gros et une livre vaut 240 deniers donc 20 sous, une obole vaut ½ denier. À l’exception de la livre (unité fictive) toutes les autres correspondent à un type de pièce.
Dourdan, bâti en 1220, est le château le plus abouti de Philippe Auguste. C’est probablement la dernière forteresse qu’il ait fait bâtir : cette place forte résume à elle seule les progrès militaires de son règne. C’est l’ensemble le mieux conservé de la longue série de constructions ordonnées par ce roi, qui diffusa un nouveau modèle de châteaux entre 1190 et 1220. Le château se compose d’une enceinte de 70 mètres de côté, défendue sur trois angles par des tours circulaires de 9 mètres de diamètre, le quatrième étant défendu par un donjon de 13,6 mètres de diamètre et 25 mètres de haut. Le milieu de toutes les courtines, à l’exception de celle abritant la porte, est défendu par une tour semi-circulaire. La porte est protégée par le châtelet d’entrée composé de deux tours circulaires et d’un bâtiment truffé de pièges en tous genres : assommoirs, meurtrières latérales, portes, herse… Les bâtiments et les communs sont placés au revers des courtines et forment une cour carrée. Les fossés font 12 mètres de large et sont équipés d’une contre-escarpe maçonnée, les courtines mesurent 10 m de hauteur.
La tour maîtresse de Dourdan est le parfait exemple de donjon Philippien : une tour circulaire séparée de la place par un fossé et pourvue d’un accès côté place et d’un côté campagne. À noter la petite ouverture au-dessus de la porte, il ne s’agit pas d’une embrasure de tir mais du passage de la chaîne de manœuvre du pont-levis à treuil du début XIIIe siècle.

Les forteresses royales comme Dourdan sont souvent équipées d’un donjon isolé du reste du château, communiquant avec l’extérieur par un pont-levis. On voit là toute la rigueur de Philippe II qui au contraire de Richard Coeur de Lion n’a pas le goût de l’ostentation, mais de l’efficacité. Il privilégie la solidité et la force au détriment de la puissance de tir.

Néanmoins le style Plantagenêt n’est pas en reste et fera aussi preuve d’une grande création comme on peut le voir à Gisors et à Loches.

La poliorcétique aux XIIe et XIIIe siècles
Cependant un siège coûte excessivement cher et seuls les plus fortunés peuvent se l’offrir. Dans la plupart des cas, on privilégie la ruse ou la traîtrise pour s’emparer d’une place forte ! Ainsi en 1098 lors du siège d’Antioche, Bohémond de Tarente soudoie un dénommé Firouz qui donne l’accès de la ville aux croisés. Lorsque la ruse ou l’attaque surprise échoue, on peut tenter d’écourter le siège en utilisant l’arme psychologique. Devant Nicée en 1097, les croisés expédient les têtes de leurs prisonniers dans la ville en utilisant les machines de guerre ; la ville se rendit au bout de sept semaines. Le 21 juillet 1209, les hommes de Simon de Montfort massacrent la population de Béziers pour avoir osé leur résister. À la suite de ce carnage, de nombreuses places se rendront sans combattre lors de la croisade des Albigeois.

Parfois cette arme est utilisée de façon beaucoup plus subtile : ainsi en 1285, le sultan Qalaoun, au château de Margat (le Marquab), décida de faire constater l’état d’avancement des travaux des sapeurs à un groupe d’assiégés venus parlementer. Le lendemain la place capitulait après cinq semaines de siège…

Les machines pilonnent parfois un point stratégique qui rend le siège beaucoup plus rapide tout en évitant un assaut. En 1210, les croisés de Simon de Montfort assiègent la ville de Minerve que sa position naturelle rend inexpugnable. Aussi les machines pilonnent-elles la ville. L’une d’entre elles prend pour cible et détruit le passage fortifié qui donne accès au point d’eau de la cité, les arbalétriers font le reste et la ville se rend en sept semaines.

Le siège d’une place forte se divise en quatre phases : le blocus, les travaux d’approche, l’affaiblissement des défenses (le pilonnage à la machine de guerre) et enfin l’assaut. Mais cela reste purement théorique. En réalité ces phases sont entremêlées et entrecoupées d’assauts et d’escarmouches.

Les archères et leur efficacité
À la fin du XIIe, les constructions se caractérisent par une défense active qui cherche à assurer un flanquement efficace des édifices. Les tours circulaires se systématisent. Dès la seconde moitié du XIIe, les archères (connues dès l’antiquité) participent aussi à cette défense active. Leurs formes sont multiples mais quelle est leur efficacité réelle ? Ce sujet est source de débats. Mais les tests en grandeur réelle montrent la probabilité importante de pénétration par un tir ennemi. Le défenseur doit donc se protéger. Lorsqu’une archère encore appelée arbalétrière est munie d’un croisillon ou d’un étrier, il n’est utilisable que pour mieux apercevoir ce qui se passe à l’extérieur. Il est impossible de pouvoir viser depuis une archère, on pratique le tir à l’aveuglette, dans le tas. Les archères semblent être utilisées pour défendre un point précis soumis à un assaut. Elles ont plus un rôle dissuasif voire ostentatoire, ainsi elles atteignent parfois une hauteur démesurée, et inutile comme à Najac. Il est intéressant d’observer que dès 1200 les Plantagenêt produiront de nombreux types d’archères équipées de dispositifs sensés faciliter le tir et la visée au dire de certains de nos contemporains. Or ces dispositifs ne seront généralisés sur les forteresses royales qu’à partir de la fin du XIIIe ! Il faut donc croire que leur efficacité n’était pas prouvée à l’époque, sinon elles se seraient généralisées beaucoup plus vite comme le modèle castral Philippien qui s’est répandu en moins de trente ans…

