De Philippe le Bel et de Boniface VIII.
Le temps de Philippe le Bel, qui commença son règne en 1285 fut une grande époque en France, par l’admission du tiers état aux assemblées de la nation, par l’institution des tribunaux suprêmes nommés parlements, par la première érection d’une nouvelle pairie faite en faveur du duc de Bretagne, par l’abolition des duels en matière civile, par la loi des apanages restreints aux seuls héritiers mâles. Nous nous arrêterons à présent à deux autres objets, aux querelles de Philippe Le Bel avec le pape Boniface VIII et à l’extinction de l’ordre des templiers.
Nous avons déjà vu que Boniface VIII de la maison des Caietans, était un homme semblable à Grégoire VII, plus savant encore que lui dans le droit canon, non moins ardent à soumettre les puissances à l’église, et toutes les églises au saint siége. Les factions gibeline et guelfe divisaient plus que jamais l’Italie. Les gibelins étaient originairement les partisans des empereurs ; et l’empire alors n’étant qu’un vain nom, les gibelins se servaient toujours de ce nom pour se fortifier et pour s’agrandir. Boniface fut longtemps gibelin quand il fut particulier, et on peut bien juger qu’il fut guelfe quand il devint pape. On rapporte qu’un premier jour de carême, donnant les cendres à un archevêque de Gènes, il les lui jeta au nez, en lui disant ; souviens-toi que tu es gibelin, au lieu de lui dire, souviens-toi que tu es homme. La maison des Colonnes, premiers barons romains, qui possédait des villes au milieu du patrimoine de saint Pierre, était de la faction gibeline. Leur intérêt était avec les papes le même que celui des seigneurs allemands avec l’empereur, et des français avec le roi de France. Le pouvoir des seigneurs de fief s’opposait partout au pouvoir souverain.
Les autres barons voisins de Rome étaient dans le même cas ; ils s’unissaient avec les rois de Sicile, et avec les gibelins des villes d’Italie. Il ne faut pas s’étonner si le pape les persécuta, et en fut persécuté. Presque tous ces seigneurs avaient à la fois des diplômes de vicaires du saint siége, et de vicaires de l’empire, source nécessaire de guerres civiles, que le respect de la religion ne put jamais tarir, et que les hauteurs de Boniface VIII ne firent qu’accroître.
Ces violences n’ont pu finir que par les violences encore plus grandes d’Alexandre VI plus de cent ans après. Le pontificat du temps de Boniface VIII n’était plus maître de tout le pays qu’avait possédé Innocent III de la mer Adriatique au port d’Ostie. Il en prétendait le domaine suprême : il possédait quelques villes en propre : c’était une puissance au rang des plus médiocres. Le grand revenu des papes consistait dans ce que l’église universelle leur fournissait, dans les décimes qu’ils recueillaient souvent du clergé, dans les dispenses, dans les taxes. Une telle situation devait porter Boniface à ménager une puissance qui pouvait le priver d’une partie de ces revenus, et fortifier contre lui les gibelins. Aussi dans le commencement même de ses démêlés avec le roi de France, il fit venir en Italie Charles de Valois frère de Philippe, qui arriva avec quelque gendarmerie : il lui fit épouser la petite-fille de Baudouin second empereur de Constantinople dépossédé, et nomma solennellement Valois empereur d’orient ; de sorte qu’en deux années il donna l’empire d’orient, celui d’occident, et la France ; car nous avons déjà remarqué (au chapitre 42e) qu’en 1303 ce pape réconcilié avec Albert d’Autriche, lui fit un don de la France. Il n’y eut de ces trois présents que celui de l’empire d’Allemagne qui fût reçu, parce qu’Albert le possédait en effet.
Le pape avant sa réconciliation avec l’empereur, avait donné à Charles de Valois un autre titre, celui de vicaire de l’empire en Italie, et principalement en Toscane. Il pensait, puisqu’il nommait les maîtres, devoir à plus forte raison nommer les vicaires. Aussi Charles de Valois, pour lui plaire, persécuta violemment le parti gibelin à Florence. C’est pourtant précisément dans le temps que de Valois lui rend ce service, qu’il outrage, et qu’il pousse à bout le roi de France son frère. Rien ne prouve mieux que la passion et l’animosité l’emportent souvent sur l’intérêt même.
Philippe Le Bel, qui voulait dépenser beaucoup d’argent, et qui en avait peu, prétendait que le clergé, comme l’ordre de l’état le plus riche, devait contribuer aux besoins de la France sans la permission de Rome. Le pape voulait avoir l’argent d’une décime accordée pour le secours de la terre sainte, qui n’était plus secourable, et qui était sous le pouvoir d’un descendant de Gengis Khân ; le roi prenait cet argent pour faire en Guyenne la guerre qu’il eut en 1301 et 1302 contre le roi d’Angleterre Édouard. Ce fut le premier sujet de la querelle. L’entreprise d’un évêque de la ville de Pamiers aigrit ensuite les esprits. Cet homme avait cabalé contre le roi dans son pays, qui ressortissait alors de la couronne, et le pape aussitôt le fit son légat à la cour de Philippe. Ce sujet, revêtu d’une dignité, qui, selon la cour romaine, le rendait égal au roi même, vint à Paris braver son souverain, et le menacer de mettre son royaume en interdit. Un séculier qui se fût conduit ainsi, aurait été puni de mort. Il fallut user de grandes précautions pour s’assurer seulement de la personne de l’évêque. Encore fallut-il le remettre entre les mains de son métropolitain l’archevêque de Narbonne.
