Archive pour le 20 mai, 2007

Le Seigneur Templier Boémond

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VERS la fin de l’été, le seigneur Boémond, désirant s’acquitter des sommes considérables qu’il devait à des étrangers, et ramener en même temps un renfort de chevaliers des pays d’outre mer, alla s’embarquer pour se rendre dans la Pouille, et confia au seigneur Tancrède, son parent chéri, l’administration générale de sa principauté, et tout le soin d’exercer sa juridiction. Il emmena aussi avec lui le seigneur Daimbert, patriarche de Jérusalem. Arrivé dans la Pouille, Boémond ne s’y arrêta que peu de temps, et prenant à sa suite une honorable escorte de ses fidèles, il traversa les Alpes et se rendit auprès de l’illustre Philippe, roi des Français. Entre autres bienfaits de ce souverain, il reçut de sa main ses deux filles, l’une qui s’appelait Constance, issue d’un mariage légitime, et avec laquelle Boémond s’unit des mêmes nœuds ; l’autre nommée Cécile, que le roi avait eue, du vivant même de sa femme, de la comtesse d’Anjou, après que celle-ci eut abandonné son mari pour se réfugier auprès de lui. Boémond la destinait à son neveu Tancrède, et la conduisit dans la Pouille, d’où il l’envoya en Orient.

Après avoir terminé s’es affaires auprès du roi des Français, aussi bien que dans plusieurs autres pays ultramontains, Boémond retourna dans la Pouille, conduisant avec lui une immense multitude de gens qui le suivaient tant à pied qu’à cheval, et qui désiraient passer en Orient. Pendant ce temps, le seigneur Daimbert s’était rendu au siège de l’Église romaine. Il y raconta les affronts qu’il avait eus à supporter, les méchancetés et les succès d’Arnoul contre lui, les mauvaises intentions du roi de Jérusalem et ses efforts pour humilier l’Église de Dieu. Tous ceux qui entendirent ses récits furent touchés de compassion, et de toutes parts on lui témoigna une grande bienveillance.

Cet acte, si contraire aux règles de la discipline ecclésiastique, dont se plaignait le patriarche Daimbert, n’était pas le seul que le roi de Jérusalem eût à se reprocher. Oubliant les lois du mariage, il renvoya sans cause, du moins connue, sans l’avoir convaincue d’aucun crime, sans en avoir obtenu aucun aveu, la femme qu’il avait épousée en légitime nœud à Édesse, tandis qu’il y demeurait en qualité de comte, et la contraignit, malgré elle, à se faire religieuse dans le monastère de Sainte-Anne, mère de la Vierge Marie mère de Dieu. Cette maison est située dans le quartier oriental de Jérusalem, pris de la porte dite de Josaphat et du lac qui était anciennement appelé la Piscine probatique. On y montre encore une grotte dans laquelle habitaient, selon les anciennes traditions, Jacob et Anne sa femme, et où l’on dit que naquit aussi la Vierge immortelle. Il y avait dans ce monastère trois ou quatre pauvres vieilles femmes qui y vivaient comme religieuses, et auxquelles le roi accorda des propriétés cet un ample patrimoine en faveur de l’accueil qu’elles firent à sa femme. Il y eut diverses opinions au sujet du renvoi de celle-ci. Les uns disaient que ce prince s’en était séparé afin d’en épouser une antre plus riche et plus noble, d’améliorer ainsi sa condition, et d’échapper à la pauvreté qui le pressait, en recevant par une nouvelle alliance une dot considérable. D’antres affirmaient que la reine, fort légère et peu sage, avait trop oublié le respect dû aux lois du mariage. D’abord elle partit contente d’avoir pris l’habit religieux, et dans les premiers temps de sa profession il sembla qu’elle se conduisait assez décemment dans le monastère où elle habitait. Mais enfin iule occasion favorable s’étant présentée, elle imagina quelque mensonge et se rendit auprès du roi pour lui demander la permission d’aller à Constantinople visiter les parons qu’elle y avait, et travailler, dans l’intérêt de son couvent, à soulager quelque peu la misère où il était plongé. Ayant obtenu, soirs ce prétexte, l’autorisation de sortir du royaume, elle ne tarda pas à se livrer à toutes sortes de dérèglements ; elle quitta l’habit religieux, et finit par se prostituer à tout venant, ne tenant aucun compte de sa considération personnelle, et oubliant entièrement le respect dû à la dignité royale dont elle avait été revêtue.

[1105] L’année suivante, l’an mil cent cinq de l’incarnation du Seigneur, l’excellent seigneur Raimond, comte de Toulouse, de précieuse mémoire, homme rempli de religion et de crainte de Dieu, entra dans la voie de toute chair. Ce véritable confesseur du Christ, dont les actions admirables et la vie illustrée par tant de vertus mériteraient une histoire particulière, mourut le 28 février, dans la forteresse qu’il avait fait construire lui-même en face de la ville de Tripoli, et qu’il avait nommée la Montagne des Pèlerins. Son neveu Guillaume Jordan lui succéda, et poursuivit après lui les travaux du siège de Tripoli ; il persévéra même dans cette entreprise avec assez de courage et de vigueur jusqu’à l’arrivée du comte Bertrand ; mais alors, ayant éprouvé quelques désagréments au sujet de ce qu’il avait fait, il se relâcha un peu de son zèle, ainsi que j’aurai occasion de le rapporter dans la suite. Je pense que le siècle présent aussi bien que les siècles futurs ne sauraient trop exalter l’admirable fermeté d’âme que déploya le vénérable comte de Toulouse, qui, une fois entré pour l’amour du. Christ dans la voie du pèlerinage, ne dédaigna pas de suivre cette route et d’y persévérer avec patience jusqu’au dernier jour de sa vie. Tandis qu’il eût pu vivre dans sa patrie comme un homme illustre et très puissant, au milieu de ses vastes patrimoines et dans l’abondance de tous les biens de la terre, il aima mieux demeurer comme un homme abject, uniquement consacré au service du Seigneur, loin de sa terre natale et de sa famille, plutôt que d’aller habiter parmi les siens, et d’y vivre dans l’abondance et dans le péché. Les autres princes qui avaient pris part au même pèlerinage, lorsqu’ils eurent reconquis la liberté de la ville sainte, s’en allèrent tous chez eux, comme ayant accompli leur vœu ; mais le comte de Toulouse, dès qu’il eut embrassé le service de la Croix, craignit toujours d’y renoncer. En vain ses familiers et ses domestiques firent tous leurs efforts pour l’engager à retourner dans sa patrie qui désirait le revoir ; il aima mieux s’offrir en holocauste au Seigneur que rentrer dans les voies corruptrices du siècle, à l’exemple de son maître divin qui, lorsqu’on lui dit : Descends de la croix, aima mieux consommer l’œuvre de la passion, et être déposé de la croix par des mains étrangères, que renoncer au dessein d’assurer notre salut.

Dans le cours de la même année, un certain Rodoan, seigneur d’Alep et prince très puissant, con vogua des troupes auxiliaires dans les contrées qui l’environnaient, et, ayant levé une armée nombreuse à force de sollicitations et à prise d’argent, il se mit à sa tête, et la conduisit sur le territoire d’Antioche. Toute la province fut désolée de ses incursions, et livrée à diverses reprises au fléau de l’incendie. Aussitôt que le seigneur Tancrède en fait informé, il convoqua tout ce qu’il put rassembler de chevaliers et de gens de pied pour marcher vers le lien où la renommée lui apprit que Rodoan était campé avec son armée. Il sortit d’Antioche, et se dirigea vers Artésie. Arrivé près de cette ville, il trouva en effet une multitude d’ennemis au lieu qui lui avait été indiqué. Invoquant aussitôt les secours du ciel, et les obtenant en récompense de ses mérites, il s’élança vigoureusement sur eux. D’abord ils voulurent opposer quelque résistance ; mais bientôt l’armée de Tancrède les mit en déroute, et les força de prendre la fuite. Les Chrétiens tuèrent un grand nombre d’infidèles, firent encore plus de prisonniers, et s’emparèrent de la bannière de Rodoan. Celui-ci, uniquement occupé du soin de sa personne, s’était enfui l’un des premiers. Les Chrétiens éprouvèrent une véritable consolation en s’emparant de beaucoup de chevaux excellents qui furent pour eux une indemnité pour tous ceux qu’ils avaient perdus auparavant dans de semblables rencontres : aussitôt qu’un ennemi tombait par terre, ils s’emparaient de vive force de son cheval, et en emmenèrent ainsi une grande quantité.

Cette même année encore, quelques-uns des principaux seigneurs de l’Égypte vinrent se présenter devant le calife de ce pays, et lui dirent : Ce peuple de pèlerins qui, depuis peu d’années, se sont établis de vive force dans notre royaume, et qui, prodigues de leur vie, ont jusqu’à ce jour résisté à ceux que vous avez envoyés contre eux, n’ont montré tant d’audace que parce qu’ils se confiaient entièrement aux forces considérables des grandes armées qui sont venues d’abord dans l’Orient. Maintenant ces armées sont retournées, pour la plupart, dans leur pays. Les pèlerins qui arrivent ne peuvent renforcer ceux qui sont demeurés sur notre territoire ; ceux-ci sont beaucoup moins nombreux, et déjà, dans leurs fréquentes expéditions, ils ont entièrement épuisé les ressources qu’ils pouvaient avoir. Il nous semble donc tout à fait convenable, si toutefois votre majesté partage aussi cette opinion, qu’elle veuille bien choisir l’un de ses principaux officiers, et l’envoyer dans le pays occupé, afin qu’il le délivre entièrement de ce misérable peuple. Ce discours plut au calife, et le projet lui parut excellent : il ordonna de convoquer promptement une nombreuse armée, et de préparer une grande flotte. Les chefs de ces deux expéditions furent aussi désignés par lui, et reçurent ordre de se rendre en Syrie. Ils arrivèrent à Ascalon, et la nouvelle de leur approche répandit la consternation dans tout le royaume de Jérusalem. Aussitôt que le roi en fut informé, il se rendit en hâte à Joppé avec toutes les forces dont il pouvait disposer, et publia en même temps un édit par lequel il était ordonné à tous les citoyens des villes de le rejoindre sans retard au même lieu. Tous ceux qui furent ainsi convoqués s’empressèrent de se rendre au lieu indiqué. Le seigneur Ébremar, patriarche de Jérusalem, portant avec lui le bois salutaire de la croix vivifiante, s’y présenta aussi. Après avoir rassemblé toutes ses forces, le roi en fit faire le recensement, et reconnut qu’il avait sous ses ordres cinq cents chevaliers et deux mille hommes de pied. On disait en même temps que les ennemis avaient de leur côté quinze mille combattants, sans compter ceux qui étaient montés sur les vaisseaux. Tandis que la flotte reçut ordre de se diriger promptement vers Joppé leurs troupes de terre partirent d’Ascalon, et, après avoir traversé Azot[1], elles se divisèrent en deux corps d’armée, dont l’un fait destiné à marcher vers Ramla pour aller offrir le combat au roi de Jérusalem, tandis que l’autre corps s’avancerait du côté de Joppé, et chercherait à profiter de l’absence forcée du roi pour attaquer cette place, et s’en emparer avec le secours de la flotte.

Conformément à ce plan, les troupes égyptiennes se divisèrent en deux corps, et l’un d’eux entra sur le territoire de Ramla, annonçant son arrivée avec beaucoup de fracas, et faisant résonner les trompettes et les tambours. Tout ce bruit n’était pas fait sans intention : les ennemis avaient le projet de provoquer le roi, et de l’attirer vers eux avec son adnée, afin que l’autre corps pût continuer sa marelle sur les bords de la mer, et arriver sans obstacle à Joppé ; niais leurs calculs ne tardèrent pas à être déjoués. Aussitôt que les ennemis virent le roi s’avançant vers eux avec ses troupes, leurs cœurs furent glacés d’épouvante ; ils se hâtèrent de rappeler l’autre corps d’armée, et ne parurent pas même suffisamment rassurés par ce nouveau renfort. Au moment où les deux corps opéraient leur jonction, le roi de Jérusalem s’élança vigoureusement sur eux, animant ses troupes par ses paroles autant que par son exemple, et leur inspirant des forces nouvelles. Le patriarche parcourait aussi les rangs, présentant à tous les combattants le bois de la croix vivifiante, les exhortant à se souvenir de celui qui voulut se dévouer sur ce bois au salut des pécheurs, et les invitant à combattre arec ardeur les ennemis de la foi et du nom du Christ, afin d’obtenir la rémission de leurs péchés, et à en espérer la récompense de celui qui d’ordinaire accorde à torts les siens des rétributions centuples.

Ces exhortations enflammèrent le courage des nôtres ; ils s’élancèrent sur leurs ennemis avec la plus grande vigueur, en implorant les secours du ciel ; ils en tuèrent un grand nombre, et forcèrent enfin les autres à prendre la frite. Le gouverneur d’Ascalon périt au milieu de la mêlée, et le général en chef de toute l’armée d’Égypte n’échappa, à la mort qu’en s’enfuyant promptement. On dit que les ennemis perdirent environ quatre mille hommes dans cette journée ; du côté des Chrétiens, on reconnut soixante hommes parmi les morts. Par le bienfait de la clémence divine, les nôtres trouvèrent dans le camp des ennemis, et emmenèrent avec eux des troupeaux innombrables de chameaux, d’ânes et de chevaux ; ils se chargèrent, en outre, de riches dépouilles, et firent un grand nombre de prisonniers. Ils rentrèrent alors à Joppé, et se livrèrent à tous les transports de leur joie. On fit encore prisonniers dans cette journée un certain noble qui avait été autrefois gouverneur de la ville d’Accon. On assure que dans la suite le roi reçut vingt mille pièces d’or pour sa rançon.

Cependant la flotte ennemie occupait encore le port de Joppé : aussitôt qu’elle apprit la défaite de l’armée de terre, elle profita d’un bon vent du sud, et se retira dans le port de Tyr. Voulant retourner de là en Égypte, elle essuya une rude tempête qui dispersa la plupart des vaisseaux : vingt-cinq d’entre eux qui se trouvèrent hors d’état de tenir la mer, vinrent échouer sur la côte, et en cette nouvelle rencontre, les Chrétiens firent encore plus de deux mille prisonniers, rameurs et matelots, sans compter ceux qui furent tués.

Pendant ce temps, le seigneur Daimbert était toujours à Rome, où le retenaient depuis longtemps le seigneur pape Pascal et les chefs de l’Église romaine, afin de voir si le roi de Jérusalem et ceux gui avaient expulsé le patriarche auraient à alléguer contre lui quelque grief qui pût servir à justifier leur conduite à son égard ; mais, comme personne ne se présenta pour proposer des plaintes ou des reproches, et comme il devint dès lors certain que les faits de cette cause se bornaient uniquement à la violence que le roi avait commise contre le patriarche, celui-ci rentra pleinement en grâce, et reçut aussitôt des lettres apostoliques, par lesquelles il lui fut donné ordre de retourner à Jérusalem, et de reprendre possession du siége dont il avait été injustement dépouillé.

[1107] Daimbert, arrivé en Sicile, s’arrêta quelque temps à Messine pour attendre une occasion de s’embarquer. Il y fut pris d’une sérieuse maladie, et entra dans la voie de toute chair le 16 juin. Il avait occupé en paix le siége patriarcal de Jérusalem durant quatre années, et vécut encore trois années dans l’exil. Ébremar, usurpateur de ce siège, ayant appris que celui dont il tenait la place était entièrement rentré en grâce auprès de la cour de Rome, et s’était remis en route pour venir en reprendre possession, résolut, avant d’avoir appris sa mort, de se rendre aussi auprès de l’Église romaine, et d’aller y soutenir son innocence, en justifiant de la violence qui lui avait été faite pour le porter au trône patriarcal, et de la résistance qu’il y avait opposée. Arrivé à Rome, il ne put rien obtenir, sinon qu’on chargerait un légat de retourner avec lui à Jérusalem, et d’aller faire une information approfondie .sur sa cause. On donna cette mission au seigneur Gibelin, archevêque d’Arles, prélat déjà fort âgé. Il reçut du pape l’ordre de se rendre à Jérusalem, et dès qu’il y fut arrivé, il convoqua le conseil des évêques, du royaume, et prit une pleine connaissance des affaires d’Ébremar. Il acquit la preuve, par les dépositions d’un nombre suffisant de témoins irréprochables, que le seigneur Daimbert n’avait dû son expulsion qu’à la faction d’Arnoul et à la violence du roi, sans qu’on pût la justifier par aucun motif légitime ; et comme Ébremar avait occupé le siège d’un pontife encore vivant, et qui était demeuré en Communion avec l’Église romaine, le légat, en vertu de l’autorité dont il était revêtu, le déposa de ses fonctions de patriarche. Cependant, par égard pour l’esprit vraiment religieux et la singulière simplicité du prélat, il lui conféra l’église de Césarée qui se trouvait vacante en ce moment.,

Il fut alors question de donner un nouveau patriarche à l’église de Jérusalem ; le clergé et le peuple se divisèrent sur ce choix ; on fixa positivement un jour pour traiter cette affaire selon toutes les règles ; enfin, après beaucoup de délibérations et de discussions de part et d’autre, on convint unanimement de se réunir en faveur du seigneur Gibelin, légat du siège apostolique, et il fut élevé à la dignité de patriarche. On dit que cette élection fut encore le résultat des malicieuses combinaisons d’Arnoul, qui pensa qu’un homme aussi âgé et aussi décrépit n’occuperait pas longtemps le siège auquel on le portait.

Cette même année — l’an de grâce onze cent sept —, les habitants d’Ascalon, fidèles à leurs habitudes de méchanceté, dressèrent des embûches en un lieu favorable, sur la voie publique qui descend de Jérusalem à la mer, et y postèrent cinq cents cavaliers et mille hommes d’infanterie. Ayant appris qu’un corps des nôtres devait partir de Joppé pour se rendre à Jérusalem, ils voulurent tenter de réussir par la ruse, s’ils ne le pouvaient de vive force. Les Chrétiens, en effet, ignorant complètement les embûches qui leur étaient préparées, suivirent la route saris la moindre inquiétude, et tombèrent dans le piège tout à fait à l’improviste. Ils éprouvèrent un moment de vive anxiété, et hésitèrent à se retirer ou à forcer le passage, mais les ennemis les serrant de près ne leur laissèrent pas le temps de fixer leur choix. Voyant qu’il fallait ou succomber honteusement ou se défendre avec vigueur, et se faisant de nécessité vertu, les nôtres reprirent tout leur courage : ils s’élancèrent avec autant d’audace que d’intrépidité sur ceux qui naguère leur avaient paru si formidables et firent bientôt passer dans lame de leurs ennemis le sentiment d’effroi qui d’abord les avait frappés de stupeur ; dès le premier choc les gens d’Ascalon ne purent résister à la vivacité de l’attaque : il en périt un grand nombre, quelques-uns furent faits prisonniers, et les autres prirent la fuite et frirent quelque temps poursuivis par les nôtres. Enfin, après avoir obtenu de la grâce divine une victoire qui ne leur coûta que trois hommes de leur corps, les Chrétiens reprirent la route de Jérusalem.

La ville de Tyr était encore à cette époque occupée par les ennemis, et opposait toutes sortes d’obstacles aux progrès des Chrétiens. Un homme noble et puissant, d’illustre mémoire dans le Seigneur, Hugues de Saint-Aldémar, qui avait succédé à Tancrède dans le gouvernement de la ville de Tibériade, ne cessait d’inquiéter les habitants de Tyr, soit par de fréquentes attaques, soit par des manœuvres secrètes, autant du moins que le lui permettait la distance qui séparait ces deux villes, et qui était de trente milles environ.  Dans les marches qu’il avait à faire, soit pour se diriger vers la ville de Tyr, soit pour en revenir, ses chevaliers étaient fort souvent exposés à de gravés dangers, attendu qu’on ne trouvait sur toute la longueur de cette route ni ville, ni forteresse, ni asile où il fût possible de se réfugier pour échapper au besoin aux poursuites des ennemis. Le seigneur de Saint-Aldémar entreprit, pour remédier à cet inconvénient, de faire construire un fort sur le sommet des montagnes qui dominent la ville de Tyr, et qui cependant en sont encore à près de dix milles de distance ; il le fit établir sur un point anciennement nommé Tibénis, et lui donna le nom de Toron, en raison de ce qu’il fut placé sur la plus haute sommité d’une montagne extrêmement élevée. Ce lieu était situé dans la tribu d’Aser, entre la mer et le mont Liban, à peu près à égale distance de l’une et de l’autre, comme. aussi des deux villes de Tyr et de Panéade ; il était renommé pour la salubrité et la bonne température de l’atmosphère ; son sol fertile était couvert d’une grande quantité d’arbres et de beaucoup de vignes ; il se prêtait aussi à tous les travaux de l’agriculture, et produisait d’excellents grains. Dès l’époque où il fut fondé, ce fort rendit de grands services à celui qui le fit construire, pour l’accomplissement des projets qu’il avait formés ; depuis lors, et aujourd’hui encore, il est d’une utilité inappréciable pour la ville de Tyr et tout le royaume de Jérusalem, tant à cause de la fertilité du sol qui l’environne que par l’excellence de la position militaire qu’il défend.

Dès qu’il eut fait terminer la construction de sa nouvelle forteresse, le seigneur de Saint-Aldémar entra sur le territoire des ennemis à la tête de soixante et dix chevaliers. Il rencontra un corps de quatre mille hommes venus de Damas, et l’attaqua sans retard ; le premier et le second jour, il fut repoussé par les ennemis avec beaucoup de désavantage. Mais le troisième jour, il reprit l’offensive sous de meilleurs auspices animé d’un courage tout divin, et ayant reçu en outre quelque renfort, grâce à la protection du Seigneur, il battit et mit en fuite ses ennemis. Lui-même cependant fut mortellement blessé d’une flèche, et mourut bientôt après ; c’était un homme sage autant que vaillant, que ses talents avaient rendu extrêmement cher et précieux au roi et à tout le royaume. Les ennemis perdirent deux cents hommes dans cette affaire, et les nôtres leur enlevèrent un même nombre de chevaux.

Quelques jours après, on vit du côté de l’Orient des apparitions et des prodiges célestes. Durant quarante jours et plus, on vit tous les soirs, au commencement de la nuit, une comète qui traînait une longue queue. Le matin, depuis le lever du soleil jusqu’à la troisième heure du jour, cet astre parut aussi avoir auprès de lui cieux satellites d’une égale grandeur, mais qui brillaient d’un moindre éclat. Un arc-en-ciel apparut aussi autour du soleil, avec toutes ses couleurs. Ces prodiges réunis annonçaient certainement aux mortels des événements extraordinaires.