L’archère présente le défaut majeur de fragiliser les murs. Aussi les architectes de Philippe Auguste privilégient les petites archères qui ne permettent qu’un tir peu commode et unidirectionnel. Au contraire des architectes Plantagenêt qui privilégient la puissance de feu en s’inspirant des Romains et des Byzantins avec l’utilisation des archères à niche, plus commodes pour utiliser l’arbalète et offrant un angle de tir plus important. Tout n’est qu’affaire de compromis entre efficacité, robustesse et ostentation.
Le blocus, encore appelé investissement
Cette méthode est utilisée pour les places très difficiles voire impossibles à prendre d’assaut. Le but de cette manoeuvre est d’empêcher l’arrivée de renforts et de vivres dans la place ainsi que de stopper toute sortie. Il faut donc se protéger des deux côtés. La sortie est une opération désespérée et fort risquée. En 1153 lors du siège de Nicosie par Renaud de Châtillon, Jean Comnène, neveu du Basileus accompagné d’un général nommé Branas tentent une sortie à la tête de leurs troupes. Mal leur en prit, les troupes de Renaud les culbutèrent et s’engouffrèrent dans la ville avant que les assiégés n’aient pu refermer les portes. Le siège de Château Gaillard en 1204 est l’un des meilleurs exemples de blocus. Après des manoeuvres d’approche rondement menées, Philippe Auguste fit réaliser une double ligne de circonvellations renforcée par des palissades et quinze tours de bois. Le siège dura huit mois ! Inutile de dire que de véritables villes de sièges se créent. Les sergents se font des baraquements et des huttes afin de s’abriter (Guillaume le Breton, chapelain de Philippe II), parfois s’y tiennent des marchés comme lors du siège d’Ascalon en 1153 durant les croisades.

Mais du fait du coût et du manque d’effectifs, le blocus est rarement complet. On se contente alors de bâtir des fortins appelés redoutes, bretèches ou bastilles. Ainsi en 1099 lors du siège de Jérusalem, les croisés se contentent d’établir un camp en face de chaque porte de la ville : ce qui rend impossible toute arrivée massive de vivres ou de renforts pour les assiégés. Ces redoutes sont parfois de véritables petits châteaux de pierre comme la tour du Ramstein édifiée en 1293 lors du siège de l’Ortenberg en Alsace.

Lorsque les assiégés sentent le danger venir, ils ont pour habitude de faire la razzia sur les terres alentour afin de récupérer toute la nourriture possible. Ce qu’ils ne peuvent emporter, ils le détruisent. Parfois ils empoisonnent les puits, comme le général Iftikhar al Dawla qui commande la défense de Jérusalem en 1099. Si les assiégés ne pillent pas les alentours, leurs adversaires s’en chargent pour s’approvisionner et éviter toute tentative de sortie pour faire du ravitaillement.

Mais n’allez surtout pas vous imaginer que de tels faits sont propres aux croisades ! Ainsi durant le XIIIe siècle (l’admirable XIIIe, la fin du vrai Moyen Âge comme le dit l’historien Georges Bordonnove) le Comte de Champagne dut affonter une coalition de barons. Dans ces mémoires le Sire de Joinville affirme :  » les barons avancèrent d’un côté, en brûlant et en détruisant tout…  » Le désespoir du comte de Champagne fut tel qu’il donna l’ordre d’incendier ses propres villes afin que ses adversaires ne trouvent ni abri ni nourriture. Epernay, Vertus et Sézanne partirent ainsi en fumée…

Les travaux d’approche
Cette phase peut être liée à la phase d’affaiblissement des défenses par les machines de guerre. Mais elle peut aussi être menée seule dans des conditions beaucoup plus périlleuses. En effet, si les machines ont pu détruire les hourds, les créneaux et les parapets aux bons endroits, les travaux d’approche sont grandement facilités, les assiégés ne pouvant que très difficilement défendre la courtine sans s’exposer aux tirs des arbalétriers protégés par des mantelets (palissades de bois montées sur roues). Parfois une tour d’assaut est approchée à portée de tir des remparts afin de couvrir les travaux d’approche. De ce fait, les équipes qui doivent combler les fossés, ainsi que les sapeurs, peuvent s’approcher plus facilement de leur objectif. Ces opérations demeurent cependant fort périlleuses.
Exemple de mantelet

Le bélier
Cette arme est connue depuis l’antiquité par les Assyriens, les Grecs et les Romains, pour ne citer qu’eux ! Elle est constituée d’un tronc d’arbre dont l’extrémité peut être renforcée par des ferrures. On le suspend à une charpente de bois par deux grosses cordes ou deux chaînes. Les servants, en tirant en cadence sur des cordes liées au tronc, lui impulsent un mouvement de va-et-vient propre à détruire les portes. Dans le but de protéger les hommes, la charpente est couverte par un toit à forte pente afin de limiter au maximum la puissance d’impact des projectiles divers et variés lancés du haut du rempart. Il est clair que l’enluminure N°1 manque de réalisme, les hommes sont sous la charpente et non derrière.