Aussitôt arrive cette bulle du pape, dans laquelle il est dit que le vicaire de Jésus-Christ est établi sur les rois et les royaumes de la terre avec un plein pouvoir. L’ordre du pape est intimé à tous les évêques de France de se rendre à Rome. Un nonce, simple archidiacre de Narbonne, vient présenter au roi cette bulle et ces ordres, et lui dénoncer qu’il ait à reconnaître, ainsi que tous les autres princes, qu’il tient sa couronne du pape. On répondit à cet outrage par une modération qui paraissait n’être pas du caractère de Philippe. On se contenta de jeter la bulle au feu, de renvoyer le nonce dans son pays, et de défendre aux évêques de sortir de France. Il y en eut pourtant au moins quarante, et plusieurs chefs d’ordre qui allèrent à Rome. Le roi fut donc obligé de convoquer les états généraux, pour faire décider en effet que l’évêque de Rome n’était pas roi de France. Le cardinal Le Moine, français de naissance, qui n’avait plus d’autre patrie que Rome, vint à Paris pour négocier ; et s’il ne pouvait réussir, pour excommunier le royaume. Ce nouveau légat avait ordre de mener à Rome le confesseur du roi, qui était dominicain, afin qu’il y rendit compte de sa conduite et de celle de Philippe. Tout ce que l’esprit humain peut inventer pour élever la puissance du pape, était épuisé ; les évêques soumis à lui ; de nouveaux ordres de religieux relevant immédiatement du saint siége, portant partout son étendard ; un roi qui confesse ses plus secrètes pensées, ou du moins qui passe pour les confesser à un de ces moines ; et enfin ce confesseur sommé par le pape son maître d’aller rendre compte à Rome de la conscience du roi son pénitent. Cependant Philippe ne plia point. Il fait saisir le temporel de tous les prélats absents. Les états généraux appellent au futur concile et au futur pape. Ce remède même tenait un peu de la faiblesse. Car appeler au pape, c’était reconnaître son autorité ; et quel besoin les hommes ont-ils d’un concile et d’un pape pour savoir que chaque gouvernement est indépendant, et qu’on ne doit obéir qu’aux lois de sa patrie ?
Alors le pape ôte à tous les corps ecclésiastiques de France le droit des élections, aux universités les grades, le droit d’enseigner, comme s’il révoquait une grâce qu’il eût donnée. Ces armes étaient faibles ; il voulut en vain y joindre celles de l’empire d’Allemagne. Albert d’Autriche n’était pas assez puissant. Le roi de France eut toute la liberté de traiter le pape en prince ennemi. Il se joignit à la maison des Colonnes. Guillaume de Nogaret passe en Italie sous des prétextes plausibles, lève secrètement quelques cavaliers, donne rendez-vous à Sciarra Colonna. On surprend le pape dans Anagnie, ville de son domaine, où il était né ; on crie ; meure le pape, et vivent les français ! Le pontife ne perdit point courage. Il revêtit la chape, mit sa tiare en tête, et portant les clefs dans une main et la croix dans l’autre, il se présenta avec majesté devant Colonna et Nogaret. Il est fort douteux que Colonna ait eu la brutalité de le frapper. Les contemporains disent qu’il lui criait, tyran, renonce à la papauté que tu déshonores, comme tu as fait renoncer Célestin. Boniface répondit fièrement, je suis pape, et je mourrai pape. Les français pillèrent sa maison et ses trésors. Mais après ces violences, qui tenaient plus du brigandage que de la justice d’un grand roi, les habitants d’Anagnie, ayant reconnu le petit nombre des français, furent honteux d’avoir laissé leur compatriote et leur pontife dans les mains des étrangers. Ils les chassèrent. Boniface alla à Rome, méditant sa vengeance ; mais il mourut en arrivant.
Philippe le Bel poursuivait son ennemi jusque dans le tombeau. Il voulut faire condamner sa mémoire dans un concile. Il exigea de Clément V né son sujet, et qui siégeait dans Avignon, que le procès contre le pape son prédécesseur fût commencé dans les formes. On l’accusait d’avoir engagé le pape Célestin V son prédécesseur à renoncer à la chaire pontificale, d’avoir obtenu sa place par des voies illégitimes, et enfin d’avoir fait mourir Célestin en prison. Ce dernier fait n’était que trop véritable. Un de ses domestiques nommé Maffredo, et treize autres témoins, déposaient qu’il avait insulté plus d’une fois à la religion qui le rendait si puissant, en disant, ah que de biens nous a fait cette fable du Christ ! Qu’il niait en conséquence les mystères de la trinité, de l’incarnation, de la transsubstantiation. Ces dépositions se trouvent encore dans les enquêtes juridiques qu’on a recueillies.
Le grand nombre de témoins fortifie ordinairement une accusation, mais ici il l’affaiblit. Il n’y a point du tout d’apparence qu’un souverain pontife ait proféré devant treize témoins ce qu’on dit rarement à un seul. Clément V fut assez sage pour faire évanouir dans les délais une entreprise trop flétrissante pour l’église. Quelque temps après, un évènement qui eut encore sa source dans cet esprit vindicatif de Philippe le Bel, étonna l’Europe et l’Asie.

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