A la même époque, l’empereur de Constantinople, Alexis, homme plein de ruse et de méchanceté, ne cessait de susciter toutes sortes d’obstacles à ceux qui voulaient traverser les pays soumis à sa domination pour se rendre à Jérusalem. J’ai déjà dit que lors de la première expédition chrétienne, qui cependant lui avait été extrêmement avantageuse, il avait soulevé contre elle le très puissant satrape des Turcs, Soliman, et toutes les nations barbares que ses sollicitations avaient pu atteindre dans le vaste Orient. A la seconde expédition, qui avait pour chef le comte de Poitou, l’empereur recommença à envoyer de fréquentes députations aux mêmes nations et à tous les peuples infidèles, afin de les armer contre les Chrétiens, et ce fut par l’effet de sa méchanceté persévérante que cette seconde expédition échoua et fut presque entièrement détruite. Il ne se borna pas même à ces témoignages de sa perfidie dans ces deux grandes circonstances. Toutes les fois qu’il trouvait l’occasion de faire quelque tort aux Chrétiens, de leur ouvrir un précipice, il la saisissait comme une bonne fortune ; cependant et dans le Même temps, lorsque les Chrétiens se présentaient devant lui, il les accueillait avec bonté et les comblait de ses dons, afin de les tromper d’autant plus sûrement, suivant en cela les anciennes habitudes des Grecs, de qui l’on a dit depuis longtemps : Timeo Danaos et dona ferentes. L’empereur redoutait infiniment les progrès des Latins ; il ne voulait souffrir ni que leur nombre s’accrût, ni que leur puissance s’étendît, et il était sans cesse occupé à leur susciter toutes sortes d’embarras, pour s’opposer à leurs succès.

Le seigneur Boémond n’avait point oublié les affronts qu’il en avait reçus. Aussitôt qu’il fut de retour de son voyage dans les contrées ultramontaines ; prenant en main la cause de tous les Latins, et conduisant à sa suite une armée de cinq mille hommes de cavalerie et de quarante mille hommes d’infanterie, il alla débarquer le 2 octobre[2] sur le territoire de l’empereur, s’empara de vive force de la plupart des villes maritimes, et les livra au pillage ; puis il alla dévaster la première et la seconde province d’Épire, mit le siège devant Durazzo, métropole de la première Épire, ravagea par le fer et le feu toutes les contrées environnantes, en usa selon son bon plaisir, et se disposa, pour mieux venger les injures que les Latins avaient souffertes, à pénétrer de vive force, avec l’aide du Seigneur, au centre des provinces de l’empire. Lorsqu’il apprit que Boémond était entré dans ses États à la tète d’une armée considérable de Latins, l’empereur rassembla aussi ses troupes, marcha à leur tète, et alla s’établir non loin du camp de Boémond.

[1108] Là, par suite de l’intervention de quelques amis communs, les deux princes conclurent un traité[3] par lequel l’empereur s’engagea, sous la foi du serment, à prêter de bonne foi et sans aucune fraude ni mauvaise intention, secours et assistance à tous les fidèles Chrétiens qui voudraient passer en Orient, et à ne pas permettre, autant du moins qu’il lui serait possible de l’empêcher, qu’ils eussent à souffrir aucun dommage de la part des autres peuples A la suite de ces conventions, qui frirent confirmées par des engagements d’honneur, le seigneur Boémond prêta serment, et s’engagea envers l’empereur à lui conserver à jamais amitié et fidélité. Boémond fit partir alors la foule des pèlerins qui l’avaient accompagné, et qui étaient tenus, conformément à leur vœu, d’accomplir le voyage de Jérusalem, et il retourna de sa personne dans la Pouille, où des affaires particulières le rappelaient. L’été suivant, il avait déjà préparé tout ce qui lui était nécessaire pour son voyage ; ses navires et les troupes qu’il avait convoquées pour son expédition n’attendaient plus que le signal du départ, et lui-même se disposait à le donner, lorsqu’il fût pris d’une vive maladie qui termina bientôt ses jours[4]. Il ne laissa qu’un fils, héritier de son nom et de sa principauté, qu’il avait eu de son mariage avec Constance, fille de l’illustre Philippe, roi de France. Ce dernier prince, son beau-père, mourut aussi dans le cours de la même année[5].

Vers le même temps et tandis que les nobles seigneurs, le comte Baudouin d’Édesse et son cousin Josselin étaient encore détenus en captivité chez leurs ennemis, une immense multitude de Turcs rassemblés dans tout l’Orient et formant des corps de troupes considérables, cherchant à profiter de l’absence de ces deux guerriers, descendirent en Mésopotamie, et se livrèrent à toutes sortes d’actes d’hostilité dans les environs de la ville d’Édesse. Ils s’emparèrent de vive force de quelques places, incendièrent les faubourgs et les campagnes, firent prisonniers un grand nombre de colons, et cultivèrent les champs à leur place, de telle sorte qu’en dehors des enceintes des villes murées, il n’y avait plus moyen de trouver un asile assuré, et que les vivres manquaient de tous côtés, faute de bras propres à travailler à la terre. Le seigneur Tancrède, à qui le gouvernement de cette contrée avait été confié, se trouvait en ce moment retenu dans les environs d’Antioche, car j’ai déjà dit que Boémond, en partant pour son pays, lui avait aussi remis le soin d’administrer sa principauté. Lorsqu’il apprit cependant à quel point le pays d’Édesse étaie : infesté par les ennemis, il écrivit au seigneur roi de Jérusalem, et après lui avoir fait connaître les motifs de son invitation, il rassembla lui-même tontes les troupes qu’il put trouver dans les villes et forteresses où il commandait. Animé d’une vive sollicitude, il fit tous ces préparatifs en grande hâte ; le roi de Jérusalem le rejoignit aussi au bout de quelques jours ; ils réunirent leurs troupes, et passèrent l’Euphrate.

Ils trouvèrent en effet, comme on le leur avait annoncé, les ennemis répandus dans toute la contrée, et la parcourant en tout sens et en toute liberté ; cependant, clés que les Turcs furent informés de l’arrivée des princes chrétiens, ils commencèrent à se rallier, et se montrèrent beaucoup moins entreprenants dans leurs excursions. Comme ils avaient éprouvé très souvent la force de nos troupes, ils redoutaient d’avoir à se battre contre elles, et cependant ils ne faisaient aucune disposition pour se retirer dans leur pays. Ils savaient que les deux princes qui venaient d’arriver n’auraient pas le loisir de s’arrêter dans cette contrée, et ils cherchaient en conséquence à traîner en longueur, afin de les forcer de guerre lasse à se retirer, et de pouvoir eux-mêmes reprendre ensuite leurs dévastations.

Nos princes cependant, ayant connaissance de leurs projets, délibérèrent entre eux pour examiner ce qu’il y aurait de mieux à faire dans les circonstances, attendu le lieu de temps dont ils pouvaient disposer. Ils résolurent : de faire amasser des approvisionnements et des denrées de toute espèce dans le pays situé sur les rives de l’Euphrate, et qui est lui-même extrêmement abondant en toutes sortes de productions. Puis ils envoyèrent de l’autre côté du fleuve des chevaux, des chameaux, des ânes et des mulets chargés d’immenses approvisionnements qui devaient suffire pour fort longtemps à la consommation des villes et des forteresses dans lesquelles ils les frisaient transporter ; la ville d’Édesse fut particulièrement l’objet de leurs soins, et ils y entassèrent d’immenses provisions. Ayant dès lors beaucoup moins d’inquiétude pour les villes et les places fortes, puisqu’elles étaient abondamment pourvues d’armes, de citoyens et de vivres, et empressés d’aller reprendre d’autres affaires plus importantes, les princes revinrent sur les bords de l’Euphrate. Comme ils venaient de traverser ce fleuve sur de frêles bateaux, qu’ils n’avaient encore qu’en bien petit nombre ; quelques hommes de la classe inférieure, qui attendaient sur la rive que les princes venaient de quitter, afin d’être passés à leur toue, furent attaqués par les ennemis qui avaient suivi les traces de notre armée ; quelques-uns furent tués, et d’autres entraînés prisonniers, sous les yeux mêmes da roi de Jérusalem et du seigneur Tancrède, qui ne purent leur porter secours. Il leur était impossible de passer à gué le fleuve qui les séparait des infidèles, et avec un si petit nombre de bateaux de fort petite dimension, il n’eût pas été facile non plus de transporter l’armée- sur l’autre rive. Les Chrétiens furent extrêmement affligés en voyant ainsi massacrer ou emmener en captivité ces pauvres gens : c’étaient de malheureux Arméniens qui, fuyant les vexations des Turcs, avaient résolu d’aller chercher des retraites plus tranquilles, et qui arrivèrent sur les bords de l’Euphrate pour y être mis à mort ou faits prisonniers. Depuis ce malheureux événement, l’année rentra dans le royaume, et, en passant dans le pays situé en deçà de l’Euphrate, les princes donnèrent ordre, aux principaux chefs qui y commandaient, de frire en toute hâte des préparatifs de défense.

[1109] L’année suivante — l’an de grâce 1109 —, le comte d’Édesse et son cousin Josselin, après avoir langui cinq ans en captivité, réussirent à faire accepter des otages pour une certaine somme d’argent, qu’ils s’engagèrent à payer à titre de rançon, recouvrèrent leur liberté, et revinrent dans leurs possessions. Le Seigneur se montra miséricordieux à leur égard. Les otages qu’ils laissèrent après eux dans une certaine forteresse où ils furent confiés à la garde de quelques hommes, réussirent par hasard à se défaire de leurs gardiens, et les mirent à mort, tandis qu’ils étaient livrés au sommeil ou accablés par le vin ; puis ils s’échappèrent secrètement, errèrent pendant la nuit à travers des chemins détournés, et arrivèrent enfin chez eux.

Lorsque le comte d’Édesse se présenta devant cette ville, on dit que le seigneur Tancrède lui en refusa l’entrée. Cependant il se souvint bientôt du serment qu’il avait prêté quand ce gouvernement lui avait été confié, à l’époque de la captivité de Baudouin, et, revenant de son premier mouvement, il résigna à celui-ci et la ville et toute la contrée environnante. Peu de temps après, Baudouin et son cousin, irrités de cette insulte, déclarèrent la guerre à Tancrède. Josselin surtout, qui avait ses forteresses en deçà de l’Euphrate, et se trouvait par conséquent beaucoup plus rapproché d’Antioche, ne cessait de lui susciter toutes sortes de tracasseries. Une fois il convoqua une grande multitude de Turcs, et, se disposa à faire une invasion sur le territoire du prince d’Antioche. Celui-ci en fut informé, et marcha à sa rencontre. Le combat s’engagea entre eux : d’abord il périt environ cinq cents hommes sur le premier front de l’armée de Tancrède, mais bientôt elle reprit courage, et s’étant reformée, elle attaqua de nouveau les Turcs, en fit un grand carnage, et contraignit enfin Josselin à prendre la fuite avec tous les siens.

Cependant les principaux habitants de cette contrée et les hommes qui avaient le plus d’expérience, voyant à duels dangers les exposaient les haines qui divisaient de si illustres guerriers, et craignant aussi que ces querelles ne tournassent au détriment du peuple Chrétien, interposèrent leurs bons offices, et parvinrent à réconcilier les deux princes.

Vers le même temps, Bertrand, fils du seigneur Raimond, comte de Toulouse, de précieuse mémoire, aborda avec une flotte de Génois dans les environs de Tripoli, au lieu où Guillaume Jordan, son cousin, s’était établi, pour suivre le blocus de cette place, ainsi qu’il avait fait depuis la mort du vénérable comte, qui lui avait laissé le soin de terminer son entreprise. Aussitôt que Bertrand fut arrivé, il s’éleva une contestation entre les deux cousins : Bertrand alléguait les droits de sa naissance pour succéder à son père, et Guillaume réclamait le juste prix de ses efforts, pour les travaux et les dépenses auxquels il s’était livré pendant quatre années consécutives. Le premier voulait se flaire donner toms les biens de la succession de son père, en sa qualité d’héritier naturel et légitime ; le second faisait tous ses efforts pour obtenir que la ville qu’il assiégeait depuis longtemps lui fut acquise en toute propriété. Ces discussions se prolongèrent indéfiniment ; enfin des amis communs se portèrent pour médiateurs, et firent des propositions d’arrangement ; ils convinrent, pour parvenir à rétablir la paix, de faire concéder à Guillaume Jordan les villes d’Archis et de Tortose avec leurs dépendances, et que Bertrand aurait pour lui Tripoli, Biblios, le mont des Pèlerins et tous les territoires adjacents ; ces conditions furent adoptées et confirmées par le consentement des deux parties. Guillaume Jordan devint l’homme du prince d’Antioche, pour la portion de territoire qui lui fût assignée, et lui engagea sa foi en lui donnant la main. Bertrand reçut l’investiture du roi de Jérusalem pour le pays qui lui échut en partage, et lui rendit solennellement foi et hommage. On ajouta encore au traité la clause que, si l’un des deux cousins mourait sans enfants, l’autre lui succéderait entièrement.

Cette transaction assoupit d’abord la querelle ; mais il en survint une nouvelle entre les écuyers des deux seigneurs, sur un motif extrêmement frivole. Le comte Guillaume en ayant été informé, monta à cheval et accourut en toute hâte pour apaiser cette contestation, et au moment on il se présentait, il tomba mort, percé d’une flèche. Quelques personnes dirent alors que Guillaume avait succombé victime de la perfidie et des machinations du comte Bertrand : cependant depuis cette époque et jusqu’à ce moment on n’a pu découvrir le véritable auteur de ce meurtre.

Délivré ainsi d’un rival et d’un compétiteur qui prétendait comme lui à la conquête de Tripoli, Bertrand demeura seul à la tête de cette entreprise. La flotte génoise qui l’avait conduit en Orient se composait de soixante-dix galères, et était commandée par deux nobles Génois, Ansalde et Hugues l’ivrogne. Ceux-ci voyant que leurs opérations de siège devant la ville de Tripoli traînaient indéfiniment, formèrent la résolution de tenter quelque entreprise mémorable. Ils invitèrent amicalement le comte Bertrand à les assister du côté de la terre, et conduisirent leur flotte devant la ville de Biblios.

Biblios, ville maritime de la province de Phénicie, est l’une des églises suffragantes qui ressortissent : à la métropole de Tyr. Le prophète Ézéchiel en a fait mention, en disant : Les vieillards de Biblios, les plus habiles d’entre eux, ont donné leurs mariniers à Tyr, pour vous servir dans tout l’équipage de votre vaisseau[6]. On lit aussi le passage suivant dans le livre des Rois : Ceux de Biblios apprêtèrent le bois et les pierres pour bâtir la maison du Seigneur[7]. Biblios était appelée dans l’ancien langage Évé, et l’on croit qu’elle fut fondée par Évéus, sixième fils de Chanaan. Les Génois et l’armée de terre étant arrivés auprès de cette ville, l’investirent des deux côtés, et les habitants, peu confiants en leurs moyens de défense, ne tardèrent pas à être remplis de crainte. Ils envoyèrent donc des députés à Ansalde et à Hugues l’ivrogne, chefs de la flotte, et leur firent annoncer qu’ils étaient tout prêts à ouvrir leurs portes et à les reconnaître pour leurs seigneurs, pourvu qu’on laissât librement sortir de la ville, avec leurs femmes et leurs enfants, ceux qui voudraient s’en aller, et que tous ceux qui aimeraient mieux ne point abandonner leur domicile eussent la faculté d’y demeurer, et l’espoir d’obtenir de bonnes conditions. Ces propositions ayant été agréées, les habitants de Biblios livrèrent la ville aux deux chefs de la flotte, et l’un d’eux, Hugues l’ivrogne, en prit possession et la garda pendant un certain temps, sous la charge d’une redevance qui devait être versée annuellement dans le trésor des Génois. Cet Hugues fut l’aïeul de cet autre Hugues qui est en ce moment gouverneur de la même ville, et porte lé nom de son grand-père. Aussitôt que cette affaire frit terminée la flotte génoise retourna à Tripoli.

Le roi de Jérusalem ayant appris que cette flotte demeurait encore dans le pays, après la prise de Biblios, se hâta d’aller la rejoindre, pour voir s’il lui serait possible de conclure des arrangements avec les Génois, et de les retenir afin de s’emparer avec leur secours de l’une des villes maritimes. Il en restait encore quatre sur la côte qui résistaient opiniâtrement, savoir, Béryte, Sidon, Tyr et Ascalon, et ces places étaient un grand obstacle à la prospérité de notre nouvel établissement. L’arrivée du roi auprès de Tripoli fut un grand sujet de joie pour tous ceux qui étaient occupés à ce siège, tant par terre que par mer, et sa présence leur inspira une nouvelle ardeur. Il sembla que tous ceux qui naguère poursuivaient péniblement leurs travaux eussent trouvé un soulagement inattendu ; leur courage paraissait redoublé, comme s’ils eussent reçu un renfort considérable. Les assiégés au contraire tombèrent dans la désolation et perdirent tout espoir de résister avec succès ; plus leurs ennemis semblaient se renforcer, plus ils se sentaient faibles et abattus ; tout ce qui arrivait de favorable aux uns tournait à la confusion et au découragement des autres. Cependant les assiégeants recommencèrent à livrer des assauts avec autant de vigueur que s’ils n’eussent eu que des troupes fraîches et récemment arrivées ; ils attaquaient la ville de tous les côtés avec une activité jusqu’alors inconnue, comme s’ils eussent été au premier moment d’un siège, quoiqu’ils en fussent occupés presque sans relâche depuis environ sept ans. Les assiégés voyant que les forces de leurs ennemis s’accroissaient de jour en jour, tandis que les leurs se réduisaient dans la même progression, fatigués d’une si longue résistance, et désespérant d’obtenir aucun secours du dehors, tinrent conseil entre eux, pour chercher les meilleurs moyens de mettre un terme à tant de maux. Ils envoyèrent donc des députés ait roi de Jérusalem ainsi qu’au comte Bertrand, et leur firent proposer de remettre la ville entre leurs mains, à condition que tous ceux qui voudraient sortir pussent, librement et sans aucune difficulté, transporter leurs familles et leurs biens dans les lieux qu’ils auraient choisis et que ceux qui voudraient demeurer eussent la faculté de vivre tranquillement dans leurs maisons et de continuer à cultiver leurs propriétés, à la charge par eux de payer annuellement une redevance fixe au comte Bertrand.

Après avoir reçu ces propositions, le roi de Jérusalem tint conseil avec le comte et les principaux chefs, et déclara qu’il lui paraissait convenable d’accepter au plus tôt les offres des habitants de Tripoli. Son avis fut généralement adopté, et tous ayant donné leur consentement, le roi fit appeler les députés et leur annonça que leurs demandes avaient été accueillies. Le conseil s’engagea sous la foi du serment à observer les conditions stipulées, sans fraude ni mauvaise intention et en toute bonne foi, et les assiégés ouvrirent aussitôt leurs portes. On prit possession de la ville de Tripoli Taie de grâce onze cent neuf, et le .o du mois de juin. Là le comte Bertrand prêta serment de fidélité entre les mains du roi, et devint son homme lige. Depuis lors, et jusqu’à ce jour, ses successeurs sont demeurés liés par le même engagement envers le roi de Jérusalem.

Dans le même temps, Baudouin comte d’Édesse, rétabli dans ses États à la suite de sa longue captivité, avait auprès de lui beaucoup de chevaliers, et ne savait comment s’acquitter envers eux de la solde qu’il leur devait pour prix de leurs fidèles services, et de leurs longs travaux. Il imagina, par une invention assez ingénieuse, d’aller avec ses compagnons d’armes à Mélitène, faire une visite à son beau-père qui était extrêmement riche, et avant de partir il donna ses instructions à ceux qui devaient l’accompagner, pour qu’ils eussent à exécuter son projet après leur arrivée en ce lieu. On fit donc tous les préparatifs, et Baudouin se rendit auprès de son beau-père. Après les salutations d’usage, et les embrassements donnés et reçus de part et d’autre en signe de paix, avec beaucoup de témoignages d’affection, le beau-père reçut son gendre de la manière la plus magnifique, dépassant de beaucoup toutes les lois ordinaires de l’hospitalité, et le traitant comme un homme de sa famille et l’enfant de son affection. Après que le comte eut demeuré quelques jours auprès de lui, comme ils étaient une fois engagés depuis assez longtemps dans une conversation particulière, arrangée peut-être avec intention, les chevaliers de Baudouin se présentèrent et vinrent interrompre l’entretien, ainsi qu’il avait été convenu entre eux par avance. L’un d’eux prenant la parole, comme s’il en avait été chargé par tous ses compagnons, s’adressa au courte et lui dit :

Tu sais, comte, et personne ne sait mieux que toi avec quelle fidélité et quelle bravoure le corps de chevaliers ici présents a combattu depuis longtemps pour toi et est demeuré fidèle à ses engagements. Tu connais ses travaux et ses fatigues et toutes les souffrances de soif, de faim, de froid et de chaud qu’il a endurées afin de défendre des invasions ennemies le pays qui t’a été confié par le Seigneur, et de garantir les habitants et le peuple des attaques et des vexations auxquelles ils étaient sans cesse exposés de la part des infidèles et des ennemis du Christ. Ce corps qui t’a été si utile peut s’en rapporter à ton propre témoignage. Tu sais en outre qu’il y a déjà bien longtemps que nous combattons pour toi, sans avoir reçu aucune solde ; que souvent, forcés par la nécessité, nous t’avons demandé notre paiement ; que tu as tout aussi souvent demandé de nouveaux délais, et que, pleins de compassion pour ta situation, nous les avons accordés avec indulgence, nous soumettant de jour en jour et de la manière la plus généreuse aux délais que tu nous imposais. Maintenant nos affaires en sont venues à un point qu’il nous est impossible d’attendre plus longtemps ; la pauvreté est indomptable : celle que nous souffrons nous prescrit de ne plus accorder de remise. Choisis donc ou de nous payer ce que tu nous dois afin que notre misère en soit soulagée, ou de nous livrer, selon nos conventions, le gage par lequel tu t’es lié envers nous.

Gabriel fut fort étonné en entendant ces paroles prononcées d’un ton solennel, et ne pouvait comprendre où les chevaliers en voulaient venir. Enfin des interprètes lui firent connaître l’objet de la harangue et il demanda aussitôt quel était le gagé que son gendre avait promis à ses hommes, pour leur garantir le paiement de leur solde. Le comte ne faisait aucune réponse, comme si un sentiment de honte l’élit empêché de parler. L’avocat des chevaliers reprit alors la parole et dit que le comte leur avait hypothéqué sa barbe, et qu’il s’était soumis à la laisser raser sans aucune résistance, dans le cas où il lui serait impossible, à un jour fixé d’avance, de s’acquitter envers eux. A ces mots Gabriel, confondu de la bizarrerie d’une telle convention, et frappant des mains en signe d’étonnement, fut saisi d’une sorte de stupeur et parut bientôt rempli de crainte et d’anxiété, et ne respirant qu’avec peine. Les Orientaux, tant les Grecs que tous les autres peuples, sont dans l’usage de laisser croître leur barbe et d’en prendre un soin tout particulier. C’est à leurs yeux le comble du déshonneur et la plus grande offense qui puisse être faite a un homme, qu’un seul poil de la barbe lui soit enlevé, quel que soit d’ailleurs le motif d’une telle insulte. Gabriel demanda au comte si les choses étaient en effet ainsi qu’on venait de le dire, et le comte répondit affirmativement. Alors Gabriel témoigna de nouveau son étonnement et entra dans un accès de fureur. Il demanda de nouveau à son gendre comment il pouvait se faire qu’il eût engagé comme une chose de peu de valeur et à laquelle il fût permis de renoncer sans déshonneur, un bien qu’il importe de conserver avec tant de soin, qui est la marque caractéristique de l’homme, qui fait l’ornement de son visage, et sert principalement à attester son autorité. Le comte lui répondit : Je l’ai fait ainsi parce que je n’avais alors à ma disposition aucun plus digne gage, aucun moyen plus assuré d’apaiser complètement ces chevaliers qui me sollicitaient avec les plus vives instances. Cependant il ne faut point que mon seigneur et père s’exagère le chagrin qu’il ressent en cette occasion. J’espère en la miséricorde du Seigneur qu’ils m’accorderont encore quelque délai, et, lorsque je serai arrivé à Édesse, je satisferai à leur impatience et me dégagerai honorablement de la parole par laquelle je me suis lié. Mais les chevaliers qui avaient reçu leurs instructions se répandirent en nouvelles menaces, et déclarèrent qu’ils partiraient sur-le-champ, si le comte ne les faisait payer au plus tôt. Gabriel, ne se doutant point, dans la simplicité de son cœur, de la ruse dont il était la dupe, hésita quelques instants encore et finit par se décider à payer de son trésor tout ce que les chevaliers réclamaient de son gendre, plutôt que de souffrir que celui qu’il regardait comme son fils eût à subir un si grand affront. Il demanda quelle était la somme due. On lui répondit : trente mille Michel. C’était une pièce d’or alors fort célèbre dans le commerce et qui tirait son nom d’un empereur de Constantinople, Michel, qui avait fait frapper cette espèce de monnaie à son effigie. Le beau-père consentit donc à payer cette somme pour son gendre, mais sous la condition expresse que celui-ci donnerait sa parole de ne plus contracter à l’avenir de semblable engagement envers qui que ce fût, dans quelque circonstance qu’il fût placé, ou à quelque extrémité qu’il se trouvât réduit. L’argent fut aussitôt compté et Baudouin prit congé de son beau-père et s’en retourna à Édesse avec ses chevaliers, la bourse bien garnie, et devenu riche de pauvre qu’il était en arrivant.