Les assiégés tentent de détruire le bélier en utilisant toute sorte de projectiles incendiaires. En aucun cas on utilise d’énormes chaudrons d’huile bouillante, pour des raisons techniques et financières. Pour protéger la charpente, celle-ci est recouverte de peaux de bêtes fraîchement écorchées et abondamment arrosées. Pour tenter de limiter les effets du bélier, les assiégés descendent avec des chaînes ou des cordes de gros sacs remplis de paille ou de laine qu’ils interposent entre la porte et la tête du bélier. Parfois ils se contentent de jeter de la terre et de la paille. Il arrive qu’ils tentent d’attraper la tête du bélier avec des chaînes ou une sorte de crochet appelé louve comme dans notre exemple (enluminure N°1). À cause du bélier la porte est considérée comme un point faible depuis l’antiquité. À cette époque on l’encadre souvent entre deux tours afin d’assurer un bon flanquement (porte Nigra à Trêves). À la chute de l’Empire Romain ce mode de construction tombera en désuétude en même temps que l’art de la poliorcétique. Au XIe siècle, il est courant que la porte soit bâtie dans une tour, le plus souvent rectangulaire : c’est le concept de tour porte. Durant les XIe et XIIe siècles, la porte est uniquement barrée par une paire de solides vanteaux. Mais à partir du dernier quart du XIIIe, l’usage de la herse se généralise. L’espace formé entre la porte et la herse est souvent défendu par un ou plusieurs assommoirs qui permettent un tir à la verticale depuis la chambre de manoeuvre. Des archères placées à hauteur d’homme complètent parfois le dispositif. À la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, on remet au goût du jour l’antique dispositif des deux tours encadrant la tour porte. Ces constructions deviennent de véritables châteaux que l’on nomme châtelets comme à Dourdan et Coucy. Au cours du XIIIe on double les herses ! (La Roche Guyon, Coucy…). On crée ainsi de véritables sas renforcés par les dispositifs habituels assommoirs et archères. Afin de rendre l’accès à la porte encore plus difficile, on abandonne progressivement le système du pont dormant que l’on détruit en cas de danger (si on en a le temps !). Aussi dès le XIIe siècle, on retrouve de nombreuses traces de pont levis à treuil (voir photo du donjon de Dourdan) sous forme d’archères où coulissaient les chaînes du tablier de l’entrée principale. Mais ce système demeure relativement lent. Aussi dans certains cas, l’arrière du tablier est doté d’un contrepoids qui facilite la manoeuvre et la rend plus rapide (tour maîtresse de Coucy). Ce dispositif présente l’inconvénient de nécessiter la construction d’une fosse derrière la porte. Le pont levis à flèches n’apparaîtra que vers 1360. Deux poutres en flèche rendent la manipulation rapide et aisée, sans nécessiter de fosse puisque le contrepoids est en hauteur ! Ce modèle se généralisera rapidement. Afin d’assurer une meilleure protection, on multiplie le nombre de portes et de fossés entre la première entrée de la place et l’entrée principale (Fougères première porte en 1180, renforcée par une deuxième en 1230, porte de Laon à Coucy 1230…). On crée ainsi de véritables nasses à vocation uniquement défensive. Dans ces ouvrages nommés barbacanes, tout intrus est exposé de toute part. Parfois la barbacane est si vaste que l’on y place les communs. On parle alors de basse-cours (Coucy XIIIe siècle). On peut aussi placer les portes de façon à rendre le bélier inutilisable sans gros travaux de terrassement (haute-cours du château de Najac, 1253, l’entrée est en surplomb et à angle droit !).
Barbacane des années 1230-1240 du château de Fougère. Le passage voûté de la tour porte est défendu par deux herses formant un sas. À noter le nombre d’archère équipant cette tour !

Les tortues, chats et autres vignes
Ces engins fort rudimentaires et déjà connus des romains sont composés d’une solide charpente qui reprend souvent les principes du bélier (toit incliné recouvert par des matériaux non inflammables). Ils permettent de s’approcher des fossés pour les combler avec de la terre et des fagots afin de préparer le terrain pour les tours roulantes ou les béliers… Parfois lorsque le sol est trop dur, on pousse l’engin jusqu’à la base du mur après avoir comblé le fossé et les sapeurs se mettent à l’ouvrage en s’attaquant directement à la muraille (à gauche sur l’enluminure N°1). Dans certains cas, on utilise ce que l’on appelle des chats, qui sont parfois défendus par une tour comme lors du siège de Mansoura en 1250 (lors de ce siège le but était de traverser une rivière sous le feu ennemi). Dans ce cas, on les appelle des chats châteaux. Le chat reprend le principe de la tortue mais c’est un véritable chemin couvert qui est construit afin d’offrir une protection maximale aux ouvriers ! Quand le terrain est plus favorable, on creuse une galerie appelée mine jusque sous les remparts (à droite sur l’enluminure N°1) en étayant soigneusement. L’avantage de cette technique est d’éviter d’approcher au plus près du rempart. Dans les deux cas, l’issue est la même : lorsque le travail est considéré comme suffisamment avancé, on entasse des fagots et quelques cochons au fond de la galerie et on enflamme le tout. La destruction des étais provoque immanquablement l’effondrement du rempart. Tout n’est qu’une question de temps lorsque les sapeurs se mettent au travail. La sape se généralise à partir de la fin du XIIe : les troupes de Philippe Auguste utilisent cette technique avec succès contre Boves, Château Gaillard, St Jean d’Acre et le Mans… Les mineurs encore appelés sapeurs ou taupins constituent des équipes de spécialistes très recherchés. Au début du XIIIe, ils sont payés 18 deniers par jour, autant que les arbalétriers !