[1110.] L’année suivante — l’an 1110 de l’incarnation un Seigneur —, le roi de Jérusalem, plein de sollicitude, sans cesse occupé à chercher les moyens d’honorer le royaume confié à ses soins par l’Éternel, et désireux de lire quelque acte digne d’être agréé par Dieu, son protecteur, résolut, dans la pieuse ferveur de son âme, d’élever à la dignité de cathédrale l’église de Bethléem qui, jusqu’alors, n’avait été qu’un prieuré. Le rescrit publié par ce roi très religieux à la suite de son édit fera mieux connaître les dispositions qu’il prescrivit en cette occasion.

La nation des Francs, inspirée par la grâce divine, a délivré de toute souillure la sainte Cité de Jérusalem qui gémit longtemps sous l’oppression des païens, et dans laquelle avait été détruite, par la mort du Sauveur, cette mort qui établit son empire sur le genre humain après la prévarication de notre premier père. Cette Cité, digne servante du culte divin, fut assiégée par cette nation le 7 juin, et le 15 juillet elle fut prise, parce que le Seigneur combattit pour elle. C’était l’an mil cent du Seigneur agissant sous l’influence de la grâce divine, le clergé et Raimond, comte à Saint-Gilles, les deux Robert, comtes de Normandie et de Flandre, Tancrède et les autres principaux chefs, ainsi que le peuple entier des Francs, se réunirent pour conférer le gouvernement au très pieux et très miséricordieux duc Godefroi, mon frère très chéri. Celui-ci, homme digne de Dieu, gouverneur de la sainte Cité, reposa en paix, par la grâce du Seigneur ; le troisième jour après l’expiration de la première année de sa principauté. Moi, Baudouin, qui ai été choisi pour lui succéder par le clergé plein de joie, par les princes et par le peuple, premier roi des Latins, en vertu de la volonté divine, considérant d’un esprit prévoyant l’excellence de l’église de Bethléem, lieu de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et où ma tête fut ornée pour la première fois d’un diadème éclatant et vénérable, j’avais résolu avant tout de décorer cette église de la dignité épiscopale. Je n’ai cessé de méditer sur le projet que j’avais secrètement formé dans mon cœur. Enfin j’en suis venu à le communiquer à Arnoul ; l’archidiacre, homme très illustre, et au chapitre de Jérusalem, et je les ai suppliés instamment de m’aider à réussir dans cette entreprise. Empressés d’obtempérer à cette juste demande, ils résolurent dans a la suite de se rendre à Rome, pour y traiter cette affaire ainsi que celle du siége de Jérusalem, qui se trouvait alors dépourvu de pasteur. Arnoul, l’archidiacre, et Aichard, le doyen, se chargèrent de remplir cette mission et allèrent en effet à Rome. Après avoir, avec l’assistance du Saint-Esprit, arrêté d’honorables résolutions avec le seigneur pape, Pascal II, pontife de l’Église universelle, nos députés revinrent à Jérusalem. Le seigneur pape Pascal envoya ensuite à Jérusalem Gibelin, archevêque d’Arles, homme dont la sagesse et les hautes vertus brillent du plus vif éclat, et qu’il chargea comme son légat de s’adjoindre à Arnoul et à Aichard. Aussi fut-il accueilli avec joie par moi aussi bien que par le clergé et par le peuple : il disposa et arrangea toutes choses de sa propre autorité, en vertu des ordres qu’il avait reçus du seigneur pape Pascal et de mon consentement libre et volontaire, aussi bien que de l’avis du chapitre de Jérusalem et avec l’assentiment de tout le conseil. Aschetin, homme illustre qui gouvernait l’église de Bethléem, dont il était chantre, et que le chapitre de Jérusalem avait élu et institué évêque d’Ascalon, avec mon consentement et celui de nos seigneurs et du peuple, fut élevé, par décision du légat, à la dignité d’évêque primat de l’église de Bethléem, et l’église d’Ascalon fut réunie, à titre de paroisse, au siège de Bethléem, en considération de ma personne et des ordres que j’avais donnés. Enfin, moi Baudouin, par la grâce de Dieu, premier roi latin de Jérusalem, j’ai confirmé formellement tous les arrangements ci-dessus rapportés, et j’ai positivement et librement donné et concédé à l’évêque de Bethléem et à ses successeurs, pour être à jamais tenus et possédés par eux, la ville de Bethléem que j’avais déjà concédée à l’église, pour le salut de mon âme, de celle du très miséricordieux duc Godefroi, mon frère, comme encore pour celles de tous mes parents ; plus une propriété, située dans le territoire d’Accon, nommée Bedar, une autre, dans le territoire de Naplouse, nommée Scylon, une autre, près de Bethléem, nommée Bethbesan, deux autres, dans le territoire d’Ascalon, l’une nommée Zéophir, l’autre Caicapha, avec toutes leurs dépendances. J’ai aussi entièrement affranchi la susdite église de l’accusation dont l’église de Jérusalem la poursuivait au sujet de l’échange des terres et des vignes situées dans la banlieue de Jérusalem et qui faisaient partie de mon domaine. Maintenant je décrète et déclare que si quelqu’un, clerc ou laïc, entraîné par la plus criminelle cupidité, osait tenter, après ma mort, de violer l’une des dispositions qui ont été faites sur ma demande et avec l’aide du Saint-Esprit, en faveur de l’église de Bethléem, illustrée par la naissance de Notre-Seigneur, dispositions arrêtées par Gibelin, légat du pape et archevêque d’Arles, et confirmées solennellement par le Seigneur pape Pascal, souverain et vénérable pontife de l’Église romaine, cet homme serait coupable du crime d’envahissement, à moins qu’il ne se retirât sur la première sommation, et qu’il se trouverait ainsi exposé à être jugé sévèrement et expulsé à jamais de tout notre royaume. Je permets en outre à tous nos grands, à tout chevalier ou à tout bourgeois qui, inspirés par la grâce de Dieu, voudraient faire des dons à la même église pour le salut de leur âme ou des âmes de leurs parents, de suivre en toute liberté leurs pieuses intentions, et l’ordonne que les donations légitimes de tous biens soient valables à perpétuité.Cet acte, portant concession, confirmation et relation de tout ce qui s’est passé jusqu’à ce jour, a été fait l’an de l’incarnation de Notre-Seigneur onze cent dixième et à la troisième indiction, le seigneur pape Pascal II étant chef souverain de l’église romaine, et Gibelin, archevêque d’Arles et vicaire du siège apostolique, ayant été récemment promu au patriarcat de Jérusalem. Les témoins de cet acte sont Arnoul, archidiacre, Aichard, doyen, Eustache Garnier, Anselme, gardien de la tour de David, Raoul de Fontenai, Piselles, vicomte, Simon, fils du duc, Onfroi, religieux, Gérard, officier de la chambre, et beaucoup d’autres encore.

Cette même année le roi de Jérusalem, fidèle serviteur de Dieu et puissant vainqueur, occupé sans relâche du soin d’accroître le royaume que le Seigneur lui avait confié, voulut profiter de l’occasion favorable d’employer quelques galères qui passaient l’hiver dans le pays, et rassembla, au mois de février, toutes les forces qu’il lui fut possible de réunir dans les diverses parties de ses États, pour aller mettre le siège devant la ville de Béryte.

Béryte, port de mer, situé dans la province de Phénicie, entre Biblios et Sidon, est l’une des églises suffragantes de la métropole de Tyr. Cette ville fut jadis traitée avec beaucoup de bienveillance par les Romains qui accordèrent à ses habitants les droits de cité et l’admirent au rang de colonie. Ulpien en parle dans le Digeste, à l’occasion de la province de Phénicie : On trouve dans la même province la colonie de Béryte, qui fut comblée des bienfaits d’Auguste ; et le divin Adrien dit, dans un de ses discours, que Béryte était une colonie d’Auguste et jouissait du droit italique. En outre de ce droit Auguste accorda encore à la ville de Béryte l’autorisation d’avoir des écoles publiques, autorisation qui n’était concédée que très rarement. On en trouve l’indication dans le premier livré du Code, à la constitution qui commence par ces mots : Cordi nobis est, et où on lit cette phrase : et Dorothée, docteur des habitants de Béryte. On croit que cette ville fut anciennement appelée Gersé, et les anciennes histoires montrent qu’elle fut fondée par Gersée, cinquième fils de Chanaan.

Le roi de Jérusalem y étant arrivé fit inviter le seigneur Bertrand, comte de Tripoli, à se joindre à son expédition et s’occupa avec ardeur de l’investissement de la place. Quelques navires, remplis de guerriers robustes et valeureux, étaient venus de Tyr et de Sidon pour porter secours à la ville, et il est certain que, s’ils avaient pu pénétrer dans le port et en sortir librement, tous les efforts des assiégeants eussent été en pure perte. Mais la flotte sur laquelle le roi, avait compte pour le succès de son entreprise étant aussi arrivée, les navires ennemis n’osèrent plus se confier à la mer et se renfermèrent aussitôt dans l’intérieur du port, en sorte qu’il fut dès lors possible de fermer toutes les avenues de la ville aussi bien par mer que par terre.

Il y avait dans les environs une forêt de pins qui pouvait fournir en grande abondance aux assiégeants toutes sortes d’excellents matériaux propres à la construction des échelles et des diverses machines de guerre. Ils firent faire des tours en bois, des machines à lancer des traits et beaucoup d’autres instruments tels qu’on en a besoin pour de semblables opérations ; puis ils livrèrent à la ville des assauts continuels, de telle sorte que les habitants ne pouvaient jouir d’aucun moment de repos, ni de nuit, ni de jour ; les nôtres se partageaient le temps et se relevaient les uns les autres dans les travaux d’attaque, en sorte que les assiégés étaient écrasés de fatigues insupportables. Après avoir travaillé avec la même vigueur pendant cieux mois de suite, les assiégeants, lassés de tant de retards, attaquèrent un jour avec iule ardeur plus qu’ordinaire et livrèrent assaut sur plusieurs points en même temps : quelques-uns de ceux qui occupaient les tours de bois qu’on avait poussées et appliquées de vive force contre les murailles s’élancèrent sur les remparts ; d’autres les suivirent aussitôt par le même chemin, ou, en montant à l’aide de leurs échelles, ils pénétrèrent sans retard dans la ville et allèrent ouvrir la porte. Tandis que toute notre armée entrait sans aucun obstacle, les assiégés se retirèrent du côté de la mer, et la ville se trouva bientôt entièrement occupée. Ceux nies nôtres qui étaient sur leurs vaisseaux, ayant appris que le roi de Jérusalem venait de se rendre maître de la place, descendirent à terre, prirent eux-mêmes possession du port, et, repoussant par le glaive les habitants qui venaient chercher un refuge auprès d’eux, Ils les forcèrent à se replier vers leurs ennemis. Ainsi les malheureux Bérytiens, pressés entre deux troupes également hostiles, et repoussés alternativement par les uns et par les autres, succombaient sans se défendre. Le roi, voyant cet horrible carnage et accueillant les supplications de ceux qui vinrent implorer sa miséricorde, fit donner- l’ordre par des hérauts d’armes de mettre un terme au massacre, et accorda la vie aux vaincus. La ville de Béryte fut prise l’an onze cent onze de l’incarnation du Seigneur et le vingt-sept du mois d’avril[8].

Cette mémo année des hommes sortis des îles occidentales, et principalement du pays de l’Occident qui est appelé Norwège, ayant appris que les fidèles Chrétiens s’étaient emparés de la sainte Cité de Jérusalem, résolurent d’y venir faire leurs dévotions, et firent en conséquence préparer une flotte. Ils s’embarquèrent, et, poussés par de bons vents, ils traversèrent la mer Britannique, passèrent au détroit de Calpé et d’Atlas, par lequel se forme notre mer Méditerranée ; et, après avoir suivi celle-ci dans toute sa longueur, ils vinrent aborder à Joppé. Le chef suprême de cette expédition était un grand et beau jeune homme, frère du roi de Norwège. Aussitôt qu’il eut débarqué à Joppé avec tous ceux qui le suivaient, ils poursuivirent tous leur route et se rendirent à Jérusalem, objet de leur entreprise et de leurs vœux. Le roi, dès qu’il fait instruit de l’arrivée du noble prince de Norwège, se rendit en toute hâte auprès de lui, l’accueillit avec beaucoup de bonté, s’entretint familièrement avec lui, et se mit aussitôt en mesure de reconnaître si ce prince était disposé à s’arrêter quelque temps dans le royaume, avec son armée navale, et à consacrer au Christ le fruit de ses travaux, afin de parvenir avec son secours à étendre la domination du peuple fidèle, et à s’emparer de quelque autre ville. Les Norwégiens, ayant tenu conseil entra eux, répondirent qu’ils étaient venus avec l’intention expresse de s’employer utilement au service du Christ, et qu’en conséquence ils étaient tous disposés à se rendre sans le moindre délai par la route de nier vers celle des villes maritimes due le roi voudrait attaquer avec son armée, ne demandant : pour toute solde que les vivres nécessaires à leur entretien.,Le roi accepta ces propositions avec la plus grande ardeur, et rassemblant aussitôt : toutes les forces de son royaume, et tous les chevaliers qu’il fut possible de réunir, il se mit en marche pour Sidon. Dans le même temps, la flotte sortit du port d’Accon, et se dirigea également vers Sidon, où les deux armées de terre et de mer arrivèrent presque simultanément.

Sidon, ville maritime située entre Béryte et Tyr, sa métropole, fait une partie considérable de la province de Phénicie ; elle est dans une position fort avantageuse : l’Ancien de même que le Nouveau Testament en ont fait mention très fréquemment. On lit dans le livre des Rois, que Salomon écrivit à Hiram : Donnez donc ordre à vos serviteurs qu’ils coupent pour moi des cèdres du Liban, et mes serviteurs seront avec vos serviteurs, et je donnerai à vos serviteurs telle récompense que vous me demanderez ; car vous savez qu’il n’y a personne parmi mon peuple qui sache couper le bois comme les Sidoniens[9]. On voit aussi dans l’Évangile de Matthieu que le Seigneur a fait mention de Sidon, en disant : Si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu’elles auraient fait pénitence[10] ; et ailleurs, dans l’Évangile de Marc : Jésus partit ensuite de là, et s’en alla sur les confins de Tyr et de Sidon[11]. On lit dans les anciennes histoires que cette ville fut fondée par Chanaan, ce qui fait qu’elle a aussi porté et porte encore aujourd’hui quelquefois le nom de son fondateur. Son église est l’une des suffragantes de la métropole de Tyr. Les deux armées assiégeantes l’ayant investie de toutes parts, les habitants furent remplis de terreur, et voyant qu’il leur serait impossible de résister à de telles forées, et d’échapper aux périls qui les menaçaient, ils voulurent rechercher par la ruse un succès qu’ils ne pouvaient attendre de leur courage. Il y avait à la suite du roi de Jérusalem un certain Baudouin, son familier et presque son valet di chambre. Cet homme, autrefois païen, avait sollicité le sacrement du baptême, et le roi, dans son zèle pieux, l’avait présenté sur les fonts sacrés ; il lui avait donné aussi son nom, et l’avait admis au nombre clé ses domestiques. Les nobles de la ville voulant se délivrer à quelque prix que ce fût, parvinrent à négocier secrètement avec cet homme, et lui promirent des sommes considérables en argent et d’immenses propriétés dans la ville, s’il voulait les sauver du danger qui les menaçait, en assassinant le roi. Ce Baudouin vivait dans une telle intimité avec le roi et lui était si cher qu’il lui arrivait souvent de l’accompagner absolument seul, jusque dans les lieux les plus cachés, où l’homme se retire pour satisfaire à ses besoins. Il reçut cependant avec joie les propositions qui lui furent faites, et promit aux assiégés d’accomplir leurs intentions. Dés ce moment, il ne fût plus occupé que d’attendre une occasion favorable à l’exécution de son crime.

Cependant quelques fidèles qui habitaient dans la ville, ayant eu connaissance de cette réponse, et craignant que l’imprudence du roi ne l’exposât à tomber bientôt dans ce détestable piége, écrivirent une lettre anonyme, qui fut attachée au bout d’une flèche, et lancée ainsi au milieu de notre armée. La lettre contenait le détail exact de tout le complot. Le hasard la fit parvenir entre les mains du roi, qui fut douloureusement affecté, et non sans de justes motifs, en apprenant une telle trahison. Il convoqua aussitôt les chefs de l’armée, et mit en délibération ce qu’il y avait à faire en de telles circonstances. Le coupable fuit appelé ; il confessa son crime, et condamné par les princes à être pendu, il subit son supplice.

Après ce mauvais succès d’une première tentative, les assiégés cherchèrent d’autres moyens de se tirer d’affaire : ils adressèrent au roi une députation, par laquelle ils firent demander pour les nobles la faculté de sortir de la ville, et pour le peuple l’autorisation d’y demeurer comme par le passé, sous de bonnes conditions, et de continuer à se livrer aux travaux de l’agriculture. Ces propositions ayant été agréées, ils rendirent la ville, et ceux qui voulurent sortir partirent avec leurs femmes et leurs enfants, et s’acheminèrent sans obstacle vers les lieux où ils avaient désiré se retirer. Le roi ne mit aucun délai à concéder la ville de Sidon à l’un de ses seigneurs, Eustache Grenier, et la lui donna généreusement pour être possédée à titre héréditaire. Les gens de la flotte reçurent du roi des présents, prirent congé de lui, et retournèrent dans leur patrie, comblés des bénédictions de tous les Chrétiens. La ville de Sidon fut occupée l’an de grâce onze cent onze[12], et le dix-neuf de décembre.

[1111] Le seigneur Gibelin, patriarche de Jérusalem, de précieuse mémoire, mourut vers la même époque. Il fait remplacé par un choix qui ne pouvait être approuvé du Seigneur, du moins à ce que nous pensons, par Arnoul, dont j’ai eu souvent occasion de parler, archidiacre de Jérusalem, et que l’on appelait vulgairement mauvaise couronne. Mais Dieu permet que l’hypocrite règne, en punition des péchés élu peuple. Arnoul, continuant à se conduire comme il avait fait jusqu’alors, se livrait beaucoup de mauvaises œuvres. Entre autres actions de ce genre, il donna sa nièce en mariage au seigneur Eustache Grenier, l’un des plus grands princes du royaume, et seigneur des deux nobles villes de Sidon et de Césarée, et lui concéda les meilleures portions du patrimoine de l’Église ; savoir, Jéricho et toutes ses dépendances, dont le revenu annuel est, dit-on, aujourd’hui de cinq mille pièces d’or. Il mena d’ailleurs une vie fort irrégulière durant tout le cours de son pontificat, et se couvrit d’ignominie. Afin de cacher ses désordres, il changea entièrement les arrangements que les premiers princes avaient faits avec beaucoup de soin, et à la suite de longues délibérations, dans l’église de Jérusalem, en instituant .les chanoines réguliers. Ce fuit aussi sur son instigation que le roi épousa une autre femme du vivant de celle qu’il avait, ainsi qu’on le verra dans la suite de ce récit.

Immédiatement après la prise de Sidon, de nombreux essaims de cavalerie ennemie furent levés en Perse, et vinrent dans les pays occupés par les Chrétiens faire l’épreuve clé leurs forces, et chercher des occasions de triomphe. Dès les premiers moments de l’arrivée des Latins, et jusqu’à la quarantième année environ de leur établissement, ils ne cessèrent d’être tourmentés de cette peste, qui semblait se multiplier comme l’hydre, et se fortifier à mesure que ses têtes étaient abattues. Presque toutes les années le golfe Persique vomissait sur eux des bataillons innombrables de ce détestable peuple, tels qu’ils eussent presque suffi à couvrir la surface de la terre. Dieu cependant, dans sa clémence miséricordieuse en faveur des siens, suscita de puissants rivaux aux Perses trop enorgueillis des forces de leur empire, en soulevant contre eux la nation des Ibères. Celle-ci, parla grâce du Soigneur, acquit chaque jour de nouvelles forces, et parvint par des soins soutenus à abattre l’orgueil des Perses. D’abord ces derniers avaient été formidables aux Ibères ; mais ils leur devinrent à leur tour très inférieurs en force et en habileté dans la guerre. Après avoir pendant longtemps porté la terreur de leurs armes dans les royaumes étrangers, même les plus éloignés, ils en sont venus enfin à s’estimer heureux !le pouvoir vivre tranquilles, ou obtenir quelque trêve dans les limites de leur empire. Le pays des Ibères, autrement nommé Avesguia, est situé au nord de la Perse, dont il est limitrophe ; il est habité par des hommes de haute taille, et remarquables par la force du corps et par une extrême bravoure. Leurs irruptions fréquentes sur le territoire des Perses, et les succès qu’ils obtinrent habituellement dans ces guerres détruisirent,les troupes de ce dernier empire ; et les Perses forcés de reconnaître leur infériorité, et de prendre soin de leurs propres États, ont cessé de tourmenter les provinces du dehors.

Cependant les troupes de cavalerie dont j’ai parlé tout à l’heure sortirent de leur pays, traversèrent la Mésopotamie, passèrent le grand fleuve de l’Euphrate, dévastèrent à leur tour tout le pays situé en deçà de ce fleuve, et vinrent mettre le siége devant Turbessel, la plus forte place de toute cette contrée. Ils y demeurèrent un mois entier, poursuivant leur attaque sans relâche ; mais enfin voyant qu’ils ne pouvaient réussir, ils se dirigèrent vers Alep, se confiant en leur multitude, et voulant tenter d’attaquer le seigneur Tancrède à l’improviste, et de l’engager malgré lui dans une bataille. Mais Tancrède, toujours plein de sagesse et de prudence, écrivit et envoya des exprès au roi de Jérusalem pour l’inviter à venir en toute hâte à. son secours. Le roi convoqua aussitôt beaucoup de chevaliers, prit avec lui le seigneur Bertrand, comte de Tripoli, et les troupes dont il pouvait disposer, et se mit en marche sans retard. Arrivé auprès du bourg de Rugia[13], il y trouva Tancrède avec son armée. Ils se réunirent tous ensemble, et se rendirent en bon ordre de bataille à Césarée, où les ennemis avaient établi leur camp. Lorsque les deux armées se trouvèrent en présence, et après qu’elles se Parent bien reconnues mutuellement, les Turcs refusèrent le combat et abandonnèrent le pays. Les Chrétiens, de leur côté, prirent congé les uns des autres, et s’en retournèrent chacun chez soi.

La ville de Tyr restait seule encore sous le joug des infidèles, parmi toutes celles qui sont situées sur les bords de la nier, depuis Laodicée de Syrie jusqu’à Ascalon — la dernière qui ait été réunie au royaume —. Le roi, après avoir conquis toutes les autres avec l’aide du Seigneur, résolut aussi, dans le cours de la même année, de s’emparer de celle-là. Il rassembla sur toute l’étendue de la côte tous les navires qu’il put trouver, et tâcha d’en composer une flotte tant bien que mal. Il donna des ordres pour que les navires se rendissent devant Tyr en toute hâte, et lui-même convoquant toutes les troupes que son peuple put lui fournir dans l’étendue du royaume, les conduisit sous les murs de Tyr, et investit aussitôt la place.

La ville de Tyr, située au sein même de la mer, qui l’enveloppe comme une île, est la métropole, et en quelque sorte la tête de la province de Phénicie. Cette : province s’étend depuis le ruisseau de Valénia jusqu’à Pierre-Encise, limitrophe de Dora, et contient dans son ressort quatorze villes suffragantes de Tyr. Je me réserve de parler avec plus de détail des agréments et des avantages de la position de cette ville, lorsque je rapporterai le siège qu’elle eut à subir postérieurement, et qui finit par sa reddition, grâce à la protection du Seigneur. Le roi, dès qu’il eut entrepris ce premier siége, se montra, selon sa coutume, plein de zèle pour en assurer le succès ; il y consacra tous ses soins, et fit les plus grands efforts pour écraser de fatigue les assiégés, et les amener ainsi à se rendre. Employant successivement tous les artifices par lesquels on peut nuire à une ville assiégée, il ne négligeait rien pour parvenir à s’en emparer. Il livrait de fréquents assauts et des combats presque continuels ; Il faisait battre aussi à coups redoublés les murailles et les tours, et lancer sans interruption des grêles de traits et de flèches. Pour mettre le comble aux maux des assiégés, il fit construire en outre deux tours en bois, plus élevées que les édifices en pierre qui étaient dans la ville, en sorte que, du liant de ces tours, on dominait toute la place, et qu’on pouvait faire la guerre aux habitants qui s’y trouvaient renfermés, sans qu’ils eussent aucun moyen d’éviter ces attaques.

De leur côté, les assiégés, s’ils n’avaient pas une connaissance aussi complète de tous ces artifices de la guerre, se conduisaient cependant en gens sages et pleins de valeur, opposant ruses contre ruses, et employant les moyens mêmes qu’ils voyaient inventer pour repousser toutes les agressions. Ils firent transporter beaucoup de pierres, et rassembler une grande quantité de mortier auprès de deux tours qui se trouvaient précisément en face des machines construites par les Chrétiens, et ils firent élever de nouvelles constructions sur ces tours, de telle sorte qu’au bout de peu de jours leurs tolus se trouvèrent dépasser en hauteur les machines en bois qui leur étaient opposées. Alors ils lancèrent des feux. sur ces machines, et firent toutes sortes de préparatifs pour lis brûler sans difficulté. Le roi, voyant tous ses artifices déjoués, et fatigué à l’excès des longs travaux et des dépenses considérables auxquels il s’était livré depuis quatre mois et plus, se vit forcé de renoncer à ses espérances, et d’abandonner son entreprise : il leva le siége de la place, se rendit de sa personne à Ptolémaïs, et tous ceux qui étaient avec lui retournèrent chacun chez soi.

Vers le même temps, le seigneur Tancrède, guerrier de pieuse et illustre mémoire, acquitta sa dette envers la mort. Toute l’Église des Saints racontera à perpétuité les œuvres charitables et les libéralités qui honorent son souvenir. Tandis qu’il était étendu sur son lit de mort, il avait auprès de lui et à son service le jeune Pons, fils du seigneur Bertrand, comte de Tripoli. Lorsqu’il se vit près de son dernier jour, il Gt appeler sa femme Cécile, fille du roi des Français Philippe, ainsi que le jeune homme que je viens de nommer, et leur conseilla, dit-on, à tous les deux de s’unir après sa mort par les liens du mariage. En effet, après la mort de Tancrède et après celle du seigneur Bertrand, comte de Tripoli, Pons, fils de ce dernier, épousa Cécile, veuve de Tancrède. En vertu de ses dernières dispositions, Tancrède eut pour successeur dans sa principauté un de ses cousins, Roger, fils de Richard, sous la condition cependant que, si jamais, et à quelque époque que ce fût, le jeune seigneur Boémond., fils de Boémond l’Ancien, venait redemander la ville d’Antioche et toutes ses dépendances, Roger les lui restituerait en entier, et sans faire aucune difficulté. L’illustre Tancrède fut enseveli sous le portique de l’église du prince des apôtres, l’an clé l’incarnation onze cent douze[14].

[1113] L’année suivante et dans le courant de l’été, la Perse, semblable à une fontaine pernicieuse d’où ne découlent jamais que des eaux empoisonnées, lança de nouveau une immense multitude d’infidèles qui marchaient sous la conduite d’un prince très puissant et illustre par l’éclat de sa naissance, nommé Menduk[15]. Il traînait à sa suite une si grande affluence de combattants qu’il eût été impossible d’en connaître le nombre ou d’en voir la fin. Ils traversèrent les régions centrales, arrivèrent sur les bords de l’Euphrate, et se dirigèrent alors d’après de nouveaux conseils. Ceux de leurs compatriotes qui les avaient : précédés dans clé semblables expéditions, allaient d’ordinaire essayer d’abord leurs forces dans les environs d’Antioche. Ceux-ci, ainsi que l’événement le prouva parla suite, avaient formé d’autres projets, et suivirent un plan tout différent : ils traversèrent toute la Cœlésyrie, laissèrent Damas sur la gauche ; de, là ils allaient passer à Tibériade, entre le Liban et les bords de la mer, et vinrent établir leur camp auprès du pont sous lequel coule le Jourdain.

Le roi, dès qu’il en fut instruit, et qu’il eut appris que les ennemis étaient pleins de confiance en leur immense multitude, appela aussitôt à son secours le seigneur Roger, prince d’Antioche, et le comte de Tripoli ; niais, avant que ceux-ci pussent se réunir à lui il a !la de sa personne et avec ses propres troupes établir son camp datas le voisinage des ennemis. Dès qu’ils en eurent connaissance, ceux-ci, jugeant bien qu’il leur importait davantage d’user d’artifice que de déployer toutes leurs forces, choisirent dans leur armée deux mille hommes de cavalerie, dont quinze cents récurent ordre d’aller se poster en embuscade, et les cinq cents autres de se porter en avant, comme s’ils s’engageaient trop imprudemment, afin d’exciter le roi de Jérusalem à se mettre à leur poursuite. L’événement arriva à peu près comme ils l’avaient projeté. Le roi reconnut les cinq cents hommes de cavalerie ennemie qui semblaient marcher sans aucune précaution, et gui s’avançaient de plus en plus. Aussitôt, et dans son premier mouvement d’impétuosité, il convoque tous les siens, marche à la rencontre des ennemis, les met en fuite, les poursuit, et tombe imprudemment dans le piège qui l’attendait. Les infidèles, sortant alors des lieux où ils s’étaient cachés, et formant un corps beaucoup plus considérable, rallièrent les cinq cents hommes qu’ils avaient lancés en avant, et tous ensemble se précipitèrent vivement sur les nôtres. Ceux-ci voulurent d’abord essayer de résister, et de repousser leurs ennemis avec le glaive ; mais, serrés de près et accablés par le nombre, ils ne tardèrent pas à prendre la fuite, et ne trouvèrent pas même dans la retraite un moyen d’échapper au péril qui les menaçait. Un grand nombre d’entre eux furent massacrés le roi lui-même, forcé d’abandonner la bannière qu’il avait en main, Arnoul le patriarche, qui le suivait de près, et les autres princes du royaume qui abandonnèrent le camp et tous les équipages, eurent tous grand’peine à se sauver. Les ennemis s’emparèrent du camp des Chrétiens à la suite de leur victoire, et le peuple de Dieu éprouva une grande confusion en expiation de ses péchés.

La faute en fut entièrement attribuée au roi qui s’était jeté en avant avec trop d’impétuosité, et par une confiance excessive en son propre courage, sans vouloir attendre les secours qu’il avait demandés, quoique Roger, prince d’Antioche, et le comte de Tripoli ne fussent plus bien loin, et dussent arriver sans aucun doute le lendemain ou le surlendemain de cette affaire. L’armée chrétienne perdit en cette journée trente chevaliers et douze cents fantassins. Après ce malheur, les deux grands et puissants chefs arrivèrent en effet : ayant appris le désastre qui venait d’arriver, ils accusèrent le roi de trop de précipitation, et ensuite, ayant réuni toutes leurs troupes en un seul corps d’armée, ils retournèrent sur leurs pas, et allèrent dresser leur camp dans les montagnes voisines, d’où l’on pouvait voir l’armée ennemie occupant le fond de la vallée.

Les infidèles cependant, sachant bien que toutes les autres parties du royaume se trouvaient dégarnies de défenseurs, envoyèrent de tous côtés des détachements qui se mirent à parcourir toute la contrée, attaquant et massacrant ceux qu’ils rencontraient sur les grandes routes, incendiant les campagnes et les habitations éparses, faisant prisonniers les colons, et agissant en pleine liberté partout où ils portaient leurs pas, comme s’ils étalent entièrement maîtres de tout le pays. Les nôtres avaient, eu outre, perdu tous leurs domestiques et tous les Sarrasins habitants et cultivateurs de leurs propriétés rurales. Ils s’étaient réunis aux cohortes ennemies, et les instruisaient aux dépens des Chrétiens : il leur était d’autant plus facile d’y réussir qu’ils avaient une connaissance complète de l’état du pays et des affaires, car un ennemi domestique est le plus grand fléau possible, puisqu’il est plus en situation de nuire. Marchant sous la conduite de tels guides, et fortifiés par l’assistance qu’ils en recevaient, les infidèles visitaient les maisons de campagne et les châteaux forts, et enlevaient partout de riches dépouilles et de nombreux esclaves. Le royaume entier était livré au plus horrible pillage, et ceux qui étaient renfermés dans les villes n’osaient pas même se hasarder hors des murailles.

Pour comble de malheur, et pour ajouter a la terreur publique, les habitants d’Ascalon, tels que des vers toujours remuants, sachant que le roi était retenu dans les environs de Tibériade avec toutes les forces de son royaume, et que les ennemis occupaient d’ailleurs la plus grands partie du pays, sortirent en forces de leur ville, se dirigèrent vers les montagnes, et vinrent mettre le siège devant Jérusalem qui se trouvait alors entièrement dégarnie de troupes. Quelques citoyens qu’ils surprirent hors de la ville furent faits prisonniers ou mis à mort. Les produits des récoltes que les agriculteurs avaient entassés sur les aires devinrent la proie des flammes. Enfin, après qu’ils eurent demeuré quelques jours devant la place, voyant qu’au lieu de sortir, tous les habitants continuaient à se tenir étroitement enfermés à l’abri de leurs remparts, et craignant le retour du roi, les Ascalonites retournèrent chez eux.

L’été allait faire place à l’automne, saison oit, selon la coutume, arrivaient les vaisseaux qui portaient des pèlerins. Ceux qui abordèrent, ayant appris que le roi et le peuple chrétien se trouvaient réduits aux plus dures extrémités, débarquèrent en toute hâte, et allèrent, tant fantassins que chevaliers, rejoindre l’armée qui de jour en jour recevait par ce moyen des renforts considérables. Les chefs de l’armée ennemie en ayant été informés, commencèrent à craindre que les Chrétiens, en retrouvant de nouvelles forces, ne cherchassent à tirer vengeance des maux qu’ils venaient de souffrir, et ils prirent le parti de se retirer dans les environs de Damas. Alors l’armée chrétienne se sépara aussi, et chacun retourna chez soi. Le général en chef des armées ennemies, qui avait si cruellement affligé le royaume de Jérusalem, arriva à Damas, et y fut assassiné par quelques meurtriers[16], du consentement, à ce qu’on croit, du roi de Damas, qui se nommait Doldequin[17], et qui, selon ce qu’on rapporte, craignait que ce prince, devenu plus puissant, ne lui enlevât sa couronne.

Après que .l’armée chrétienne se fut séparée, et que chacun fut rentré dans ses Mats, on vit arriver à Jérusalem un messager chargé d’annoncer au roi que la comtesse de Sicile venait de débarquer dans la ville d’Accon. Cette comtesse avait été femme du seigneur comte Roger, surnommé La Bourse, et qui était frère du seigneur Robert Guiscard[18]. Elle était noble, puissante et riche. L’année précédente, le roi de Jérusalem lui avait envoyé quelques nobles de sa cour pour lui demander avec les plus vives instances de vouloir bien s’unir à lui par les nœuds du mariage. La comtesse avait fait part de cette proposition à Roger, son fils, qui fut dans la suite roi de Sicile, et ils en avaient délibéré ensemble. Ils jugèrent l’un et l’autre que, si le roi de Jérusalem voulait accepter les conditions qu’ils lui feraient proposer, il leur conviendrait aussi de souscrire à sa demande. Ces conditions étaient que, si le roi avait un enfant de la comtesse, cet enfant hériterait du royaume de Jérusalem après la mort de son père, sans contradiction ni difficulté aucune, et que si, au contraire, le roi venait à mourir sans héritier légitime né de la comtesse, le comte Roger, fils de celle-ci, deviendrait son héritier, et lui succéderait au trône sans obstacle. Le roi, en faisant partir ses députés, leur avait expressément ordonné de consentir à toutes les demandes qui seraient faites, et d’employer tous leurs soins à ramener la comtesse avec eux. Il avait appris et il savait d’une manière positive qu’elle était fort riche, qu’elle vivait de plus en très bon accord avec son fils, et qu’elle avait ainsi toutes choses en grande abondance. Lui, au contraire, était fort pauvre et si dénué de ressources qu’il avait à peine de quoi suffire à ses besoins de tous les jours et à la solde de ses frères d’armes ; dans cette situation, il avait surtout à cœur de soulager sa misère à l’aide des trésors de la comtesse de Sicile. En conséquence, ses députés acceptèrent avec joie les conditions qui leur furent offertes, et prêtèrent serment, ainsi qu’on le leur demanda, que cette convention serait maintenue et exécutée par le roi et par les princes, de bonne foi, sans fraude ni mauvaise ruse. La comtesse, toujours guidée par son fils qui lui fournit tout ce qui lui était nécessaire, se disposa à entreprendre le voyage ; elle fit charger les navires de grains, de vin, d’huile, de viandes salées, d’armes et d’équipements de toute espèce ; elle emporta aussi de grandes sommes d’argent, et, suivie de toutes ses troupes, elle vint débarquer, ainsi que je l’ai déjà dit, sur les côtes de notre royaume.

C’était, comme je l’ai annoncé, le patriarche Arnoul qui avait conduit cette méchante intrigue, par, laquelle une femme noble et honorable fut indignement trompée, car on ne saurait nier que c’était une grande tromperie que de l’amener, dans la simplicité de son cœur, à croire que le roi se trouvait en mesure de l’épouser légitimement, tandis que, dans le fait, il n’en était rien, puisque la femme qu’il avait épousée bien légitimement à Édesse était encore vivante.

Lorsque la comtesse de Sicile eut débarqué, les promesses et les serments qu’elle avait reçus d’abord en Sicile lui furent renouvelés dans la même forme, en présence du roi ; du patriarche et des principaux seigneurs du royaume. Mais comme cette négociation avait été d’abord entreprise dans de mauvaises pensées et avec duplicité de cœur, le Seigneur, considérant les intentions, n’accorda point-le don de la fécondité à la nouvelle femme du roi, quelque innocente qu’elle fût elle-même. On verra par la suite de ce récit que les joies causées d’abord par cet événement furent, remplacées par le deuil, car il est difficile qu’une entreprise mal commencée soit amenée à. une heureuse fin. En attendant, l’arrivée de la comtesse de Sicile l’ut pour le royaume de Jérusalem la source de toutes sortes de précieux avantages, en sorte qu’il y avait lieu de dire comme l’apôtre saint Jean : Nous avons tout reçu de sa plénitude[19].

Vers le même temps, il s’éleva dans le pays d’Édesse une horrible famine, qui provenait à la fois de l’intempérie de l’atmosphère, et de la situation même du pays. Entourés de toutes parts d’ennemis, et redoutant sans cesse les attaques de leurs voisins, les habitants de cette contrée ne pouvaient se livrer en liberté aux travaux de l’agriculture. La famine qui survint à cette époque fut telle que les citoyens de la ville aussi bien que les habitants des campagnes se virent réduits, dans leur misère, à ne manger que dit pain d’orge, dans lequel même il entrait un mélange de glands. Le territoire où commandait le seigneur Josselin, situe ; en deçà de l’Euphrate, se trouvait à l’abri de cette calamité, et possédait en abondance des grains et toutes sortes de denrées. Quoique sa province fut ainsi richement pourvue de toutes choses, Josselin, moins sage que de coutume, et se rendant coupable d’ingratitude, ne s’empressa point d’offrir la moindre partie de son superflu à soit seigneur, à son parent, des bontés duquel il tenait cependant toutes ses richesses, et quoiqu’il lui fût impossible d’ignorer à quelles dures extrémités le comte et son peuple se trouvaient réduits. Au milieu de ces circonstances, le comte Baudouin fit obligé de faire partir des messagers qu’il chargea d’aller traiter de quelques affaires avec le seigneur Roger, fils de Richard, prince d’Antioche, auquel il avait, dans le temps, donné sa sœur en mariage. Ses députés passèrent l’Euphrate, suivirent leur route en traversant le territoire du seigneur Josselin, qui leur donna l’hospitalité, et les traita avec assez d’humanité, tant à leur première arrivée qu’à leur retour. Quelques hommes de la maison du seigneur Josselin, s’abandonnant imprudemment à leurs pensées, se mirent à attaquer dans leurs entretiens les députés du comte Baudouin, leur reprochèrent la pauvreté de leur seigneur, et vantèrent en même temps les immenses richesses de celui auquel ils étaient attachés, parlant des grands approvisionnements qu’il avait en grains, en vin, en huile, en toutes sortes de denrées, de ses vastes trésors, tant en or qu’en argent, et des nombreuses troupes de chevaliers et de gens de pied qui servaient sous ses ordres ; ils allèrent même jusqu’à dire, dans l’intempérance de leur langue, que le comte était peu propre à gouverner le pays qu’il possédait, et qu’il ferait beaucoup plus sagement de vendre soir, colleté au seigneur Josselin, et de s’en retourner ensuite en France avec les fortes sommes d’argent qu’il en pourrait recevoir.

Les députés de Baudouin dissimulèrent dans le premier moment, mais les paroles qu’ils avaient recueillies pénétrèrent jusqu’au fond de leur cœur ; et, quoiqu’elles eussent été prononcées par des hommes légers et imprudents, elles leur parurent contenir l’expression des pensées du maître : ils prirent congé de Josselin, et retournèrent auprès du comte. Dès qu’ils furent arrivés, ils ne manquèrent pas de raconter tout ce qui s’était passé dans le cours de leur voyage, et principalement les discours qu’ils avaient entendus dans la maison même du seigneur Josselin. Le comte fut irrité en entendant ce récit ; il réfléchit mûrement sur tout ce qui lui était rapporté, et se persuada qu’un tel langage ne pouvait être attribué qu’à Josselin lui-même. Un profond sentiment d’indignation remplit son âme ; lorsqu’il reconnut que c’était celui-là même auquel il avait procuré tant de richesses qui lui reprochait si rajustement sa misère, et lui en faisait un vice, au moment où il eût été au contraire de son devoir de venir à son secours, et de lui faire part de son superflu. Baudouin n’avait point à se reprocher d’être tombé dans cet état de détresse par aucune imprudence ; une nécessité inévitable l’y avait seule poussé, et sa libéralité seule l’avait dépouillé des biens et des richesses dont Josselin se glorifiait maintenant à son détriment.

Agité de ces sentiments, le comte feint d’être malade, se met au lit, et mande à Josselin de venir le trouver en toute hâte. Aussitôt qu’il a reçu le message, Josselin se dispose à partir, sans rien craindre, et sans soupçonner le moindre piège. Il arrive à Édesse, et trouve le comte dans la citadelle de la ville, et dans ce quartier de la citadelle qui est appelé le Rangulath. Il était couché dans son lit. Josselin s’approche, lui fait le salut qu’il doit à son seigneur, et lui demande aussitôt comment il se trouve. Beaucoup mieux, grâce à Dieu, que tu ne le voudrais, lui répond le comte. Un moment après, reprenant la parole : Josselin, lui dit-il, possèdes-tu quelque chose que je ne t’aie donné ? A quoi celui-ci repartit : Non, Seigneur, rien. — D’où vient donc qu’ingrat envers moi, et oubliant tous mes bienfaits, quoique enrichi par-là et vivant dans l’abondance, tu n’aies aucune compassion de ton bienfaiteur devenu indigent, non par sa faute ni par imprudence, mais par une cause à laquelle aucun sage, aucun savant n’aurait pu échapper, car il n’y a pas de conseil contre le Seigneur ? Pourquoi ne me rends-tu pas une portion de ce que je t’ai donné en entier ? En outre, tu me reproches comme un vice cette pauvreté à laquelle le Ciel même m’a condamné, et tu m’en fais un crime ! Suis-je donc un homme si impuissant que je doive te vendre ce que l’Éternel m’a accordé, et prendre la fuite, comme tu le dis ? Résigne ce que je t’ai donné ; restitue les biens dont je t’ai enrichi, puisque tu t’en es rendu indigne. A ces mots, il ordonna de se saisir de sa personne, de le charger de fers, et le fit accabler de toutes sortes de maux et de tourments, par un revers de fortune non moins étonnant que déplorable, jusqu’à ce qu’il eût renoncé à tout le pays qu’il gouvernait, et remis entre les mains du comte tous les dons qu’il en avait reçus.

Alors, sortant du territoire d’Édesse, et dépouillé de toute sa fortune, Josselin se rendit auprès du seigneur Baudouin, premier roi de Jérusalem, lui raconta en détail tous les malheurs qu’il venait d’éprouver, et lui annonça le dessein de retourner dans sa patrie. A ce récit, le roi, jugeant que Josselin pourrait rendre de grands services à son royaume, et voulant se fortifier de son assistance, lui donna la ville de Tibériade avec tout son territoire, pour être possédée par lui à perpétuité. Ou dit que, tant qu’il occupa cette ville et ses dépendances, Josselin les gouverna avec autant de vigueur que de sagesse, et qu’il agrandit considérablement ses possessions. La ville de Tyr était encore au pouvoir des infidèles. A l’exemple de son prédécesseur, Josselin ne cessa, dit-on, de fatiguer les habitants de cette cité par les expéditions qu’il dirigeait contre eux. Quoiqu’il en fût séparé par les montagnes, qui semblaient encore accroître la distance, il pénétrait souvent sur leur territoire, et cherchait à leur faire toutes sortes de dommages.