Les assiégés utilisent parfois de bonnes astuces pour se débarrasser des taupins. Ainsi en 1216 lors du siège du château de Beaucaire, les défenseurs éloignent les sapeurs ennemis en remplissant un sac fixé à une chaîne avec du souffre, de l’étoupe et des braises. L’ensemble est descendu à la base de la courtine où il dégage des gaz sulfureux irrespirables ! Ils tentent également de détruire les machines de guerre en lançant contre elles des pots remplis d’alquitram (poix ou goudron). La place ne se rendra qu’après treize semaines. Une autre solution consiste à construire un mur ou une palissade à l’intérieur de la place, afin de palier la brèche, comme lors du siège de Carcassonne en 1240. Durant le même siège, on fait état de l’utilisation de contre mine ! Mais ces deux dernières techniques nécessitent d’avoir une garnison nombreuse appuyée par des spécialistes pour assurer la défense durant les travaux. Or, dans cet exemple, on sait que Guillaume des Ormes, Sénéchal de la place, ayant connaissance des projets du vicomte Trencavel (le fils de Raymond-Roger) avait pris soin de pourvoir la place en nourriture et en matériel. C’est pourquoi ces techniques semblent avoir été peu utilisées, car toutes les places n’ont pas autant de moyens de défense qu’une place stratégique comme Carcassonne.

Les travaux des taupins sont si redoutables que les architectes doivent en tenir compte. Ainsi, il est conseillé de couvrir les mottes de plaques de pierre comme à Ferre-en-Tardenois et à Beynes ou de les supprimer. On bâtit parfois des places fortes concentriques à plusieurs enceintes (Carcassonne). Parfois, on chemise juste les ouvrages vitaux (Château-sur-Epte). Des talus larges rendent le travail des sapeurs plus difficile, on peut aussi renforcer les courtines par des arcs de décharges. Les tours rondes offrent l’avantage d’éviter les angles morts et une meilleure résistance à la sape. On peut aussi prendre soins de combler l’étage inférieur ou l’ensemble de l’édifice avec un blocage de pierre et de mortier afin de lui donner une meilleure stabilité (courtine du front sud de Loches)…
Belle reconstitution de hourds (XIXe) sur le château comtal de Carcassone

Afin d’améliorer la défense de la base des remparts, on utilise des hourds qui protègent efficacement les assiégés des carreaux d’arbalètes. Ces galeries de bois en encorbellement placées contre les remparts permettent aux assiégés de projeter toutes sortes de projectiles sur la tortue lorsqu’elle est suffisamment proche, y compris des projectiles incendiaires. Les hourds de bois sont employés dans les constructions maçonnées des XIIe et XIIIe siècles. Les châteaux de Carcassonne et de Culan en possèdent de beaux exemples. Mais les hourds résistent mal aux machines de guerre et demeurent relativement fragiles au feu. C’est pourquoi, on inventera les mâchicoulis qui ont la même fonction mais sont construits en pierre ! À partir de la seconde moitié du XIIe, les mâchicoulis sur contreforts font leur apparition (cathédrale fortifiée d’Agde dès 1173, tour maîtresse de Château Gaillard 1198). Ils présentent l’avantage de s’adapter facilement sur les anciennes constructions munies de contreforts. Les mâchicoulis alternés sont utilisés lorsque la portée entre deux arcs boutants oblige à placer une console entre eux (ensemble épiscopal du Puy-en-Velay début XIIIe). Et enfin la forme la plus aboutie, les mâchicoulis sur console dont l’utilisation se généralisera à la fin du XIIIe siècle. Cependant les hourds de bois garderont la prééminence durant la première moitié du XIVe siècle.

L’affaiblissement des défenses
Pour ces opérations, on utilise des machines de guerre à balancier ou à ressort. Avant de poursuivre notre propos, il est important de préciser qu’il n’y a aucune trace de l’utilisation de la catapulte romaine au Moyen Âge.

L’arbalète à tour
C’est une grande arbalète montée sur un affût avec un treuil pour permettre son armement. Comme pour le modèle du fantassin, l’arc est en matériaux composites (bois, nerfs, tendons, cornes…), recouverts de cuir ou de parchemin cousu afin de protéger cet assemblage de l’humidité. Il faut deux hommes pour armer cet engin qui peut lancer des javelots à 300 mètres de distance ! L’utilisation de cette arme inventée par les romains semblent réapparaître dès le XIe siècle. Au musée d’art et d’histoire de Belfort, on peut voir un carreau d’arbalète à tour découvert lors des fouilles du château de Rougemont (détruit au milieu du XIVe siècle). Il pèse 156 grammes pour une longueur de 147 mm. La puissance de ces armes semble très importante. Certaines chroniques parlent de machines capables de traverser plusieurs hommes : exagération ou vérité ? Elles parlent aussi de trait enflammé. Ainsi le sire de Joinville, compagnon de Louis IX à la croisade, nous apprend que les musulmans utilisent des traits garnis d’étoupe imbibée de matière inflammable.

Le tonnelon
Au second plan à droite du château sur l’enluminure N°1, on peut voir une machine nommée tonnelon. Certains voient cet engin comme une arme qui servait à placer des tireurs dans une nacelle souvent composée d’un tonneau d’où son appellation. La nacelle est reliée à une longue perche fixée à un mat par un pivot. Des hommes au sol levaient la nacelle plus haut que les remparts en tirant sur des cordes. L’hypothèse des tireurs embarqués semble peu probable, car on ne peut pas en embarquer assez pour être efficace ! De plus, ils font une cible facile pour les assiégés. Et comment est-il possible de recharger une arbalète dans un tonneau ? Plus sérieusement, on peut supposer que c’est un bon moyen d’observation pour voir ce qui se passe dans la place et éventuellement pour ajuster le tir des machines qui prennent pour cible des objectifs non visibles de l’extérieur. Cet engin est donc placé hors de portée des arbalètes. D’ailleurs sur notre exemple les passagers ne sont pas armés.