[1114] L’an onze cent quatorze de l’incarnation du Seigneur, la Syrie entière fut ébranlée par un tremblement de terre si violent, qu’un grand nombre de villes et de bourgs en furent renversés de fond en comble, principalement dans la Cilicie, l’Isaurie et la Cœlésyrie. En Cilicie, la ville de Mamistra et plusieurs bourgs furent entièrement détruits : il ne resta que quelques faibles vestiges de la ville de Marésie et de sa banlieue. Les tours et les remparts étaient fortement secoués ; les édifices les plus élevés tombaient en ruines et écrasaient dans leur chute lui grand nombre de citoyens ; les villes les plus vastes ne présentaient plus que des monceaux de pierres, sous lesquels les malheureux habitants trouvaient leur tombeau. Le petit peuple, frappé de consternation, fuyait le séjour des villes, et abandonnait ses résidences ordinaires, de peur d’entre écrasé sous les ruines ; chacun espérait trouver le repos sous la voûta des cieux : mais alors même les malheureux, frappés d’un sentiment de terreur, ne pouvaient goûter un sommeil tranquille, et voyaient dans leurs songes les catastrophes qu’ils avaient redoutées dans leurs veilles. Cet horrible fléau ne se renferma point flans une seule contrée, et les provinces les plus reculées de l’Orient en furent également atteintes.

[1115] L’année suivante, Bursequin[20], très puissant satrape des Turcs, rassembla de nouveau une immense multitude de gens de sa nation, pénétra en ennemi sur le territoire d’Antioche, et, traversant toute cette province, alla établir son camp entre Alep et Damas, pour attendre les occasions favorables de diriger ses invasions vers l’une ou l’autre des contrées occupées par les Chrétiens. Cependant Doldequin, roi de Damas, ne voyait pas sans inquiétude cette expédition des Turcs : il craignait qu’ils ne se fussent rassemblés avec l’intention de l’attaquer ou de le troubler dans la possession de ses États, plus encore que pour combattre les Chrétiens, dont ils avaient souvent éprouvé les forces. Ses craintes étaient d’autant plus vives que les Turcs lui imputaient la mort de celui de leurs illustres chefs, dont j’ai déjà parlé, assassiné à Damas, et paraissaient croire qu’un tel meurtre n’avait pu être commis que de son consentement. Ayant donc appris leur arrivée, et se croyant pleinement assuré de leurs intentions, Doldequin envoya des députés chargés de présents magnifiques, tant au roi de Jérusalem qu’au prince d’Antioche, pour leur demander la paix avec les plus vives instances pendant un temps déterminé, s’engageant par serment, et même en livrant des otages, à se montrer fidèle allié des Chrétiens, tant du royaume de Jérusalem que de la principauté d’Antioche, durant tout le temps qui serait fixé par le traité.

Dans le même temps, le prince d’Antioche, voyant les Turcs établis fort près de ses États, et averti par quelques rapports qu’ils se disposaient à envahir son territoire, demanda au roi de venir promptement à son secours, et invita aussi Doldequin à s’avancer avec ses troupes, conformément au traité d’alliance qu’ils venaient de conclure. Le roi de Jérusalem, toujours plein de sollicitude pour le salut public, convoqua aussitôt ses chevaliers, et marcha en toute hâte, suivi d’une honorable escorte ; il rallia sur son chemin, le comte gons de Tripoli, et arriva en peu de jours au lieu où le prince d’Antioche avait rassemblé toutes ses forces. Doldequin, qui s’était trouvé plus voisin, était arrivé avant le roi, et avait réuni ses troupes à celles des Chrétiens, comme un fidèle allié. Les divers détachements, s’étant alors formés en un seul corps d’année, se dirigèrent tous ensemble vers la ville de Césarée, où l’on avait appris que les ennemis s’étaient rassemblés. Mais les Turcs, jugeant qu’ils ne pourraient soutenir une telle attaque sans courir les plus grands dangers, feignirent un mouvement de retraite, et parurent ne devoir plus revenir. L’armée coalisée se sépara, et chacun rentra dans ses propres domaines.

Tandis que le roi était retenu par cette nouvelle expédition dans les environs d’Antioche, les habitants d’Ascalon, se confiant en son absence, et assurés qu’il avait emmené à sa suite la plus grande partie des forces du royaume, saisirent cette occasion favorable pour aller mettre le siége devant la ville de Joppé. l’eu de temps auparavant, une flotte de soixante et dix navires était arrivée d’Égypte pour seconder leur entreprise ; ils la firent partir en avant, et lui donnèrent ordre d’aller occuper les rivages aux environs de Joppé, puis ils se mirent en marche, bannières déployées, au nombre de plusieurs milliers, et arrivèrent subitement sous les murs de la place. Les gens de la flotte, dés qu’ils eurent connaissance de l’approche de leurs alliés, débarquèrent sur le rivage pour se disposer à attaquer de plus près. Aussitôt la ville se trouva investie de tous côtés, et au premier signal, ils commencèrent à livrer assaut avec la plus grande vigueur. Les assiégés résistèrent bravement, quoiqu’ils fussent très peu nombreux, et n’eussent que des forces très inférieures à celles de leurs ennemis ; mais ils combattaient pour leurs femmes et leurs enfants, pour leur liberté, et surtout pour leur patrie, pour laquelle tout bon citoyen se fait honneur de mourir. Ils fortifièrent leurs tours et leurs murailles alitant que possible, et travaillèrent sans relâche à en défendre l’approche ou à repousser les assaillants, employant tour à tour les arcs et les balistes, et faisant pleuvoir sur eux des grêles de pierres qu’ils lançaient avec la main. Les Ascalonites se virent bientôt entièrement déçus dans leurs espérances. Ils avaient cru trouver une ville dépeuplée ; ils avaient fabriqué des échelles en longueur et en quantité suffisantes, dans la confiance de pouvoir s’en servir sans le moindre obstacle pour s’élancer sur les remparts. Mais comme les habitants de Joppé résistaient vigoureusement, les assiégeons n’avaient aucun moyen de dresser leurs échelles, et à peine leur était-il possible de lancer des traits contre ceux qui occupaient les tours. Ainsi, par la grâce du Seigneur, et s’appuyant sur ce puissant secours, les assiégés n’éprouvaient pas le moindre sentiment de crainte en présence de cette multitude d’ennemis. Les portes de la ville étaient en bois, et aucune d’elles n’avait de doublure en bronze ou en fer. Les assiégeons lancèrent des feux sur elles et les brûlèrent en partie, irais pas assez cependant pour faire violence aux habitants, ou : seulement rendre leur position plus critique. Enfin, au bout de quelques jours, voyant que leurs opérations n’avançaient pas, et craignant que le peuple des environs ne se soulevât pour porter secours aux assiégés, les Ascalonites levèrent le siège et retournèrent chez eux. La flotte en même temps profita d’un vent favorable pour se retirer dans le port de Tyr.

Dix jours après, les gens d’Ascalon voulant de nouveau tenter s’ils ne pourraient surprendre à l’improviste ceux de Joppé, sortirent secrètement de leur ville, après avoir muni toutes leurs forces, marchèrent avec précaution et sans bruit, et vinrent inopinément se présenter une seconde fois sous les murs de Joppé. Mais les habitants de cette ville, accoutumés à de pareilles agressions, étaient salis cesse sur la défensive, et avaient toutes les nuits des patrouilles de garde qui se relevaient successivement et se tenaient toujours prêtes à la résistance. Dés qu’ils reconnurent que les ennemis venaient de nouveau leur apporter la guerre, tous les citoyens s’élancèrent à l’envi dans les tours et sur les murailles, et se disposèrent d’autant plus vigoureusement à se défendre, qu’ils furent bientôt assurés que les forces des assiégeants étaient cette fois fort inférieures à celles qu’ils avaient lors de leur première attaque. La flotte qui, précédemment, avait mis la ville en grand péril, n’était pas revenue, et il lui eût cité difficile de faire une seconde tentative. On annonçait aussi la prochaine arrivée du roi, et c’était pour les assiégés un nouveau motif de confiance. Ils se montrèrent donc animés d’un extrême courage, résistèrent avec plus de vigueur encore, et tuèrent beaucoup de monde à leurs ennemis qui les attaquaient avec vigueur. Après avoir livré assaut pendant sept heures consécutives sans pouvoir obtenir le moindre avantage, les Ascalonites donnèrent le signal de la retraite et s’en retournèrent chez eux.

Tandis que ces événements se passaient au centre même du royaume, Bursequin, dont j’ai déjà parlé, qui avait feint un mouvement de retraite et de fuite lors de l’arrivée du roi et des autres nobles réunis dans les environs d’Antioche, voyant qu’à la suite de son mouvement le roi, le prince d’Antioche et Doldequin s’étaient séparés pour rentrer chacun dans ses États et se livrer au soin de leurs affaires particulières, et présumant qu’il leur serait plus difficile de se rassembler une seconde fois ; Bursequin, dis je, recommença à ravager le territoire d’Antioche ; il parcourait tout le pays, incendiait les campagnes et les faubourgs, enlevait tout ce qu’il pouvait trouver en dehors des places fortifiées, et en accroissait son butin ; puis il divisait ses forces en détachements qu’il envoyait de tous côtés pour répandre partout la désolation et le carnage, et tous ceux que ces détachements rencontraient, marchant sans moyens de défense dans les champs ou sur les grands chemins, étaient aussitôt mis à mort ou emmenés en captivité. D’autres fois, dans le cours de leurs irruptions, ils occupaient les villes dépourvues de murailles, et souvent même ils allaient jusqu’à s’emparer de vive force des villes fermées. A Marrah et à Cafarda[21], ils firent tous les habitants prisonniers, tuèrent les uns, chargèrent les autres de fers, et rasèrent ensuite ces deux villes ; occupant ainsi tout le pays, chaque jour ils augmentaient leur butin ou emmenaient des Chrétiens en esclavage.

Cependant le prince d’Antioche, ayant appelé à son secours le comte d’Édesse, sortit de la place le 12 du mois de septembre, et arriva en toute hâte devant le bourg de Rugia avec les troupes qu’il avait levées. Il. expédia aussitôt des éclaireurs pour reconnaître exactement la position des ennemis, et lui-même s’occupa de disposer ses troupes en bon ordre, d’organiser ses bataillons, et de faire tons ses préparatifs pour combattre vigoureusement. Tandis qu’il se livrait avec zèle à ces arrangements, selon les règles de la science militaire, et avec l’assistance du fidèle comte d’Édesse, un exprès arriva en toute hâte et vint lui annoncer que les ennemis étaient campés dans la vallée de Sarmate. Toute l’armée accueillit cette nouvelle avec des transports de joie, comme si déjà elle était assurée de la victoire. Bursequin, de son côté, ayant appris l’arrivée de ses ennemis, organisa ses bataillons, fit prendre les armes à ses troupes et les exhorta à combattre avec vigueur. Voulant en même temps pourvoir à sa sûreté personnelle, il alla avec son frère et quelques-uns de ses familiers occuper une montagne voisine nommée Danis, avant que les nôtres fussent arrivés. De ce point élevé il lui était facile de suivre les mouvements de ses troupes, et de leur expédier, selon les circonstances, les ordres qu’il croirait nécessaires.

Tandis qu’il était occupé à ces dispositions préliminaires, notre armée commença à se montrer, marchant bannières déployées. Aussitôt qu’il reconnut les ennemis, le seigneur Baudouin, comte d’Édesse, qui formait l’avant-garde, à la tête de sa cohorte, s’élança vivement sur eux sans s’arrêter à compter leurs forces, et l’impétuosité de sa première attaque ébranla toute l’armée des infidèles. Les autres corps le suivirent de près, animés par un tel exemple, et se précipitèrent au milieu des rangs ennemis, les pressant dit glaive, et cherchant avec ardeur à tirer vengeance de tous les maux qu’avaient soufferts tous les pauvres habitants des campagnes et des villes. Les infidèles espérèrent d’abord résister au premier choc, et firent tous leurs efforts pour repousser les nôtres ; mais les forces qui les attaquaient, l’impétuosité et l’admirable vigueur des Chrétiens les frappèrent bientôt de stupeur ; le désordre se mit dans leurs rangs, et enfin ils prirent la fuite. Bursequin, voyant la défaite de ses troupes et les succès progressifs des nôtres du haut de la montagne où il s’était établi avec son frère et ses familiers, abandonna aussitôt sa bannière, son camp et tons ses bagages, et prit la fuite, pour sauver du moins sa personne. Les nôtres cependant, après avoir rompu les rangs de leurs ennemis, se mirent vivement à leur poursuite et les chassèrent devant eux sur une longueur d’environ deux milles, renversant et massacrant un nombre considérable de fuyards. Le prince d’Antioche, vainqueur, demeura sur le champ de bataille avec une partie des siens, et s’y maintint pendant deux jours pour attendre ceux de son armée qui avaient poursuivi l’ennemi dans diverses directions. Lorsqu’ils firent tous revenus, le prince fit rassembler sous ses yeux les dépouilles, et en fit une distribution équitable entre tous ceux qui avaient eu part à la victoire. Les ennemis, en abandonnant leur camp pour prendre la fuite, y avaient oublié et laissé des approvisionnements et des richesses de toutes sortes. Nos soldats rapportèrent aussi de tous côtés d’immenses dépouilles ; ils reprirent tous les Chrétiens que les ennemis avaient faits prisonniers et les renvoyèrent dans leurs domiciles, tous remplis de joie et ramenant avec eux leurs femmes, leurs enfants et leurs bestiaux. On dit que les ennemis perdirent plus de trois mille hommes dans cette affaire. Après cet heureux événement, le prince d’Antioche envoya en avant les chevaux, les mulets, tous les prisonniers qu’il avait faits et le riche butin dont il s’était emparé, et lui-même rentra en vainqueur dans Antioche aux applaudissements et aux cris de joie de toute la population.

Vers le même temps, le seigneur pape ayant appris les énormes malversations du patriarche Arnoul, et parfaitement instruit de toute l’irrégularité de sa conduite, envoya en Syrie, comme son légat, l’évêque d’Orange, homme vénérable et illustre par sa haute piété. Ce prélat, arrivé dans notre pays, convoqua aussitôt le conseil des évêques du royaume, cita Arnoul devant lui, et le déposa enfin de son siège pontifical en punition de ses péchés et en vertu, de l’autorité du siège apostolique. Arnoul, toujours plein de confiance en ce talent de séduction par lequel il parvenait à subjuguer presque tous les esprits, forcé de passer la mer, se hâta de se rendre au siège même de l’Église romaine. Là, trompant la religion du seigneur pape et de tous les membres de l’Église, tant à force de douces paroles qu’en prodiguant les plus riches présents, il parvint à rentrer en grâce auprès du Saint-Siège, revint à Jérusalem, se remit en possession du patriarcat, et continua de mener le genre de vie qui lui avait valu naguère sa déposition.

A cette époque le peuple chrétien ne possédait au-delà du Jourdain aucun point fortifié. Le roi, désirant reculer les limites de son royaume de ce côté, résolut de faire construire, avec l’aide du Seigneur, un fort dans la troisième Arabie, autrement appelée Syrie de Sobal, et d’y établir des habitants dont la présence servît à défendre le territoire adjacent, tributaire du royaume, contre les invasions de l’ennemi. Voulant accomplir au plus tôt ce dessein, il convoqua toutes, ses troupes, passa la mer Morte, traversa la seconde Arabie, qui a Pétra pour métropole ; et entra dans la troisième Arabie. Ayant trouvé, une colline qui lui parut propre à l’exécution de ses projets, il y fit construire une forteresse que sa position naturelle et les travaux d’art qu’il y ajouta rendaient également redoutable ; et dès que les ouvrages furent terminés, il assigna cette résidence à des compagnies de gens de pied et de chevaliers qu’il enrichit par la concession d’un vaste territoire. La nouvelle ville fût entourée de murailles, de tours, de remparts avancés, de fossés ; on l’approvisionna avec soin en armes, en vivres et en machines de guerre, et le roi, pour lui donner un nom qui rappelât la dignité de son origine et le titre de son fondateur, voulut qu’elle fût appelée Mont-Réal. Le lien où elle est située est remarquable par la fertilité élu sol, qui fournit en grande abondance du grain, du vin et de l’huile ; l’air y est sain, la position très agréable, et la forteresse domine et commande toute la contre environnante.

A peu près vers la même époque, le roi, vivement occupé des intérêts de la ville sainte et agréable à Dieu, autant due de toutes les autres affaires de son royaume, voyant cette cité dégarnie d’habitants, et souhaitant de la repeupler de manière qu’elle fût au moins en état de défendre ses tours et ses murailles contre les invasions subites de l’ennemi, cherchait avec anxiété les moyens d’y attirer une population d’hommes fidèles et dévoués au culte du Seigneur. Il méditait souvent sur ce sujet, et souvent s’en entretenait avec ceux qui l’entouraient. Lorsque la ville fut prise de vive force par les Chrétiens, les Gentils, qui y habitaient succombèrent presque tous sous le glaive ; et ceux qui échappèrent au massacre n’eurent pas la permission de demeurer dans l’intérieur de la cité. Les princes dévoués au service de Dieu pensèrent que ce serait une sorte de sacrilège d’accorder à ceux qui ne professaient pas la foi chrétienne l’autorisation de résider dans un lieu si vénérable, et cependant nos fidèles étaient si peu nombreux et si pauvres qu’à peine pouvaient-ils suffire à remplir l’une des rues de la ville. Les Chrétiens de Syrie qui, dès longtemps, habitaient à Jérusalem, et y étaient comptés comme citoyens, avaient éprouvé tant ale tribulations, supporté tant et tant de maux durant les hostilités, que leur nombre était extrêmement diminué et se trouvait presque réduit à rien depuis l’époque de l’entrée des Latins en Syrie, et ‘plus particulièrement encore depuis le moment ‘où l’armée des Croisés se mit en marche pour Jérusalem. Après la prise d’Antioche, les concitoyens de ces fidèles serviteurs de Dieu commencèrent à les accabler de toutes sortes de vexations ; sur la moindre parole, ils en faisaient périr un grand nombre, saris aucun égard pour Page ou pour le rang, et les tenaient dans un état continuel de suspicion, sous prétexte qu’ils ne cessaient, par lettres ou par messagers, d’inviter les princes d’Occident, dont on annonçait l’arrivée, à venir s’emparer de leur pays.

Le roi, souhaitant vivement de mettre un terme à cette désolation, cherchait avec le plus grand zèle les moyens d’y parvenir, lorsqu’il apprit qu’il y avait au-delà du Jourdain et en Arabie beaucoup de fidèles qui habitaient dans les campagnes, payaient tribut aux ennemis et vivaient sous des conditions très onéreuses. Il leur fit proposer de venir à Jérusalem, en leur promettant un sort plus doux. Attirés parle respect qu’ils avaient pour les lieux Saints, par leur affection pour leurs frères et par l’amour de la liberté, un grand nombre d’entre eux vinrent en peu de temps, conduisant à leur suite leurs femmes, leurs enfants, leur gros et menu bétail et toute leur famille : le roi les accueillit avec empressement. D’autres encore, qui n’avaient point été appelés, fuyant le joug d’une dure servitude, accoururent également pour venir habiter dans la ville que le Seigneur avait jugée digne de lui. Le roi leur assigna les quartiers qui paraissaient avoir le plus besoin de ce renfort de population et donna à chacun un domicile assuré.

Le roi, vers le même temps, s’arrêta aussi à une résolution qui peut-être lui avait été d’abord inspirée par le clergé. Il envoya vers l’église de Rome des députés qu’il chargea de présenter quelques demandes au seigneur pape. Sa pétition avait pour objet d’obtenir que toutes les villes, toutes les provinces que le roi parviendrait à conquérir avec l’aide du Seigneur, et que, dans sa royale sollicitude, il soustrairait au pouvoir des ennemis par la force de ses armes, fussent entièrement soumises à l’autorité et au gouvernement de l’église de Jérusalem : Le siège apostolique lui transmit, au sujet de cette proposition, un rescrit que je crois devoir insérer dans cette histoire.

Pascal, serviteur des serviteurs de Dieu, au glorieux roi de Jérusalem, Baudouin, salut et bénédiction apostolique ! 

Les limites et les possessions des églises qui ont existé et qui existent encore dans votre pays ont été entièrement confondues par la longue et tyrannique domination des infidèles. Comme il nous est impossible de faire, de notre seul avis, des délimitations précises, nous avons jugé convenable de nous rendre à vos prièresattendu que vous n’avez cessé de vous dévouer de votre personne et en vous exposant aux plus grands dangers, affin de travailler à l’accroissement de l’église de Jérusalem, et de vous accorder en conséquence que toutes les villes que vous prendrez on que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l’autorité et au gouvernement de cette même église. Qu’ainsi donc les évêques de ces villes aient soin de rendre obéissance au patriarche comme à leur métropolitain ; que celui-ci s’appuie de leurs suffrages, de même qu’eux aussi puiseront une nouvelle force dans cette unanimité, et que leur union tourne au plus grand honneur de l’église de Jérusalem, afin que le Dieu tout-puissant soit glorifié par ces œuvres.

Donné à Saint-Jean-de-Latran, le cinq des ides de juillet[22].

Déjà, sur la demande du même roi, le seigneur pape Pascal avait accordé antérieurement un privilège sur le même sujet par lui rescrit adressé au patriarche Gibelin et à ses successeurs à perpétuité, et qui était rédigé dans les termes suivants :

Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très vénérable frère Gibelin, patriarche de Jérusalem, et à ses successeurs qui seront canoniquement pourvus à perpétuité ! 

Les mutations qui surviennent par la suite des temps changent aussi les royaumes de la terre, en sorte qu’il convient égaleraient, dans la plupart des provinces, de changer et de transporter sur d’autres points les limites des paroisses ecclésiastiques. Les circonscriptions des églises d’Asie furent déterminées dans les temps antiques ; elles ont été confondues par les irruptions des nations diverses qui professaient des cultes différents. Grâces soient rendues à Dieu de ce que, de notre temps, les cités d’Antioche et de Jérusalem, ainsi que les campagnes et les régions environnantes, ont été soumises à la puissance de princes chrétiens. Comme cet événement nous impose le devoir de concourir aussi à ces changements venus du ciel et de disposer, selon le temps, toutes les choses qu’il importe de mettre en ordre, nous concédons à l’église de Jérusalem toutes les villes et les provinces conquises par la grâce de Dieu et par le sang du très glorieux roi Baudouin et de ceux qui ont composé son armée. Ainsi, mon frère très chéri et co-évêque Gibelin, le présent décret vous confère à vous et à vos successeurs, et par vous à la sainte église de Jérusalem, le droit de diriger et gouverner, avec la puissance patriarcale ou métropolitaine, toutes les villes et les provinces que la grâce divine daignera à l’avenir soumettre à la domination du susdit roi, ou qu’elle lui a déjà soumises. Il est convenable en effet que l’église du sépulcre du Seigneur obtienne, selon les vœux des fidèles chevaliers, les honneurs qui lui sont dus, et que, délivrée du joug des Turcs ou des Sarrasins, elle soit dignement exaltée entre les mains des Chrétiens.

Le vénérable seigneur Bernard, patriarche d’Antioche, ayant appris ces nouvelles et jugeant que ces rescrits semblaient contenir une offense envers son église, éprouva un vif sentiment d’indignation et envoya des députés auprès de l’Église romaine, afin de porter ses plaintes à ce sujet, accusant, dans les lettres qu’il écrivit, le seigneur pape et l’église de Rome de l’affront qui était fait publiquement à son élise. Le pape, voulant calmer ce premier mouvement de colère, adressa au patriarche un rescrit conçu en ces termes :

Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son vénérable frère Bernard, patriarche d’Antioche, salut et bénédiction apostolique ! 

Quelque élevé que soit au dessus de tous les autres le siège apostolique que Pierre l’apôtre daigna distinguer et illustrer par la mort de son corps, on sait cependant que jadis les évêques de Rome et d’Antioche étaient unis par des liens de charité si puissants que jamais il ne survenait entre eux le moindre différend. Le même Pierre, en effet, avait illustré l’une et l’autre de ces églises. Il s’est écoulé depuis lors beaucoup de temps, pendant lequel la domination des infidèles a mis des obstacles à cette union dans l’a personne des chefs clés églises. Grâces soient rendues à Dieu de ce que de notre temps la principauté d’Antioche est rentrée sous la domination des Chrétiens ! Il est digne de nous, mon frère très chéri, que cette union de charité subsiste constamment entre nous, et nous désirons que votre esprit ne soit pas secrètement préoccupé de la crainte que nous voulions jamais opprimer l’église d’Antioche ou ne pas l’honorer suffisamment. Si donc nous avons écrit, soit à l’église d’Antioche, soit à celle de Jérusalem, quelque chose qui peut-être n’eût pas dû être écrit au sujet des circonscriptions des paroisses, ce ne saurait être ni par légèreté, ni par malice, et vous n’auriez point lieu d’y trouver un sujet de scandale à notre égard, mais ce serait plutôt parce que l’extrême éloignement des lieux et les changements de noms anciens, survenus dans les villes et dans les provinces, nous auraient peut-être trouvés ignorants ou induits dans quelque erreur. Au surplus nous avons toujours désiré et nous désirons toujours être pour tous nos frères un ministre de paix, et non de scandale, et conserver à toutes les églises les droits et les honneurs qui leur appartiennent.

Donné à Saint-Jean-de-Latran, le 7 des ides d’août[23].

Afin d’expliquer encore mieux sa pensée et de faire bien connaître les intentions qu’il avait eues en adressant au seigneur roi et à l’église de Jérusalem le rescrit que j’ai déjà rapporté, le pape expédia un nouveau rescrit au même patriarche Bernard ; il était conçu comme je vais le transcrire.

Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son co-évêque Bernard, patriarche d’Antioche, salut et bénédiction apostolique ! 

Ainsi que nous avons déjà écrit à votre fraternité dans une autre lettre, nous chérissons avec une entière charité et votre personne et l’église qui vous est confiée ; et, loin que nous voulions diminuer en rien les honneurs dus à votre dignité, nous désirons que la prééminence du patriarcat d’Antioche soit conservée, à l’aide du Seigneur, comme elle l’a été dans les temps passés, et qu’elle soit transmise intacte aux siècles futurs. Les concessions que nous avons faites à notre fils Baudouin, roi de Jérusalem, qui nous a intercédé par ses députés, ne doivent nullement alarmer votre charité, si vous voulez examiner avec soin le sens intime de nos lettres. Nous avons dit dans ce rescrit que les limites et les possessions des églises qui ont exista et qui existent encore dans ce pays ont été entièrement confondues par la longue et tyrannique, domination des infidèles. Comme il nous est impossible, avons-nous ajouté, de fixer, de notre seul avis, des délimitations précises, nous avons jugé convenable de nous rendre à vos prièresattendu que vous n’avez cessé de vous dévouer de votre personne et en vous exposant aux plus grands dangers, afin de travailler à l’accroissement de l’Église de Jérusalem, et de vous accorder en conséquence que toutes les villes que vous prendrez ou que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l’autorité et au gouvernement de cette même église. C’est encore dans le même sens qu’il faut entendre les paroles que nous avons adressées dans un autre écrit à Gibelin, patriarche de Jérusalem, de bienheureuse mémoire, au sujet des villes et des provinces conquises par la grâce de Dieu, par la sagesse du roi Baudouin, et par le sang des armées qui ont marché sous ses ordres. Quant aux églises auxquelles, on peut assigner des limites exactes, dont la circonscription et les possessions n’ont pas été confondues par une longue et tyrannique domination, et quant aux villes qui appartiennent à ces églises, nous voulons qu’elles demeurent soumises à l’église dont on sait qu’elles dépendent, en vertu d’un droit antique ; car nous ne voulons ni rabaisser la dignité de l’Église au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au profit de la dignité de l’Église.

Donné à Bénévent, le quinze des calendes d’avril[24].

En même temps le pape écrivit aussi au roi de Jérusalem, pour lui exposer flans quelle intention il avait donné son consentement aux demandes qu’il lui avait fait présenter et lui annoncer en outre qu’il n’entendait point que l’église d’Antioche fût injustement tracassée. Voici les termes de ce rescrit :

Pascal, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son très chéri Baudouin, illustre roi de Jérusalem, salut et bénédiction apostolique ! 

La concession que nous vous avons faite, sur votre demande, à l’effet que les villes quelconques que vous prendrez ou que vous avez prises sur les infidèles soient soumises à l’autorité et au gouvernement de l’église de Jérusalem, n’a pas médiocrement inquiété notre frère Bernard, le patriarche, aussi bien que toute l’église d’Antioche. Tandis que nous n’avons fait cette concession que pour les églises dont les limites et les possessions ont été confondues par la longue et tyrannique domination des infidèles, ils se plaignent que le patriarche de Jérusalem a envahi, de concert avec vous, les églises au sujet desquelles il est hors de doute qu’elles ont constamment appartenu au siége d’Antioche, même au temps des Turcs ou des Sarrasins, puisque leurs évêques, même opprimés sous la tyrannie des infidèles, ne cessaient pas de rendre obéissance au patriarche d’Antioche. En écrivant an susdit patriarche, nous avons maintenu l’indépendance de son patriarcat, et désirant qu’il demeure intact à l’avenir, tel qu’il a été institué depuis longtemps par nos ancêtres et qu’il s’est conservé dans les temps passés, nous invitons donc votre Vaillance, et par cette invitation nous l’engageons formellement à ne pas souffrir que de tels envahissements se renouvellent à l’avenir en une chose sur laquelle la vérité des faits est évidente. Que chaque église exerce donc ses droits dans l’étendue de sa juridiction. Il est certain en effet que nous ne pouvons agir contre les saintes constitutions de nos pères, et nous ne voulons pas non plus rabaisser la dignité de l’Église au profit du pouvoir des princes, ni mutiler le pouvoir des princes au profit de la dignité de l’Église, de peur que ; dans l’une on l’autre de ces circonstances, la paix de l’Église ne fût troublée, ce que Dieu veuille écarter ! Nous ordonnons aussi par le présent écrit à ceux qui composent le clergé de Jérusalem et qui eux-mêmes ont abandonné leurs possessions paternelles et leur propre patrie, pour se consacrer, à ce qu’on pense, au plus grand bien de l’Église et à des œuvres religieuses, de se contenter des droits qui appartiennent à l’église de Jérusalem et de ne point chercher, par injustice ou par audace, à usurper ceux qu’ils sauront de science certaine appartenir à l’église d’Antioche. Que le Seigneur tout-puissant vous protège de sa droite en toutes choses et vous, donne de triompher des ennemis de l’Église !

Donné à Saint-Jean-de-Latran, le quinze des calendes d’avril[25].

 [1116] L’année suivante[26], le roi, désirant prendre une connaissance plus exacte des contrées adjacentes, et examiner avec soin la position et l’état des provinces, prit avec lui des hommes qui connaissaient bien les localités, et l’escorte qu’il jugea nécessaire, et passa le Jourdain. Il traversa toute la Syrie de Sobal, franchit de vastes déserts, descendit vers la mer Rouge, et se rendit à Hélis, ville très antique, jadis très fréquentée par le peuple d’Israël, et où il y avait, suivant ce qui est écrit, douze fontaines et soixante-dix palmiers. Les habitants de ce lieu, instruits de la prochaine arrivée du roi, montèrent sur leurs petits navires, et se rendirent dans la mer voisine pour éviter la mort qu’ils redoutaient. Le roi, après avoir examiné ces lieux avec la plus grande attention, reprit la route qu’il venait de parcourir, et se rendit au Mont-Réal, forteresse qu’il avait fondée peu de temps auparavant. Il retourna de là à Jérusalem, où il fut saisi à l’improviste d’une maladie violente qui lui enleva bientôt toutes ses forces, et lui fit craindre de succomber à son mal. Sa conscience était bourrelée au sujet du second mariage qu’il avait contracté, après avoir injustement renvoyé sa femme légitime. Le cœur plein de componction, et repentant de cette conduite, il s’en ouvrit à des hommes religieux et craignant Dieu, confessa son crime, et promit d’en donner satisfaction. On lui conseilla alors de renvoyer sa seconde femme, de rappeler celle qu’il avait rejetée, et de la rétablir dans sa dignité royale. Il y consentit, et fit vœu de se conduire ainsi qu’on le lui prescrivait, s’il lui était permis de vivre plus, longtemps. En conséquence, il fit appeler la reine, et lui déclara tout ce qui s’était passé. Celle-ci avait déjà, quelque connaissance des mêmes faits pour en avoir ouï parler à plusieurs personnes ; cependant elle parut douloureusement affectée d’avoir été si audacieusement invitée à ce mariage, et séduite par les tromperies des princes chargés de lui en aller faire la proposition. Triste et profondément affligée, tain de l’affront qu’elle avait subi que de la perte de ses richesses, elle fit tous ses préparatifs pour retourner dans sa patrie, trois ans après être venue à Jérusalem pour s’unir au roi. Son retour plongea son fils dans la plus brande consternation, et lui inspira polir jamais une violente haine contre le royaume de Jérusalem et ses habitants. Tandis due tous les autres princes chrétiens de l’univers n’ont cessé de faire les plus grands efforts, soit de leur personne, soit par leurs immenses libéralités, pour protéger et faire prospérer notre royaume, comme une plante récemment sortie de terre, ce prince et ses successeurs n’ont pas même cherché jusqu’à ce jour à nous adresser une parole d’amitié ; et cependant ils pourraient nous assister, dans nos besoins, de leurs conseils ou de leurs secours plus facilement et plus commodément que tous les autres princes. Ils paraissent avoir conservé à jamais le souvenir de cette offense, et font injustement peser sur tout un peuple la peine d’une faute qu’ils ne devraient imputer qu’à un seul homme.

Le roi, s’étant relevé de sa maladie, voulut encore, dans le cours de la même année, chercher les moyens de réunir à son empire la ville de Tyr, la seule des villes maritimes qui fût encore occupée par les ennemis. Dans ce dessein, il fit construire un fort entre Ptolémaïs et Tyr, sur l’emplacement où Alexandre le Macédonien fit aussi, à ce qu’on rapporte, élever une citadelle qu’il nomma, de son nom, Alexandrie, et qu’il destina également à servir au siège de la même ville. Ce lieu était riche en sources, et se trouvait placé sur les bords de la mer, à cinq milles tout au plus de la ville de Tyr. Le roi fit rebâtir cette forteresse dans l’intention de pouvoir attaquer les Tyriens avec plus de succès, et de les harceler sans relâche. Ce lieu a presque changé de nom, et s’appelle aujourd’hui, par corruption, Scandalium. Alexandre est nommé Scandar en langue arabe, et Alexandrie Scandarium. Les gens du peuple ont changé l’r en l, et ont fait ainsi Scandalium.

[1117] L’année suivante[27], le roi, afin de rendre aux Égyptiens les maux qu’ils avaient fait souvent à son royaume, descendit en Égypte à la tête d’une nombreuse armée, s’empara de vive force de l’antique ville de Pharamie, et la livra au pillage à ses compagnons d’armes. Pharamie, ville très ancienne, est située sur les bords de la mer, non loin de l’embouchure du Nil que l’on appelle Carabeix[28]. Au dessus de cette embouchure, est la ville de Lampuis, également très ancienne, et qui fut souvent témoin des miracles que le Seigneur opéra par Moïse, son serviteur, en présence de Pharaon. Après avoir pris la ville de Pharamie, le roi se rendit vers les bouches du Nil, admira ses eaux qu’il n’avait point encore vues, et les examina avec d’autant plus d’intérêt que le Nil — dont la branche près de laquelle il se trouvait porte une partie de ses eaux jusqu’à la mer — est, dit-on, et selon une croyance commune, l’un des quatre fleuves du Paradis. Après avoir fait pêcher des poissons qui se trouvaient là en grande abondance, le roi retourna dans la ville que les troupes avaient occupée, fit préparer son repas, et mangea des poissons qu’on avait apprêtés. Au moment où il sortit de table, il se sentit pris de douleurs intérieures, une ancienne blessure se rouvrit, et bientôt il vit croître rapidement son mal, et commença à désespérer de sa vie. Des hérauts portèrent dans tout le camp l’ordre du départ. Le roi, se sentant de plus en plus souffrant, et ne pouvant monter à cheval, tant il était déjà affaibli, se fit faire aussitôt une litière, dans laquelle on l’établit, et où il demeura toujours fort agité. On continua cependant à marcher ; on traversa en partie le désert qui sépare l’Égypte de la Syrie, et l’on arriva à Laris[29], ville antique, située sur les bords de la mer, et chef-lieu de ces vastes solitudes. Le roi, vaincu par son mal, fut bientôt à toute extrémité, et mourut dans cette ville. Ses légions en deuil, et ne pouvant presque s’avancer, tant elles étaient accablées de douleur, transportèrent son corps à Jérusalem. On le fit entrer dans la ville le dimanche qu’on appelle des Rameaux, en passant par la vallée de Josaphat, dans laquelle le peuplé s’était rassemblé, selon sa coutume, pour célébrer ce jour de fête. Le roi fut enseveli avec la magnificence qui convenait à son rang, à côté de son frère, en dessous du Calvaire, et sur l’emplacement appelé Golgotha. Il mourut l’an onze cent dix-huit de l’incarnation du Seigneur et la dix-huitième année de son règne.

 

 

 Le Seigneur Templier Boémond dans L'ordre des Templiers Croisades


[1] Azet ou Asdod, jadis l’une des principales villes du pays des Philistins, située au bord de la mer, et réduite aujourd’hui à un misérable bourg qui porte le nom d’Esdud. Il parait qu’il y avait dans l’intérieur des terres, à peu de distance d’Asdod, une autre ville de même nom, mais moins considérable.

[2] En 1108.

[3] Au mois de septembre 1107.

[4] Il mourut à Canosa, vers la fin de février 1111, selon l’Art de vérifier les Dates, tandis que Guillaume de Tyr le fait mourir en 1109.

[5] Il y a ici une erreur ; Philippe Ier mourut le 29 juillet 1108.

[6] Ézéchiel, chap. 27, v. 9.

[7] Rois, liv. 3, chap. 5, v. 18.

[8] Le 17 mai 1109, selon l’Art de vérifier les Dates.

[9] Rois, liv. 3, chap. 5.

[10] Évangile selon S. Matthieu, chap. 11, v. 21.

[11] Évangile selon S. Marc, chap. 7, v. 24.

[12] L’an 1110, selon l’Art de vérifier les Dates.

[13] Aujourd’hui Rniah.

[14] Le 6 décembre 1112.

[15] Mandoud, sultan de Mosul.

[16] En 1113.

[17] Toghteghin, sultan de Damas, de l’an 1103 à l’an 1127.

[18] Roger, dit Bursa, ou La Bourse, était le fils, et non le frère de Robert Guiscard ; il fut duc de Pouille et de Calabre, de l’an 1085 à l’an 1111, mais la comtesse de Sicile dont il s’agit ici, et qui épousa le roi de Jérusalem, avait été femme de Roger Ier, comte de Sicile, frère de Robert Guiscard, et non de Roger La Bourse, son fils. Elle s’appelait Adèle ou Adélaïde, et était fille de Boniface Ier, marquis de Montferrat.

[19] Évangile selon S. Jean, chap. I, v. 16.

[20] Bourski.

[21] Dans la province d’Apamée, à quelques lieues de la rive droite de l’Oronte ; Cafarda est l’ancienne Caparreæ, et s’appelle aujourd’hui Kefar-tab.

[22] Le 11 juillet.

[23] Le 7 août.

[24] Le 18 mars.

[25] Le 18 mars.

[26] En 1116.

[27] En 1117.

[28] Près de l’ostium pelusiacum.

[29] El-Arish, sur l’emplacement de l’ancienne Rhinocorura.

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Du supplice des templiers et de l’extinction de cet ordre.

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Parmi les contradictions qui entrent dans le gouvernement de ce monde, ce n’en est pas une petite que cette institution de moines armés qui font vœu de vivre à la fois en anachorètes et en soldats.

On accusait les templiers de réunir tout ce qu’on reprochait à ces deux professions : les débauches et la cruauté du guerrier, et l’insatiable passion d’acquérir, qu’on impute à ces grands ordres qui ont fait vœu de pauvreté. Tandis qu’ils goûtaient le fruit de leurs travaux, ainsi que les chevaliers hospitaliers de saint Jean, l’ordre teutonique formé comme eux dans la Palestine, s’emparait au treizième siècle de la Prusse, de la Livonie, de la Courlande, de la Samogitie. Ces chevaliers teutons étaient accusés de réduire les ecclésiastiques comme les païens à l’esclavage, de piller leurs biens, d’usurper les droits des évêques, d’exercer un brigandage horrible ; mais on ne fait point le procès à des conquérants. Les templiers excitèrent l’envie, parce qu’ils vivaient chez leurs compatriotes avec tout l’orgueil que donne l’opulence, et dans les plaisirs effrénés que prennent des gens de guerre qui ne sont point retenus par le frein du mariage. La rigueur des impôts, et la malversation du conseil du roi Philippe le Bel dans les monnaies, excita une sédition dans Paris. Les templiers, qui avaient en garde le trésor du roi, furent accusés d’avoir eu part à la mutinerie ; et on a vu déjà que Philippe le Bel était implacable dans ses vengeances.

Les premiers accusateurs de cet ordre furent un bourgeois de Béziers, nommé Squin De Florian, et Noffo Dei Florentin, templier apostat, détenus tous deux en prison pour leurs crimes. Ils demandèrent à être conduits devant le roi, à qui seul ils voulaient révéler des choses importantes. S’ils n’avaient pas su quelle était l’indignation du roi contre les templiers, auraient-ils espéré leur grâce en les accusant ? Ils furent écoutés. Le roi sur leur déposition ordonne à tous les baillis du royaume, à tous les officiers, de prendre main forte, leur envoie un ordre cacheté, avec défense, sous peine de la vie, de l’ouvrir avant le 13 octobre. Ce jour venu, chacun ouvre son ordre ; il portait de mettre en prison tous les templiers. Tous sont arrêtés. Le roi aussitôt fait saisir en son nom les biens des chevaliers jusqu’à ce qu’on en dispose. Il paraît évident que leur perte était résolue très longtemps avant cet éclat. L’accusation et l’emprisonnement sont de 1309 mais on a retrouvé des lettres de Philippe le Bel au comte de Flandres, datées de Melun 1306 par lesquelles il le priait de se joindre à lui pour extirper les templiers.

Il fallait juger ce prodigieux nombre d’accusés. Le pape Clément V créature de Philippe, et qui demeurait alors à Poitiers, se joint à lui après quelques disputes sur le droit que l’église avait d’exterminer ces religieux, et le droit du roi de punir des sujets. Le pape interrogea lui-même soixante et douze chevaliers ; des inquisiteurs, des commissaires délégués procèdent partout contre les autres. Les bulles sont envoyées chez tous les potentats de l’Europe pour les exciter à imiter la France. On s’y conforme en Castille, en Aragon, en Sicile, en Angleterre ; mais ce ne fut qu’en France qu’on fit périr ces malheureux. Deux cent et un témoins les accusèrent de renier Jésus-Christ en entrant dans l’ordre, de cracher sur la croix, d’adorer une tête dorée montée sur quatre pieds. Le novice baisait le profès qui le recevait, à la bouche, au nombril, et à des parties qui paraissent peu destinées à cet usage. Il jurait de s’abandonner à ses confrères. Voilà, disent les informations conservées jusqu’à nos jours, ce qu’avouèrent soixante et douze templiers au pape même, et cent quarante et un de ces accusés à frère Guillaume cordelier inquisiteur dans Paris, en présence de témoins. On ajoute que le grand-maître de l’ordre même, le grand-maître de Chypre, les maîtres de France, de Poitou, de Vienne, de Normandie, firent les mêmes aveux à trois cardinaux délégués par le pape.

Ce qui est indubitable, c’est qu’on fit subir les tortures les plus cruelles à plus de cent chevaliers, qu’on en brûla vifs cinquante-neuf en un jour près de l’abbaye saint Antoine de Paris, et que le grand-maître Jean de Molay, et Gui frère du dauphin d’Auvergne, deux des principaux seigneurs de l’Europe, l’un par sa dignité, l’autre par sa naissance, furent aussi jetés vifs dans les flammes à l’endroit où est à présent la statue équestre du roi Henri IV. Ces supplices dans lesquels on fait mourir tant de citoyens d’ailleurs respectables, cette foule de témoins contre eux, ces nombreuses dépositions des accusés mêmes, semblent des preuves de leur crime, et de la justice de leur perte. Mais aussi que de raisons en leur faveur !

Premièrement, de tous ces témoins qui déposent contre les templiers, la plupart n’articulent que de vagues accusations. Secondement, très peu disent que les templiers reniaient Jésus-Christ. Qu’auraient-ils en effet gagné en maudissant une religion qui les nourrissait, et pour laquelle ils combattaient ? Troisièmement, que plusieurs d’entre eux, témoins et complices des débauches des princes, et des ecclésiastiques de ce temps-là, eussent marqué quelquefois du mépris pour les abus d’une religion tant déshonorée en Asie, et en Europe ; qu’ils en eussent parlé dans des moments de liberté, comme on disait que Boniface VIII en parlait ; c’est un emportement de jeunes gens dont certainement l’ordre n’est point comptable. Quatrièmement, cette tête dorée qu’on prétend qu’ils adoraient, et qu’on gardait à Marseille, devait leur être représentée. On ne se mit seulement pas en peine de la chercher, et il faut avouer qu’une telle accusation se détruit d’elle-même.

Cinquièmement la manière infâme dont on leur reprochait d’être reçus dans l’ordre, ne peut avoir passé en loi parmi eux. C’est mal connaître les hommes de croire qu’il y ait des sociétés qui se soutiennent par les mauvaises mœurs, et qui fassent une loi de l’impudicité. On veut toujours rendre sa société respectable à qui veut y entrer. Je ne doute nullement que plusieurs jeunes templiers ne s’abandonnassent à des excès qui de tout temps ont été le partage de la jeunesse ; et ce sont de ces vices qu’il vaut beaucoup mieux ignorer que punir. Sixièmement, si tant de témoins ont déposé contre les templiers, il y eut aussi beaucoup de témoignages étrangers en faveur de l’ordre.

Septièmement, si les accusés vaincus par les tourments qui font dire le mensonge comme la vérité, ont confessé tant de crimes, peut-être ces aveux sont-ils autant à la honte des juges qu’à celle des chevaliers. On leur promettait leur grâce pour extorquer leur confession.