Les machines à balanciers
Cette famille regroupe des engins de types et de puissances très variables. Il est difficile d’attacher un nom précis à chaque type de machines, tant les appellations sont nombreuses et variées : biffa, lapisdica machina, machinetum manga, trabatium, manganellus, manganum, petraria, tormentum, trabucium… Les machines les plus puissantes portent souvent des sobriquets comme la célèbre Mal Voisine utilisée lors du siège de Saint-Jean d’Acre en 1191. Dans les descriptions qui vont suivre, les performances des machines indiquées sont basées sur des reconstitutions du XXe siècle. Car comme nous le verrons ces engins sont fort complexes et nous ne savons presque rien des performances de l’époque.

Les machines à traction humaine
Ce sont vraisemblablement les machines les plus anciennes utilisées au Moyen Âge. C’est probablement ce type d’engins qui fut utilisé lors du siège de Paris en 886. En fait, ce sont les ancêtres du mangonneau, on les nomme pierrière ou bricole, ou tout simplement « machine à traction humaine ». Elles permettent de lancer des projectiles de 3 à 15 kilogrammes, à une petite centaine de mètres maximum. Ce qui explique qu’elles sont plus souvent utilisées pour la défense des places fortes ou des campements. Il faut huit à seize hommes pour la manipuler et la cadence de tir est de l’ordre de la minute. Un homme se suspend parfois à la fronde pour donner un effet d’accélération et un maximum de puissance au tir.
La bricole est une machine à traction manuelle : elle peut servir à défendre un rempart ou un camp – extrait d’une bible française de 1250

L’artillerie lourde
Les mangonneaux et les trébuchets sont les machines les plus puissantes jamais utilisées jusqu’à la mise au point de l’artillerie à poudre. En 1285, Aegidius Colonna dit Gilles de Rome, rédige un traité De Regimine Principum dans lequel il décrit clairement ce genre d’engin : « dans ces machines il y a une verge, qu’on élève ou qu’on abaisse au moyen d’un contrepoids, à l’extrémité de laquelle est une fronde pour jeter la pierre ». Les engins à contrepoids fixes sont appelés trabatium ; ce n’est que plus tard qu’ils seront appelés mangonneaux. Ceux à contrepoids mobiles que nous nommons trébuchets sont appelés biffa. Pour l’instant personne n’est capable de certifier leurs origines. Mais une chose est certaine, leur conception, leur construction et leurs réglages sont affaire de spécialistes. Il semble que les francs aient beaucoup appris lors des croisades. Ainsi en 1124 lors du siège de Tyr, l’artillerie des assiégés (et oui on ne se laisse pas faire, les villes et plus rarement certains châteaux sont parfois défendus par des machines) est plus puissante que celle des croisés ! Ils vont donc quérir un Arménien, un certain Havédic fort renommé pour la construction et le réglage des engins. Dès lors les croisés peuvent utiliser des machines puissantes. Les hommes qui fabriquent ces machines sont les engineor qui deviennent rapidement des spécialistes, personnages très importants. Sous le règne de Philippe Auguste, on constate une révolution avec la fabrication en série de machines transportées durant les déplacements des troupes en campagne. Cependant ces machines coûtent une fortune, et seuls les rois ou les villes en possèdent. Ces dernières n’hésitent pas à les louer avec tout le personnel et la logistique nécessaires !

Le mangonneau
C’est le grand frère de la pierrière. Il utilise un contrepoids, la huche, qui peut peser plusieurs tonnes. Ce type d’engin semble apparaître au XIIe siècle. Afin de donner un effet d’accélération au projectile au moment du lancement, on utilise toujours le système de lancement de la pierrière. Le mangonneau peut envoyer des boulets de 100 kg à 150 mètres avec une cadence de deux tirs à l’heure et douze servants (sans compter les ouvriers). Le contrepoids fixe présente deux gros défauts. Tout d’abord, il faut des efforts énormes pour rabattre la verge, d’où l’utilisation de grands treuils, type roues de carrier. Ensuite les matériaux contenus dans la huche finissent toujours par bouger : ce qui tend à créer des vibrations et des à-coups importants néfastes pour la charpente et la précision.

Le trébuchet
C’est la quintessence de l’artillerie médiévale ! Ce type d’engin semble faire son apparition durant le premier tiers du XIIIe siècle. Les engineors ont remplacé le contrepoids fixe par un système articulé, diminuant ainsi les efforts pour l’armement, réduisant les à-coups et augmentant ainsi la portée et la précision. Avec le trébuchet, la balistique devient une science exacte. En règle générale, les boulets retrouvés ne dépassent pas 125 kilogrammes. On estime la portée de tir à 250 mètres. Une reconstitution réalisée par R. Beffeyte en 1998 a démontré qu’avec un contrepoids de six tonnes, on peut envoyer un boulet de 125 kilogrammes à 175 mètres avec une cadence de deux tirs à l’heure. Au point d’impact le boulet arrive à 200 km/h. En quatre tirs, il a ouvert une brèche dans un mur de 4 mètres d’épaisseur à la base et 2,1 mètres à son sommet pour 5 mètres de haut, le tout réalisé en granit maçonné.

Les trébuchets peuvent aussi servir à envoyer des charognes, des prisonniers vivants ou morts, des immondices. Ainsi en 1332 lors du siège du château de Schwanau (Alsace), les machines bombardent l’intérieur de la place avec des tonneaux remplis d’immondices tirées des eaux de vidange de Strasbourg ! L’eau et la nourriture étant devenues impropres à la consommation, les assiégés durent se rendre.