Huitièmement, les cinquante-neuf qu’on brûla vifs, prirent Dieu à témoin de leur innocence, et ne voulurent point la vie qu’on leur offrait à condition de s’avouer coupables. Neuvièmement, soixante et quatorze templiers non accusés entreprirent de défendre l’ordre, et ne furent point écoutés.

Dixièmement, lorsqu’on lut au grand-maître sa confession rédigée devant les trois cardinaux, ce vieux guerrier qui ne savait ni lire ni écrire, s’écria qu’on l’avait trompé, que l’on avait écrit une autre déposition que la sienne, que les cardinaux ministres de cette perfidie, méritaient qu’on les punit, comme les turcs punissent les faussaires en leur fendant le corps et la tête en deux. Onzièmement, on eût accordé la vie à ce grand-maître, et à Gui frère du dauphin d’Auvergne, s’ils avaient voulu se reconnaître coupables publiquement, et on ne les brûla que parce qu’appelés en présence du peuple sur un échafaud pour avouer les crimes de l’ordre, ils jurèrent que l’ordre était innocent. Cette déclaration qui indigna le roi, leur attira leur supplice, et ils moururent en invoquant en vain la vengeance céleste contre leurs persécuteurs.

Cependant, en conséquence de la bulle du pape et de leurs grands biens, on poursuivit les templiers dans toute l’Europe, mais en Allemagne ils surent empêcher qu’on ne saisit leurs personnes. Ils soutinrent en Aragon des siéges dans leurs châteaux. Enfin le pape abolit l’ordre de sa seule autorité, dans un consistoire secret, pendant le concile de Vienne. Partagea qui put leurs dépouilles. Les rois de Castille et d’Aragon s’emparèrent d’une partie de leurs biens, et en firent part aux chevaliers de Calatrava. On donna les terres de l’ordre en France, en Italie, en Angleterre, en Allemagne, aux hospitaliers nommés alors chevaliers de Rhodes, parce qu’ils venaient de prendre cette île sur les turcs, et l’avaient su garder avec un courage qui méritait au moins les dépouilles des chevaliers du temple pour leur récompense. Denis roi de Portugal institua en leur place l’ordre des chevaliers du Christ, ordre qui devait combattre les maures, mais qui étant devenu depuis un vain honneur, a cessé même d’être honneur à force d’être prodigué.

Philippe le Bel se fit donner deux cent mille livres, et Louis Hutin son fils prit encore soixante mille livres sur les biens des templiers. Le sincère et l’exact Dupuis dit que le pape ne s’oublia pas dans le partage. Il faut considérer un événement qui se passait dans le même temps, qui fait plus d’honneur à la nature humaine, et qui a fondé une république invincible.

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De Philippe le Bel et de Boniface VIII.

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Le temps de Philippe le Bel, qui commença son règne en 1285 fut une grande époque en France, par l’admission du tiers état aux assemblées de la nation, par l’institution des tribunaux suprêmes nommés parlements, par la première érection d’une nouvelle pairie faite en faveur du duc de Bretagne, par l’abolition des duels en matière civile, par la loi des apanages restreints aux seuls héritiers mâles. Nous nous arrêterons à présent à deux autres objets, aux querelles de Philippe Le Bel avec le pape Boniface VIII et à l’extinction de l’ordre des templiers.

Nous avons déjà vu que Boniface VIII de la maison des Caietans, était un homme semblable à Grégoire VII, plus savant encore que lui dans le droit canon, non moins ardent à soumettre les puissances à l’église, et toutes les églises au saint siége. Les factions gibeline et guelfe divisaient plus que jamais l’Italie. Les gibelins étaient originairement les partisans des empereurs ; et l’empire alors n’étant qu’un vain nom, les gibelins se servaient toujours de ce nom pour se fortifier et pour s’agrandir. Boniface fut longtemps gibelin quand il fut particulier, et on peut bien juger qu’il fut guelfe  quand il devint pape. On rapporte qu’un premier jour de carême, donnant les cendres à un archevêque de Gènes, il les lui jeta au nez, en lui disant ; souviens-toi que tu es gibelin, au lieu de lui dire, souviens-toi que tu es homme. La maison des Colonnes, premiers barons romains, qui possédait des villes au milieu du patrimoine de saint Pierre, était de la faction gibeline. Leur intérêt était avec les papes le même que celui des seigneurs allemands avec l’empereur, et des français avec le roi de France. Le pouvoir des seigneurs de fief s’opposait partout au pouvoir souverain.

Les autres barons voisins de Rome étaient dans le même cas ; ils s’unissaient avec les rois de Sicile, et avec les gibelins des villes d’Italie. Il ne faut pas s’étonner si le pape les persécuta, et en fut persécuté. Presque tous ces seigneurs avaient à la fois des diplômes de vicaires du saint siége, et de vicaires de l’empire, source nécessaire de guerres civiles, que le respect de la religion ne put jamais tarir, et que les hauteurs de Boniface VIII ne firent qu’accroître.

Ces violences n’ont pu finir que par les violences encore plus grandes d’Alexandre VI plus de cent ans après. Le pontificat du temps de Boniface VIII n’était plus maître de tout le pays qu’avait possédé Innocent III de la mer Adriatique au port d’Ostie. Il en prétendait le domaine suprême : il possédait quelques villes en propre : c’était une puissance au rang des plus médiocres. Le grand revenu des papes consistait dans ce que l’église universelle leur fournissait, dans les décimes qu’ils recueillaient souvent du clergé, dans les dispenses, dans les taxes. Une telle situation devait porter Boniface à ménager une puissance qui pouvait le priver d’une partie de ces revenus, et fortifier contre lui les gibelins. Aussi dans le commencement même de ses démêlés avec le roi de France, il fit venir en Italie Charles de Valois frère de Philippe, qui arriva avec quelque gendarmerie : il lui fit épouser la petite-fille de Baudouin second empereur de Constantinople dépossédé, et nomma solennellement Valois empereur d’orient ; de sorte qu’en deux années il donna l’empire d’orient, celui d’occident, et la France ; car nous avons déjà remarqué (au chapitre 42e) qu’en 1303 ce pape réconcilié avec Albert d’Autriche, lui fit un don de la France. Il n’y eut de ces trois présents que celui de l’empire d’Allemagne qui fût reçu, parce qu’Albert le possédait en effet.

Le pape avant sa réconciliation avec l’empereur, avait donné à Charles de Valois un autre titre, celui de vicaire de l’empire en Italie, et principalement en Toscane. Il pensait, puisqu’il nommait les maîtres, devoir à plus forte raison nommer les vicaires. Aussi Charles de Valois, pour lui plaire, persécuta violemment le parti gibelin à Florence. C’est pourtant précisément dans le temps que de Valois lui rend ce service, qu’il outrage, et qu’il pousse à bout le roi de France son frère. Rien ne prouve mieux que la passion et l’animosité l’emportent souvent sur l’intérêt même.

Philippe Le Bel, qui voulait dépenser beaucoup d’argent, et qui en avait peu, prétendait que le clergé, comme l’ordre de l’état le plus riche, devait contribuer aux besoins de la France sans la permission de Rome. Le pape voulait avoir l’argent d’une décime accordée pour le secours de la terre sainte, qui n’était plus secourable, et qui était sous le pouvoir d’un descendant de Gengis Khân ; le roi prenait cet argent pour faire en Guyenne la guerre qu’il eut en 1301 et 1302 contre le roi d’Angleterre Édouard. Ce fut le premier sujet de la querelle. L’entreprise d’un évêque de la ville de Pamiers aigrit ensuite les esprits. Cet homme avait cabalé contre le roi dans son pays, qui ressortissait alors de la couronne, et le pape aussitôt le fit son légat à la cour de Philippe. Ce sujet, revêtu d’une dignité, qui, selon la cour romaine, le rendait égal au roi même, vint à Paris braver son souverain, et le menacer de mettre son royaume en interdit. Un séculier qui se fût conduit ainsi, aurait été puni de mort. Il fallut user de grandes précautions pour s’assurer seulement de la personne de l’évêque. Encore fallut-il le remettre entre les mains de son métropolitain l’archevêque de Narbonne.

Aussitôt arrive cette bulle du pape, dans laquelle il est dit que le vicaire de Jésus-Christ est établi sur les rois et les royaumes de la terre avec un plein pouvoir. L’ordre du pape est intimé à tous les évêques de France de se rendre à Rome. Un nonce, simple archidiacre de Narbonne, vient présenter au roi cette bulle et ces ordres, et lui dénoncer qu’il ait à reconnaître, ainsi que tous les autres princes, qu’il tient sa couronne du pape. On répondit à cet outrage par une modération qui paraissait n’être pas du caractère de Philippe. On se contenta de jeter la bulle au feu, de renvoyer le nonce dans son pays, et de défendre aux évêques de sortir de France. Il y en eut pourtant au moins quarante, et plusieurs chefs d’ordre qui allèrent à Rome. Le roi fut donc obligé de convoquer les états généraux, pour faire décider en effet que l’évêque de Rome n’était pas roi de France. Le cardinal Le Moine, français de naissance, qui n’avait plus d’autre patrie que Rome, vint à Paris pour négocier ; et s’il ne pouvait réussir, pour excommunier le royaume. Ce nouveau légat avait ordre de mener à Rome le confesseur du roi, qui était dominicain, afin qu’il y rendit compte de sa conduite et de celle de Philippe. Tout ce que l’esprit humain peut inventer pour élever la puissance du pape, était épuisé ; les évêques soumis à lui ; de nouveaux ordres de religieux relevant immédiatement du saint siége, portant partout son étendard ; un roi qui confesse ses plus secrètes pensées, ou du moins qui passe pour les confesser à un de ces moines ; et enfin ce confesseur sommé par le pape son maître d’aller rendre compte à Rome de la conscience du roi son pénitent. Cependant Philippe ne plia point. Il fait saisir le temporel de tous les prélats absents. Les états généraux appellent au futur concile et au futur pape. Ce remède même tenait un peu de la faiblesse. Car appeler au pape, c’était reconnaître son autorité ; et quel besoin les hommes ont-ils d’un concile et d’un pape pour savoir que chaque gouvernement est indépendant, et qu’on ne doit obéir qu’aux lois de sa patrie ?

Alors le pape ôte à tous les corps ecclésiastiques de France le droit des élections, aux universités les grades, le droit d’enseigner, comme s’il révoquait une grâce qu’il eût donnée. Ces armes étaient faibles ; il voulut en vain y joindre celles de l’empire d’Allemagne. Albert d’Autriche n’était pas assez puissant. Le roi de France eut toute la liberté de traiter le pape en prince ennemi. Il se joignit à la maison des Colonnes. Guillaume de Nogaret passe en Italie sous des prétextes plausibles, lève secrètement quelques cavaliers, donne rendez-vous à Sciarra Colonna. On surprend le pape dans Anagnie, ville de son domaine, où il était né ; on crie ; meure le pape, et vivent les français ! Le pontife ne perdit point courage. Il revêtit la chape, mit sa tiare en tête, et portant les clefs dans une main et la croix dans l’autre, il se présenta avec majesté devant Colonna et Nogaret. Il est fort douteux que Colonna ait eu la brutalité de le frapper. Les contemporains disent qu’il lui criait, tyran, renonce à la papauté que tu déshonores, comme tu as fait renoncer Célestin. Boniface répondit fièrement, je suis pape, et je mourrai pape. Les français pillèrent sa maison et ses trésors. Mais après ces violences, qui tenaient plus du brigandage que de la justice d’un grand roi, les habitants d’Anagnie, ayant reconnu le petit nombre des français, furent honteux d’avoir laissé leur compatriote et leur pontife dans les mains des étrangers. Ils les chassèrent. Boniface alla à Rome, méditant sa vengeance ; mais il mourut en arrivant.

Philippe le Bel poursuivait son ennemi jusque dans le tombeau. Il voulut faire condamner sa mémoire dans un concile. Il exigea de Clément V né son sujet, et qui siégeait dans Avignon, que le procès contre le pape son prédécesseur fût commencé dans les formes. On l’accusait d’avoir engagé le pape Célestin V son prédécesseur à renoncer à la chaire pontificale, d’avoir obtenu sa place par des voies illégitimes, et enfin d’avoir fait mourir Célestin en prison. Ce dernier fait n’était que trop véritable. Un de ses domestiques nommé Maffredo, et treize autres témoins, déposaient qu’il avait insulté plus d’une fois à la religion qui le rendait si puissant, en disant, ah que de biens nous a fait cette fable du Christ ! Qu’il niait en conséquence les mystères de la trinité, de l’incarnation, de la transsubstantiation. Ces dépositions se trouvent encore dans les enquêtes juridiques qu’on a recueillies.

Le grand nombre de témoins fortifie ordinairement une accusation, mais ici il l’affaiblit. Il n’y a point du tout d’apparence qu’un souverain pontife ait proféré devant treize témoins ce qu’on dit rarement à un seul. Clément V fut assez sage pour faire évanouir dans les délais une entreprise trop flétrissante pour l’église. Quelque temps après, un évènement qui eut encore sa source dans cet esprit vindicatif de Philippe le Bel, étonna l’Europe et l’Asie.

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Suite de la prise de Constantinople par les croisés.

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Ce gouvernement féodal de France avait produit, comme on l’a vu, bien des conquérants. Un pair de France duc de Normandie, avait subjugué l’Angleterre ; de simples gentilshommes la Sicile : et parmi les croisés, des seigneurs de France avaient eu pour quelque temps Antioche et Jérusalem. Enfin Baudouin, pair de France et comte de Flandres, avait pris Constantinople. Nous avons vu les mahométans d’Asie céder Nicée aux empereurs grecs fugitifs. Ces mahométans même s’alliaient avec les grecs contre les francs et les latins leurs communs ennemis ; et pendant ces temps-là les irruptions des tartares dans l’Asie et dans l’Europe empêchaient les musulmans d’opprimer ces grecs. Les francs, maîtres de Constantinople, élisaient leurs empereurs ; les papes les confirmaient.

Pierre de Courtenay, comte d’Auxerre, de la maison de France, ayant été élu, fut couronné et sacré dans Rome par le pape Honorius III. Les papes se flattaient alors de donner les empires d’orient et d’occident. On a vu ce que c’était que leur droit sur l’occident, et combien de sang coûta cette prétention. à l’égard de l’orient, il ne s’agissait guère que de Constantinople, d’une partie de la Thrace et de la Thessalie. Cependant le patriarche latin, tout soumis qu’il était au pape, prétendait qu’il n’appartenait qu’à lui de couronner ses maîtres, tandis que le patriarche grec siégeant tantôt à Nicée, tantôt à Andrinople, anathématisait et l’empereur latin, et le patriarche de cette communion, et le pape même. C’était si peu de chose que cet empire latin de Constantinople, que Pierre De Courtenay, en revenant de Rome, ne put éviter de tomber entre les mains des grecs, et après sa mort ses successeurs n’eurent précisément que la ville de Constantinople et son territoire. Des français possédaient l’Achaïe ; les vénitiens avaient la Morée.

Constantinople autrefois si riche, était devenue si pauvre, que Baudouin II (j’ai peine à le nommer empereur) mit en gage pour quelque argent entre les mains des vénitiens la couronne d’épines de Jésus-Christ, ses langes, sa robe, sa serviette, son éponge, et beaucoup de morceaux de la vraie croix. Saint Louis retira ces gages des mains des vénitiens, et les plaça dans la sainte chapelle de Paris, avec d’autres reliques, qui sont des témoignages de piété plutôt que de la connaissance de l’antiquité. On vit ce Baudouin II venir en 1245 au concile de Lyon, dans lequel le pape Innocent IV  excommunia si solennellement Frédéric II.

Il y implora vainement le secours d’une croisade, et ne retourna dans Constantinople que pour la voir enfin retomber au pouvoir des grecs ses légitimes possesseurs. Michel Paléologue, empereur et tuteur du jeune empereur Lascaris, reprit la ville par une intelligence secrète. Baudouin s’enfuit ensuite en France, où il vécut de l’argent que lui valut la vente de son marquisat de Namur qu’il fit au roi saint Louis. Ainsi finit cet empire des croisés. Les grecs rapportèrent leurs mœurs dans leur empire. L’usage recommença de crever les yeux. Michel Paléologue se signala d’abord en privant son pupille de la vue et de la liberté. On se servait auparavant d’une lame de métal ardente : Michel employa le vinaigre bouillant, et l’habitude s’en conserva ; car la mode entre jusques dans les crimes.

Paléologue ne manqua pas de se faire absoudre solennellement de cette cruauté par son patriarche et par ses évêques, qui répandaient des larmes de joie, dit-on, à cette pieuse cérémonie. Paléologue se frappait la poitrine, demandait pardon à Dieu, et se gardait bien de délivrer de prison son pupille et son empereur. Quand je dis que la superstition rentra dans Constantinople avec les grecs, je n’en veux pour preuve que ce qui arriva en 1284. Tout l’empire était divisé entre deux patriarches.

L’empereur ordonna, que chaque parti présenterait à Dieu un mémoire de ses raisons dans sainte Sophie, qu’on jetterait les deux mémoires dans un brasier béni, et qu’ainsi la volonté de Dieu se déclarerait. Mais la volonté céleste ne se déclara qu’en laissant brûler les deux papiers, et abandonna les grecs à leurs querelles ecclésiastiques.

L’empire d’orient reprit cependant un peu de vie. La Grèce lui était jointe avant les croisades ; mais il avait perdu presque toute l’Asie Mineure et la Syrie. La Grèce en fut séparée après les croisades, mais un peu de l’Asie Mineure restait.

Tout le reste de cet empire était possédé par des nations nouvelles. L’Égypte était devenue la proie de la milice des mamelucks, composée d’abord d’esclaves et ensuite de conquérants. C’étaient des soldats ramassés des côtes septentrionales de la mer Noire : et cette nouvelle forme de brigandage s’était établie du temps de la captivité de saint Louis. Le califat touchait à sa fin dans ce treizième siècle, tandis que l’empire de Constantin  penchait vers la sienne. Vingt usurpateurs nouveaux déchiraient de tous côtés la monarchie fondée par Mahomet, en se soumettant à sa religion. Et enfin ces califes de Babylone, nommés les califes abbassides, furent entièrement détruits par la famille de Gengis Khân.

Il y eut ainsi dans les douzième et treizième siècles une suite de dévastations non interrompue dans tout l’hémisphère. Les nations se précipitèrent les unes sur les autres par des émigrations prodigieuses, qui ont établi peu à peu de grands empires. Car tandis que les croisés fondaient sur la Syrie, les turcs minaient les arabes ; et les tartares parurent enfin, qui tombèrent sur les turcs, sur les arabes, sur les indiens, sur les chinois. Ces tartares conduits par Gengis Khân et par ses fils, changèrent la face de toute la grande Asie, tandis que l’Asie Mineure et la Syrie étaient le tombeau des francs et des sarrasins.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |1 Commentaire »

De saint Louis et de la dernière croisade.

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Louis IX paraissait un prince destiné à réformer l’Europe, si elle avait pu l’être, à rendre la France triomphante et policée, et à être en tout le modèle des hommes. Sa piété, qui était celle d’un anachorète, ne lui ôta aucune vertu de roi. Sa libéralité ne déroba rien à une sage économie. Il sut accorder une politique profonde avec une justice exacte : et peut-être est-il le seul souverain qui mérite cette louange : prudent et ferme dans le conseil, intrépide dans les combats sans être emporté, compatissant comme s’il n’avait jamais été que malheureux.

Il n’est pas donné à l’homme de porter plus loin la vertu.

Il avait conjointement avec la régente sa mère qui savait régner, réprimé l’abus de la juridiction trop étendue des ecclésiastiques. Ils voulaient que les officiers de justice saisissent les biens de quiconque était excommunié, sans examiner si l’excommunication était juste ou injuste. Le roi distinguant très sagement entre les lois civiles auxquelles tout doit être soumis, et les lois de l’église dont l’empire doit ne s’étendre que sur les consciences, ne laissa pas plier les lois du royaume sous cet abus des excommunications. Ayant dès le commencement de son administration, contenu les prétentions des évêques et des laïcs dans leurs bornes, il avait réprimé les factions de la Bretagne : il avait gardé une neutralité prudente entre les emportements de Grégoire IX et les vengeances de Frédéric II.

Son domaine déjà fort grand, s’était accru de plusieurs terres qu’il avait achetées. Les rois de France avaient alors pour revenus leurs biens propres, et non ceux des peuples. Leur grandeur dépendait d’une économie bien entendue, comme celle d’un seigneur particulier.

Cette administration l’avait mis en état de lever de fortes armées contre le roi d’Angleterre Henri III et contre des vassaux de France unis avec l’Angleterre. Henri III moins riche, moins obéi de ses anglais, n’eut ni d’aussi bonnes troupes, ni d’aussitôt prêtes. Louis le battit deux fois, et surtout à la journée de Taillebourg en Poitou. Le roi anglais s’enfuit devant lui. Cette guerre fut suivie d’une paix utile. Les vassaux de France rentrés dans leur devoir, n’en sortirent plus. Le roi n’oublia pas même d’obliger l’anglais à payer cinq mille livres sterling pour les frais de la campagne. Quand on songe qu’il n’avait pas vingt-quatre ans lorsqu’il se conduisit ainsi, et que son caractère était fort au-dessus de sa fortune, on voit ce qu’il eût fait, s’il fût demeuré dans sa patrie, et on gémit que la France ait été si malheureuse par ces vertus mêmes, qui devaient faire le bonheur du monde.

L’an 1244 Louis attaqué d’une maladie violente, crut, dit-on, dans une léthargie, entendre une voix qui lui ordonnait de prendre la croix contre les infidèles. à peine put-il parler qu’il fit vœu de se croiser. La reine sa mère, la reine sa femme, son conseil, tout ce qui l’approchait, sentit le danger de ce vœu funeste. L’évêque de Paris même lui en représenta les dangereuses conséquences ; mais Louis regardait ce vœu comme un lien sacré, qu’il n’était pas permis aux hommes de dénouer. Il prépara pendant quatre années cette expédition. Enfin laissant à sa mère le gouvernement du royaume, il part avec sa femme, et ses trois frères que suivent aussi leurs épouses ; presque toute la chevalerie de France l’accompagne. Il y eut dans l’armée près de trois mille chevaliers bannerets. Une partie de la flotte immense qui portait tant de princes et de soldats, part de Marseille, l’autre d’Aigues-mortes, qui n’est plus un port aujourd’hui.

On voit par les comptes de saint Louis combien ces croisades appauvrissaient la France. Il donnait au seigneur de Vallery huit mille livres pour trente chevaliers. Le connétable avait pour quinze chevaliers trois mille livres. L’archevêque de Reims et l’évêque de Langres recevaient chacun quatre mille livres pour quinze chevaliers que chacun d’eux conduisait. Cent soixante et deux chevaliers mangeaient aux tables du roi. Ces dépenses, et les préparatifs étaient immenses.

Si la fureur des croisades et la religion des serments avaient permis à la vertu de Louis  d’écouter la raison, non seulement il eût vu le mal qu’il faisait à son pays, mais l’injustice extrême de cet armement qui lui paraissait si juste. Le projet n’eût-il été que d’aller mettre les français en possession de Jérusalem, ils n’y avaient aucun droit. Mais on marchait contre le vieux et sage Mélecsala soudan d’Égypte, qui certainement n’avait rien à démêler avec le roi de France. Mélecsala était musulman : c’était là le seul prétexte de lui faire la guerre. Mais il n’y avait pas plus de raison à ravager l’Égypte parce qu’elle suivait les dogmes de Mahomet, qu’il n’y en aurait aujourd’hui à porter la guerre à la Chine, parce que la Chine est attachée à la morale de Confucius.