La qualité d’une machine réside dans les rapports géométriques. C’est pourquoi les engineors ont souvent une formation d’architectes, comme le célèbre Villard de Honnecourt qui nous a laissé ses carnets de route si remarquablement illustrés au XIIIe siècle. Pour faire un bon trébuchet, il y a cinq points essentiels étroitement liés les uns aux autres : la taille du contrepoids et la façon de le fixer, le poids du projectile, la longueur de la verge et la position de son axe, la courbe du crochet (cette pièce de métal est fixée au bout de la verge et l’on y fixe la boucle de la fronde), la longueur de la fronde. Pour avoir une bonne précision la verge doit être rigide : de simples essais suffisent à le démontrer. Il semble que la fronde doit faire à peine plus du tiers de la longueur de la verge, mais cela dépend de la portée que l’on veut obtenir. La courbure du crochet est primordiale et doit être adaptée en fonction du poids des munitions utilisées. Si la courbure est trop importante, le boulet est lâché trop tard et il peut retomber juste devant la machine voire dessus ! Si la courbure est trop faible le boulet est lâché trop tôt et part dans le sens contraire à savoir derrière !

L’équipe nécessaire au maniement du trébuchet est imposante, il faut des terrassiers pour poser la machine bien à plat, des charpentiers pour le montage et les réparations, des tailleurs de boulets, des cordiers (on utilise énormément de cordes sur une machine et peu de métal) et enfin une vingtaine de tendeurs qui ne s’occupent que des tirs. En tout, il faut 50 à 60 personnes pour faire fonctionner une machine sans oublier les 31 chariots nécessaires au transport (nombre de chariots : tirés du livre de compte de Pontorson en 1378).

Les assiégés qui ne possèdent pas de machines pour détruire celles de l’adversaire (cas le plus fréquent) sont forts dépourvus. Leur seule chance consiste à compter sur la robustesse de la place en attendant des secours externes rapides, car l’efficacité des machines est redoutable. Les assiégés peuvent aussi tenter une sortie afin d’endommager les machines de l’adversaire ou massacrer les hommes chargés de les construire avant que leur besogne soit achevée. Nous disons endommager, car la destruction complète d’une machine semble incompatible avec une sortie qui se doit d’être très rapide afin que l’ennemi n’ai pas le temps de réagir comme nous l’avons déjà vu. Afin de les préserver les machines sont parfois protégées par des palissades qui ont aussi le mérite d’abriter les servants d’éventuels tirs d’arbalète ou de baliste.

Les architectes n’ont que peu de solutions à opposer à ces machines, hormis construire les places fortes en des endroits où il est très difficile de les mettre en batterie ou alors tout simplement en augmentant l’épaisseur des murs. Par exemple aujourd’hui en Alsace, on voit encore de nombreux exemples de murs boucliers pour défendre les parties d’une place sujette à une attaque au trébuchet ou au mangonneau. Souvent ce sont de véritables tours comme au château de Bernstein (vers 1200) et de l’Ortenberg (1262-1265) qui protègent ainsi les logis situés dans leur prolongement. On remplace les tours carrées par des tours rondes qui offrent moins de surface de contact aux boulets, toujours dans le même souci de protection les architectes développent de nouvelles formes comme celle en éperon (appelée aussi en amande) encore visible à Loches au château du Coudray-Salbart (début XIIIe siècle) ou à la Roche-Guyon (1190-1200). Parfois des tours semi-circulaires pleines renforcent les courtines, tout en améliorant le flanquement (enceinte du front sud de Loches ou chemise du donjon de la Roche-Guyon).
Le flanquement de la courtine de la basse-court de Coucy est impressionnant : qui oserait tenter une échelade ! De plus la pente empêche l’utilisation de tour roulante !

Les garnisons et les arsenaux des villes et châteaux au XIIIe siècle
Les comptes du château de Peyrepertuse dans l’Aude, nous signalent qu’en 1302 la garnison est composée d’un châtelain, d’un chapelain, d’un guetteur, d’un portier et de 21 sergents. En 1321, le maître de l’artillerie de Carcassonne fournit à la place 20 casques de fer et 17 arbalètes. Il est important de préciser que c’est un château royal sur la frontière avec l’Aragon, ce qui explique une garnison aussi imposante. Le château de Pacy-sur-Eure (Normandie) au début du XIIIe est équipé de 69 arbalètes, 11 hauberts de mailles, 23 casques doubles, 23 casques ordinaires. Ce château est encore un château frontière d’où un arsenal aussi fourni. Dans certains cas comme à Illiers-l’Évêque, il n’y a que deux arbalètes. Les arsenaux des villes sont plus ou moins remplis. Ainsi Chinon est équipée de 52 arbalètes, 4 500 carreaux, 20 épées, 60 grands boucliers et 30 plus petits, 400 cordes pour pierrière (?), 11 grandes machines de siège, 6 gros chariots et 26 petits pour leur transport, 4 casques doubles etc. À l’inverse Lyons-la-Forêt est seulement équipée de 5 hauberts, 4 haubergeons et 9 casques.
L’assaut
L’échelade
C’est le moyen le plus risqué. Les hommes s’élancent à l’assaut en grimpant sur des échelles, certaines permettent de monter à deux ou trois de front. Cependant, il faut une attaque massive si l’on veut réussir. Pour avoir fait l’essai sur une échelle à 10 mètres de hauteur, je peux vous dire qu’avec une rondache dans une main et une épée dans l’autre, il est très difficile de se battre, car l’échelle bouge beaucoup et l’on manque d’appui. Grâce à des arbalétriers ou des hommes armés de lances voire de simples haches ou de pierres, on empêche l’échelade à condition d’avoir des effectifs suffisants. On peut aussi repousser les échelles avec de longues fourches avant qu’elles ne touchent le mur… Par contre lors d’une diversion alors que le rempart est dégarni, on peut lancer l’opération plus facilement. Mais il faut faire très vite. Une dernière solution consiste à utiliser l’échelade simultanément avec une attaque à la tour d’assaut comme nous le verrons dans le chapitre suivant.

Pour lutter contre les assauts, les architectes multiplient les tours afin d’assurer un meilleur flanquement, ce qui a pour effet de multiplier les angles de tir, l’enceinte urbaine de Provins en offre toujours un excellent exemple. La hauteur des murs et la profondeur des fossés nuisent à l’échelade, tout comme des talus prononcés à la base des courtines. On peut aussi ménager des gaines pourvues d’archères dans l’épaisseur des courtines, cela permet en plus d’améliorer la circulation des troupes.

La tour d’assaut ou beffroi
Encore appelées héléopoles, ces tours roulantes à plusieurs étages sont équipées d’une passerelle que l’on abaisse sur le rempart au moment de l’assaut. Le dernier étage est parfois équipé d’une plate-forme où l’on place des arbalétriers destinés à couvrir l’assaut. L’arrière de la tour est équipé d’une large échelle où plusieurs hommes montent de front. La face et les côtés sont recouverts de peaux de bêtes fraîchement écorchées afin d’éviter le risque d’incendie. Mais ça n’est pas toujours suffisant, ainsi lors du siège d’Antioche en 1098, la tour d’assaut des croisés fut incendiée par les Musulmans, en 1153 lors du siège d’Ascalon les assiégés jetèrent du bois enduit de pois à la base de la tour puis y boutèrent le feu, le vent rabattit les flammes vers la muraille qui déjà fissurée finit par s’effondrer ! Parfois les assiégés tentent de les détruire avec des machines ou des projectiles incendiaires. Mais l’utilisation de cet engin nécessite de grosses infrastructures et une main-d’oeuvre nombreuse. Il faut préparer une véritable route en plan légèrement incliné, afin de faciliter le déplacement de l’engin (sans lui faire prendre trop de vitesse !), l’inclinaison augmente sur la fin de cette rampe car les systèmes de cordes, de poulies et de cabestans qui servent à son déplacement ne sont plus efficaces dans cette phase. L’engin vient donc se placer par la seule force de gravité. Certains chroniqueurs parlent de trébuchets montés sur les plates-formes des tours d’assaut. C’est encore une exagération de leur part, compte tenu du poids, de l’encombrement et des efforts que la charpente aurait à subir, il faudrait une tour monumentale que l’on ne pourrait plus déplacer ! Au mieux on peut admettre l’utilisation de petites machines à traction humaine, qui au demeurant sont bien suffisantes contre des piétons défendant un rempart ! C’est avec ce type d’engins que les croisés ont pris Jérusalem en 1099, une fois le combat engagé sur le rempart, l’échelade a été lancée, les assiégés ayant fort à faire avec les hommes sortant de la tour n’ont pas pu les repousser.

Pour faire face à ce type d’engins les architectes ont trois possibilités. Tout d’abord construire les places fortes dans un endroit où ils sont inutilisables de par la topographie du terrain. Ou encore construire des murs très hauts comme au château du Hohlandsbourg (près de Colmar) où l’enceinte ne fait pas moins de vingt mètres de hauteur ! Et enfin creuser des fossés très larges et profonds pour compliquer le travail des terrassiers chargés de préparer le chemin de roulement de l’engin.

Le rôle des souterrains dans les châteaux
Nous ne pouvions pas clore cet article sans parler des souterrains et autres passages secrets. Combien de fois peut-on entendre parler de galeries longues de plusieurs kilomètres, certaines passant même sous des fleuves et assez larges pour passer avec des chariots… Cela est exclusivement le fruit de l’imagination collective. Techniquement de tels ouvrages d’art auraient été impossibles à réaliser à l’époque et surtout ça n’aurait pas été discret ! Cependant dans de nombreux châteaux, on voit des galeries qui permettent une circulation entre différents points : le château de la Roche Guyon en offre un remarquable exemple entre le donjon situé sur la falaise et le château en contrebas. Ces galeries permettent une circulation rapide des troupes à l’abri des tirs et accessoirement des intempéries. On trouve aussi des place équipées de galeries de contre-mines destinées à lutter contre les taupins (château d’Arc-la-Bataille). Il est admis que l’on trouve aussi des souterrains de longueurs modestes (une centaine de mètres maximum) permettant de sortir discrètement d’une place mais c’est une arme à double tranchant qui peut causer la chute de la place, aussi ce type d’ouvrage semble avoir été assez exceptionnel.

Conclusions
Il est dommage qu’aucune machine de siège ne soit parvenue jusqu’à nous. Ce sont elles qui d’une certaine manière ont modifié le paysage castral, mais elles étaient autrement plus fragiles que les édifices qu’elles étaient destinées à détruire. On peut aussi regretter que jamais le cinéma n’ait été capable de montrer la réalité d’un siège et surtout d’un assaut avec un vrai souci de réalisme et d’historicité qui serait autrement plus spectaculaire que tout ce qui a été fait jusqu’à maintenant. Point besoin de fioritures et d’inventions loufoques, mais du réalisme, du vrai, du vécu (enfin presque) pour enclencher la machine à remonter le temps et la machine à rêves ! Lorsque l’on voit la part importante donnée au siège dans notre imaginaire médiéval, on peut se dire que cela a dû marquer nos ancêtres au plus haut point ! Il est vrai que si les techniques de sièges sont passionnantes à étudier, il ne faut pas oublier qu’il s’agit toujours d’un fait de guerre avec son cortège d’exploits, de bravoure mais aussi de morts, d’estropiés et d’atrocités en tous genres. Dans certains sièges comme celui de Bellême en 1228, on fait grâce à la garnison qui se rend. Ou encore lors de celui de Montréal en 1240, où le vicomte Trencavel obtint une capitulation honorable et sortit libre avec armes et bagages. Cependant il ne faut pas généraliser et édulcorer les choses. Tout l’art pour les chefs assiégés était de savoir jusqu’où ils pouvaient aller : en cas de doute mieux valait se rendre tout de suite que de tenter une résistance hasardeuse ou toute la garnison risquait de se faire massacrer. Comme à toutes les époques, on trouve des hommes d’honneur au Moyen Âge et d’autres qui ignorent le sens de ce mot, aussi le vaincu est toujours à la merci du vainqueur…

Bibliographie
J.F. Fino, C.L. Salch. Atlas des châteaux forts en France. Éditions Publitotal.
J. Mesqui. Châteaux forts et fortifications en France. Éditions Flammarion.
P. Durand. Le château-fort. Éditions Jean-Paul Gisserot.
C.L. Salch. Les plus beaux châteaux forts en France. Éditions Publitotal.
R. Beffeyte. Les machines de guerre au Moyen Age. Éditions Ouest-France.
D. Nicolle, A. Mc Bride. French medieval Armies 1000-1300. Collection Men at arms. Éditions Osprey.
G. Bordonove. Philippe Auguste. Collection Les rois qui ont fait la France . Éditions Pygmalion/G Wattelet.
G. Bordonove. Les croisades et le royaume de Jérusalem. Éditions France Loisir.
G. Duby. La chevalerie. Éditions Perrin.
Texte de Pascal Gaulain

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 15 mai, 2007 |Pas de commentaires »

La Paix de Dieu et La Trêve de Dieu en temps de Guerre

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 La naissance de l’idée de Paix de Dieu.

La paix, est à la fin du Xème siècle le résultat du comportement d’un peuple de « saints ». Mais maintenir la paix publique résume les obligations d’un gouvernement. Cependant l’organisation de la paix par les laïcs prêtait à la critique depuis la fin de l’empire carolingien. Mais l’idée que les évêques et abbés puissent s’en mêler n’avait rien de choquant. Rangés parmi les grands des royaumes depuis l’époque des carolingiens, ils avaient pris l’habitude de participer aux assemblées du qui se tenaient autour des rois et des princes et n’ignoraient rien des « questions temporelles ». Certains d’entre eux, titulaires des droit de ban, exerçaient en fait des fonctions qui en faisaient les premiers responsables du maintien de la paix.Chefs d’une Eglise, ils étaient plus intéressée que quiconque à la protection de ses clercs et ses biens contre toute violence et autre usurpation. En un mot, que les évêques aient pris l’initiative de la paix en Auvergne et en Aquitaine ne doit pas étonner.
En effet, La « Paix de dieu » se développe en Aquitaine, en Languedoc, en Bourgogne et petit à petit dans tout le reste du royaume de France.

Nous pouvons avancer une definition de cette paix « générale » : La paix de Dieu est un serment de nature publique prononcé devant une assemblée par ceux qui portent les armes séculières jurant ainsi la paix générale.
Mais attention : il ne s’agit pas d’un mouvement de piété ou de charité. le but de la paix de dieu est de limiter et d’encadrer la violance des guerres privées (faides ou faida).

La plupart des serments entrainent l’etablisement d’un compromis entre laïcs armés et ecclésiastiques. Un compromis juridique et foncier qui a probablement eu tendance à accélérer la mise en place de la seigneurie.

La Trêve de Dieu.

Définition :

Le mot vient du germain : Triuga Dei et signifie en fait une fidélité, un engagement. C’est une suspension temporaire de toute activité guerrière. Un arrêt qui couvre seulement la journée du samedi dans un premier temps mais qui augmente par la suite du mercredi soir au lundi matin. Cette interdiction est aussi effective pendant l’Avent, le temps de Noël, le Carême et le temps pascal, puis lors des fêtes de la Vierge. 

 la Trêve de Dieu :

L’idée que la trêve de Dieu serait une nouvelle paix de Dieu est fausse. La trêve est un complément presque « nécessaire » à la paix de Dieu. D’après Marc Bloch c’est « encore la manière la plus radicale de juguler les pulsions agressives de la société médiévale occidentale. »

Dés les années 1023/1025 la période de trêve est respectée. Exemple : C’est en Catalogne en 1027 que l’on voit apparaît dans les actes la trêve de Dieu. C’est aussi là une image, une copie de l’ancienne législation carolingiennes. C’est par ailleurs au concile d’Arles de 1037 et de 1041 que s’affirme cette prohibition de la guerre pour le Sud du royaume de France. Ces interdits sont en fait approfondis d’un concile à l’autre (Nouveau concile de Narbonne en 1054).

Conclusion :

La paix et la trêve de Dieu sont donc issues d’un mouvement général qui tend à limiter la guerre privé dans le monde médiéval occidental. Née au Xème siècle elle est et reste le plus sur symbole de paix jusqu’à sa « récupération » par les souverains temporels ( le Roi de France, l’Empereur, les comtes de Catalogne) comme par exemple : La reconquête du territoire royal par Louis VI sur ses vassaux félons dans les années ou il fût associé au pouvoir de son père (1100/1108.). La paix de Dieu est suivie et complétée par la trêve de Dieu qui réaffirme le désir de non-violence en occident.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 11 mai, 2007 |Pas de commentaires »
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