Louis mouilla dans l’île de Chypre : le roi de cette île se joint à lui. On aborde en Égypte. Le soudan d’Égypte ne possédait point Jérusalem. La Palestine alors était ravagée par les corasmins. Le sultan de Syrie leur abandonnait ce malheureux pays, et le calife de Bagdad toujours reconnu et toujours sans pouvoir ne se mêlait plus de ces guerres. Il restait encore aux chrétiens, Ptolémaïs, Tyr, Antioche, Tripoli. Leurs divisions les exposaient continuellement à être écrasés par les sultans turcs et par les corasmins.

Dans ces circonstances il est difficile de voir pourquoi le roi de France choisissait l’Égypte pour le théâtre de sa guerre. Le vieux Mélecsala malade demanda la paix : on la refusa. Louis était renforcé par de nouveaux secours arrivés de France, suivis de soixante mille combattants, obéi, aimé, ayant en tête des ennemis déjà vaincus, un soudan qui touchait à sa fin. Qui n’eût cru que l’Égypte et bientôt la Syrie seraient domptées ? Cependant la moitié de cette armée florissante périt de maladie ; l’autre moitié est vaincue près de la Massoure. Saint Louis voit tuer son frère Robert d’Artois. Il est pris avec ses deux autres frères, le comte d’Anjou et le comte de Poitiers. Ce n’était plus alors Mélecsala qui régnait en Égypte, c’était son fils Almoadan. Ce nouveau soudan avait certainement de la grandeur d’âme ; car le roi Louis lui ayant offert pour sa rançon et pour celle des prisonniers un million de besants d’or, Almoadan lui en remit la cinquième partie.

Ce soudan fut massacré par les mamelucks, dont son père avait établi la milice. Le gouvernement, partagé alors, semblait devoir être funeste aux chrétiens. Cependant le conseil égyptien continua de traiter avec le roi. Le sire de Joinville rapporte que ces émirs même proposèrent, dans une de leurs assemblées, de choisir Louis pour leur soudan.

Joinville était prisonnier avec le roi. Ce que raconte un homme de son caractère, a du poids sans doute. Mais qu’on fasse réflexion, combien dans un camp, dans une maison, on est mal informé des faits particuliers qui se passent dans un camp voisin, dans une maison prochaine ; combien il est hors de vraisemblance que des musulmans songent à se donner pour roi un chrétien ennemi, qui ne connaît ni leur langue, ni leurs mœurs, qui déteste leur religion, et qui ne peut être regardé par eux que comme un chef de brigands étrangers ; on verra que Joinville n’a rapporté qu’un discours populaire. Dire fidèlement ce qu’on a entendu dire, c’est souvent rapporter de bonne foi des choses au moins suspectes. Mais nous n’avons point la véritable histoire de Joinville ; ce n’est qu’une traduction infidèle qu’on fit du temps de François Ier d’un écrit qu’on n’entendrait aujourd’hui que très difficilement.

Je ne saurais guères encore concilier ce que les historiens disent de la manière dont les musulmans traitèrent les prisonniers. Ils racontent qu’on les faisait sortir un à un d’une enceinte où ils étaient renfermés, qu’on leur demandait s’ils voulaient renier Jésus-Christ, et qu’on coupait la tête à ceux qui persistaient dans le christianisme.

D’un autre côté ils attestent, qu’un vieil émir fit demander par interprète aux captifs, s’ils croyaient en Jésus-Christ ; et les captifs ayant dit qu’ils croyaient en lui : consolez-vous, dit l’émir ; puisqu’il est mort pour vous, et qu’il a su ressusciter, il saura bien vous sauver. Ces deux récits semblent un peu contradictoires ; et ce qui est plus contradictoire encore, c’est que ces émirs fissent tuer des captifs dont ils espéraient une rançon.

Au reste ces émirs s’en tinrent aux huit cent mille besants auxquels leur soudan avait bien voulu se restreindre pour la rançon des captifs. Et lorsqu’en vertu du traité, les troupes françaises qui étaient dans Damiette, rendirent cette ville, on ne voit point que les vainqueurs fissent le moindre outrage aux femmes. On laissa partir la reine et ses belles-sœurs avec respect. Ce n’est pas que tous les soldats musulmans fussent modérés. Le vulgaire en tout pays est féroce. Il y eut sans doute beaucoup de violences commises, des captifs maltraités et tués. Mais enfin j’avoue que je suis étonné que le soldat mahométan n’exterminât pas un plus grand nombre de ces étrangers, qui des ports de l’Europe étaient venus sans aucune raison ravager les terres de l’Égypte.

Saint Louis, délivré de captivité, se retire en Palestine, et y demeure près de quatre ans avec les débris de ses vaisseaux et de son armée. Il va visiter Nazareth, au lieu de retourner en France, et enfin ne revient dans sa patrie qu’après la mort de la reine Blanche sa mère ; mais il y rentre pour former une croisade nouvelle.

Son séjour à Paris lui procurait continuellement des avantages et de la gloire. Il reçut un honneur qu’on ne peut rendre qu’à un roi vertueux. Le roi d’Angleterre Henri III et ses barons le choisirent pour arbitre de leurs querelles. Il prononça l’arrêt en souverain ; et si cet arrêt qui favorisait Henri III ne put apaiser les troubles d’Angleterre, il fit voir au moins à l’Europe quel respect les hommes ont malgré eux pour la vertu. Son frère le comte d’Anjou dut à la réputation de Louis et au bon ordre de son royaume, l’honneur d’être choisi par le pape pour roi de Sicile.

Louis cependant augmentait ses domaines de l’acquisition de Namur, de Péronne, d’Avranches, de Mortagne, du Perche. Il pouvait ôter aux rois d’Angleterre tout ce qu’ils possédaient en France. Les querelles de Henri III et de ses barons lui facilitaient les moyens : mais il préféra la justice à l’usurpation. Il les laissa jouir de la Guyenne, du Périgord, du Limousin : mais il les fit renoncer pour jamais à la Touraine, au Poitou, à la Normandie, réunis à la couronne par Philippe Auguste. Ainsi la paix fut affermie avec sa réputation.

Il établit le premier la justice de ressort, et les sujets opprimés par les sentences arbitraires des juges des baronnies, commencèrent à pouvoir porter leurs plaintes à quatre grands baillages royaux créés pour les écouter. Sous lui des lettrés commencèrent à être admis aux séances de ces parlements, dans lesquels des chevaliers qui rarement savaient lire décidaient de la fortune des citoyens. Il joignit à la piété d’un religieux la fermeté éclairée d’un roi, en réprimant les entreprises de la cour de Rome par cette fameuse pragmatique qui conserve les anciens droits de l’église, nommés libertés de l’église gallicane.

Enfin treize ans de sa présence réparaient en France tout ce que son absence avait ruiné ; mais sa passion pour les croisades l’entraînait. Les papes l’encourageaient. Clément IV lui accordait une décime sur le clergé pour trois ans. Il part enfin une seconde fois, et à peu près avec les mêmes forces. Son frère, qu’il a fait roi de Sicile, doit le suivre. Mais ce n’est plus ni du côté de la Palestine, ni du côté de l’Égypte, qu’il tourne sa dévotion et ses armes. Il fait cingler sa flotte vers Tunis.

Les chrétiens de Syrie n’étaient plus la race de ces premiers francs établis dans Antioche et dans Tyr. C’était une génération mêlée de syriens, d’arméniens et d’européens. On les appelait poulains, et ces restes sans vigueur étaient pour la plupart soumis aux égyptiens. Les chrétiens n’avaient plus de villes fortes que Tyr et Ptolémaïs.

Les religieux templiers et hospitaliers, qu’on peut en quelque sens comparer à la milice des mamelucks, se faisaient entre eux, dans ces villes mêmes, une guerre si cruelle, que dans un combat de ces moines militaires, il ne resta aucun templier en vie.

Quel rapport y avait-il entre cette situation de quelques métifs sur les côtes de Syrie, et le voyage de saint Louis à Tunis ? Son frère Charles d’Anjou roi de Naples et de Sicile, ambitieux, cruel, intéressé, faisait servir la simplicité héroïque de Louis à ses desseins. Il prétendait que le roi de Tunis lui devait quelques années de tribut. Il voulait se rendre maître de ces pays : et saint Louis espérait, disent tous les historiens (je ne sais sur quel fondement) convertir le roi de Tunis. étrange manière de gagner ce mahométan au christianisme ! On fait une descente à main armée dans ses états, vers les ruines de Carthage.

Mais bientôt le roi est assiégé lui-même dans son camp par les maures réunis. Les mêmes maladies que l’intempérance de ses sujets transplantés et le changement de climat avaient attirées dans son camp en Égypte, désolèrent son camp de Carthage. Un de ses fils, né à Damiette pendant la captivité, mourut de cette espèce de contagion devant Tunis. Enfin le roi en fut attaqué ; il se fit étendre sur la cendre, et expira à l’âge de cinquante-cinq ans avec la piété d’un religieux et le courage d’un grand homme. Ce n’est pas un des moindres exemples des jeux de la fortune, que les ruines de Carthage aient vu mourir un roi chrétien, qui venait combattre des musulmans, dans un pays où Didon avait apporté les dieux des syriens. à peine est-il mort que son frère le roi de Sicile arrive. On fait la paix avec les maures, et les débris des chrétiens sont ramenés en Europe.

On ne peut guères compter moins de cent mille personnes sacrifiées dans les deux expéditions de saint Louis. Joignez les cent cinquante mille qui suivirent Frédéric Barberousse, les trois cent mille de la croisade de Philippe Auguste et de Richard, deux cent mille au moins au temps de Jean de Brienne ; comptez les cent soixante mille croisés qui avaient déjà passé en Asie, et n’oubliez pas ce qui périt dans l’expédition de Constantinople et dans les guerres qui suivirent cette révolution, sans parler de la croisade du nord et de celle contre les albigeois ; on trouvera que l’orient fut le tombeau de plus de deux millions d’européens.

Plusieurs pays en furent dépeuplés et appauvris. Le sire de Joinville dit expressément, qu’il ne voulut pas accompagner Louis à sa seconde croisade, parce qu’il ne le pouvait, et que la première avait ruiné toute sa seigneurie. La rançon de saint Louis avait coûté huit cent mille besants, c’était environ neuf millions de la monnaie qui court actuellement (en 1740.) si des deux millions d’hommes qui moururent dans le levant, chacun emporta seulement cent francs, c’est encore deux cent millions de livres qu’il en coûta. Les génois, les pisans, et surtout les vénitiens s’y enrichirent : mais la France, l’Angleterre, l’Allemagne furent épuisées. On dit que les rois de France gagnèrent à ces croisades, parce que saint Louis augmenta ses domaines, en achetant quelques terres des seigneurs ruinés. Mais il ne les accrut que pendant ses treize années de séjour par son économie.

Le seul bien que ces entreprises procurèrent, ce fut la liberté que plusieurs bourgades achetèrent de leurs seigneurs. Le gouvernement municipal s’accrut un peu des ruines des possesseurs des fiefs. Peu à peu ces communautés pouvant travailler et commercer pour leur propre avantage, exercèrent les arts et le commerce que l’esclavage éteignait.

Cependant ce peu de chrétiens métifs cantonnés sur les côtes de Syrie, fut bientôt exterminé ou réduit en esclavage. Ptolémaïs, leur principal asile, et qui n’était en effet qu’une retraite de bandits fameux par leurs crimes, ne put résister aux forces du soudan d’Égypte Mélecséraph. Il la prit en 1291. Tyr et Sidon se rendirent à lui. Enfin vers la fin du douzième siècle il n’y avait plus dans l’Asie aucune trace apparente de ces émigrations des chrétiens.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

Croisades depuis la prise de Jérusalem.

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Depuis le quatrième siècle le tiers de la terre est en proie à des émigrations presque continuelles. Les huns venus de la Tartarie chinoise s’établissent enfin sur les bords du Danube, et de là ayant pénétré sous Attila  dans les Gaules et en Italie, ils restent fixés en Hongrie. Les hérules, les goths, s’emparent de Rome. Les vandales vont des bords de la mer Baltique subjuguer l’Espagne et l’Afrique. Les bourguignons envahissent une partie des Gaules : les francs passent dans l’autre. Les maures asservissent les vandales et visigots qui régnaient en Espagne, tandis que d’autres arabes étendaient leurs conquêtes dans la Perse, dans l’Asie Mineure, en Syrie, en Égypte. Les turcs viennent des bords de la mer Caspienne, et partagent les états conquis par les arabes. Les croisés de l’Europe inondent la Syrie en bien plus grand nombre que toutes ces nations ensemble n’en ont jamais eu dans leurs émigrations, tandis que le tartare Gengis Khân subjugue la haute Asie. Cependant au bout de quelque temps il n’est resté aucune trace des conquêtes des croisés. Gengis, au contraire, ainsi que les arabes, les turcs, et les autres, ont fait de grands établissements loin de leur patrie. Il sera peut-être aisé de découvrir les raisons du peu de succès des croisés.

Les mêmes circonstances produisent les mêmes effets. On a vu que quand les successeurs de Mahomet eurent conquis tant d’états, la discorde les divisa. Les croisés éprouvèrent un sort à peu près semblable. Ils conquirent moins, et furent divisés plus tôt. Voilà déjà trois petits états chrétiens formés tout d’un coup en Asie : Antioche, Jérusalem et édesse. Il s’en forma quelques années après un quatrième ; ce fut celui de Tripoli de Syrie, qu’eut le jeune Bertrand fils du comte de Toulouse. Mais pour conquérir Tripoli, il fallut avoir recours aux vaisseaux des vénitiens. Ils prirent alors part à la croisade, et se firent céder une partie de cette nouvelle conquête.

De tous ces nouveaux princes qui avaient promis de faire hommage de leurs acquisitions à l’empereur grec, aucun ne tint sa promesse, et tous furent jaloux les uns des autres. En peu de temps ces nouveaux états, divisés et subdivisés, passèrent en beaucoup de mains différentes. Il s’éleva, comme en France, de petits seigneurs, des comtes de Joppé, des marquis de Galilée, de Sidon, d’Acre, de Césarée. Soliman qui avait perdu Antioche et Nicée, tenait toujours la campagne, habitée d’ailleurs par des colons musulmans ; et sous Soliman, et après lui, on vit dans l’Asie un mélange de chrétiens, de turcs, d’arabes, se faisant tous la guerre. Un château turc était voisin d’un château chrétien, de même qu’en Allemagne les terres des protestants et des catholiques sont mutuellement interceptées.

De ce million de croisés bien peu restaient alors. Au bruit de leurs succès, grossis par la renommée, de nouveaux essaims partirent encore de l’occident. Ce prince Hugues, frère de Philippe Ier ramena une nouvelle multitude, grossie par des italiens et des allemands. On en compta trois cent mille ; mais en réduisant ce nombre aux deux tiers, ce sont encore deux cent mille hommes qu’il en coûta à la chrétienté. Ceux-là furent traités vers Constantinople à peu près comme les suivants de Pierre l’Hermite. Ceux qui abordèrent en Asie, furent détruits par Soliman ; et le prince Hugues mourut presque abandonné dans l’Asie mineure.

Ce qui prouve encore, ce me semble, l’extrême faiblesse de la principauté de Jérusalem, c’est l’établissement de ces religieux soldats, templiers et hospitaliers. Il faut bien que ces moines, fondés d’abord pour servir les malades, ne fussent pas en sûreté, puisqu’ils prirent les armes. D’ailleurs, quand la société générale est bien gouvernée, on ne fait guères d’associations particulières.

Les religieux consacrés au service des blessés ayant fait vœu de se battre, vers l’an 1118 il se forma tout d’un coup une milice semblable, sous le nom de templiers, qui prirent ce titre, parce qu’ils demeuraient auprès de cette église qui avait, disait-on, été autrefois le temple de Salomon. Ces établissements ne sont dus qu’à des français, ou du moins à des habitants d’un pays annexé depuis à la France. Raimond Dupuy, premier grand-maître et instituteur de la milice des hospitaliers, était de Dauphiné.

À peine ces deux ordres furent-ils établis par les bulles des papes, qu’ils devinrent riches et rivaux. Ils se battirent les uns contre les autres aussi souvent que contre les musulmans. Bientôt après, un nouvel ordre s’établit encore en faveur des pauvres allemands abandonnés dans la Palestine : et ce fut l’ordre des moines teutoniques, qui devint après en Europe une milice de conquérants.

Enfin la situation des chrétiens était si peu affermie, que Baudouin, premier roi de Jérusalem, qui régna après la mort de Godefroy  son frère, fut pris presque aux portes de la ville par un prince turc.

Les conquêtes des chrétiens s’affaiblissaient tous les jours. Les premiers conquérants n’étaient plus ; leurs successeurs étaient amollis. Déjà l’état d’Édesse était repris par les turcs en 1140 et Jérusalem menacée. Les empereurs ne voyant dans les princes d’Antioche leurs voisins que de nouveaux usurpateurs, leur faisaient la guerre, non sans justice. Les chrétiens d’Asie prêts d’être accablés de tous côtés, sollicitèrent en Europe une nouvelle croisade.

La France avait commencé la première inondation : ce fut à elle qu’on s’adressa pour la seconde. Le pape Eugène III naguères disciple de saint Bernard, fondateur de Clervaux, choisit avec raison son premier maître pour être l’organe d’un nouveau dépeuplement. Jamais religieux n’avait mieux concilié le tumulte des affaires avec l’austérité de son état. Aucun n’était arrivé comme lui à cette considération purement personnelle, qui est au-dessus de l’autorité même. Son contemporain l’abbé Suger était premier ministre de France ; son disciple était pape ; mais Bernard, simple abbé de Clervaux, était l’oracle de la France et de l’Europe. à Vézelay en Bourgogne fut dressé un échafaud dans la place publique, où Bernard parut à côté de Louis le Jeune roi de France. Il parla d’abord, et le roi parla ensuite. Tout ce qui était présent, prit la croix. Louis la prit le premier des mains de saint Bernard. Le ministre Suger ne fut point d’avis que le roi abandonnât le bien certain qu’il pouvait faire à ses états, pour tenter en Hongrie des conquêtes incertaines : mais l’éloquence de Bernard, et l’esprit du temps, sans lequel cette éloquence n’était rien, l’emportèrent sur les conseils du ministre. On nous peint Louis Le Jeune comme un prince plus rempli de scrupules que de vertus. Dans une de ces petites guerres civiles que le gouvernement féodal rendait inévitables en France, les troupes du roi avaient brûlé l’église de Vitry, et le peuple réfugié dans cette église avait péri dans les flammes. On persuada aisément au roi qu’il ne pouvait expier qu’en Palestine ce crime, qu’il eût mieux réparé en France par une administration sage. Sa jeune femme, Éléonore de Guyenne, se croisa avec lui, soit qu’elle l’aimât alors, soit qu’il fût de la bienséance de ces temps d’accompagner son mari dans de telles guerres.

Bernard s’était acquis un crédit si singulier, que dans une nouvelle assemblée à Chartres on le choisit lui-même pour le chef de la croisade. Ce fait paraît presque incroyable ; mais tout est croyable de l’emportement religieux des peuples. saint Bernard avait trop d’esprit pour s’exposer au ridicule qui le menaçait. L’exemple de l’ermite Pierre était récent. Il refusa l’emploi de général, et se contenta de celui de prophète. De France il court en Allemagne. Il y trouve un autre moine qui prêchait la croisade. Il fit taire ce rival, qui n’avait pas la mission du pape. Il donne enfin lui-même la croix rouge à l’empereur Conrad III et il promet publiquement de la part de Dieu des victoires contre les infidèles. Bientôt après un de ses disciples, nommé Philippe, écrivit en France que Bernard avait fait beaucoup de miracles en Allemagne. Ce n’étaient pas à la vérité des morts ressuscités, mais les aveugles avaient vu, les boiteux avaient marché, les malades avaient été guéris. On peut compter parmi ces prodiges, qu’il prêchait partout en français aux allemands.

L’espérance d’une victoire certaine entraîna à la suite de l’empereur et du roi de France la plupart des chevaliers de leurs états. On compta, dit-on, dans chacune des deux armées soixante et dix mille gens d’armes, avec une cavalerie légère prodigieuse. On ne compta point les fantassins. On ne peut guères réduire cette seconde émigration à moins de trois cent mille personnes, qui jointes aux treize cent mille que nous avons précédemment trouvés, fait jusqu’à cette époque seize cent mille habitants transplantés. Les allemands partirent les premiers, les français ensuite. Il est naturel que de ces multitudes qui passent sous un autre climat, les maladies en emportent une grande partie. L’intempérance surtout causa la mortalité dans l’armée de Conrad vers les plaines de Constantinople. De-là ces bruits répandus dans l’occident, que les grecs avaient empoisonné les puits et les fontaines. Les mêmes excès que les premiers croisés avaient commis, furent renouvelés par les seconds, et donnèrent les mêmes alarmes à Manuel Comnène, qu’ils avaient données à son grand-père Alexis.

Conrad, après avoir passé le Bosphore, se conduisit avec l’imprudence attachée à ces expéditions. La principauté d’Antioche subsistait. On pouvait se joindre à ces chrétiens de Syrie, et attendre le roi de France. Alors le grand nombre devait vaincre. Mais l’empereur allemand, jaloux du prince d’Antioche et du roi de France, s’enfonça au milieu de l’Asie Mineure.

Un sultan d’Icône, plus habile que lui, attira dans des rochers cette pesante cavalerie allemande, fatiguée, rebutée, incapable d’agir dans ce terrain. Les turcs n’eurent que la peine de tuer. L’empereur blessé, et n’ayant plus auprès de lui que quelques troupes fugitives, se sauva vers Antioche, et de-là fit le voyage de Jérusalem en pèlerin, au lieu d’y paraître en général d’armée. Le fameux Frédéric Barberousse, son neveu et son successeur à l’empire d’Allemagne, le suivait dans ces voyages, apprenant chez les turcs à exercer un courage que les papes devaient mettre à de plus grandes épreuves. L’entreprise de Louis le Jeune eut le même succès. Il faut avouer que ceux qui l’accompagnaient n’eurent pas plus de prudence que les allemands, et eurent beaucoup moins de justice. À peine fut-on arrivé dans la Thrace, qu’un évêque de Langres proposa de se rendre maître de Constantinople. Mais la honte d’une telle action était trop sûre, et le succès trop incertain. L’armée française passa l’Hellespont sur les traces de l’empereur Conrad.

Il n’y a personne, je crois, qui n’ait observé que ces puissantes armées de chrétiens firent la guerre dans ces mêmes pays où Alexandre remporta toujours la victoire avec bien moins de troupes contre des ennemis incomparablement plus puissants que ne l’étaient alors les turcs et les arabes. Il fallait qu’il y eût dans la discipline militaire de ces princes croisés un défaut radical, qui devait nécessairement rendre leur courage inutile. Ce défaut était probablement l’esprit d’indépendance que le gouvernement féodal avait établi en Europe. Des chefs sans expérience et sans art conduisaient dans des pays inconnus des multitudes déréglées. Le roi de France surpris comme l’empereur dans des rochers vers Laodicée, fut battu comme lui. Mais il essuya dans Antioche des malheurs domestiques plus sensibles que les calamités publiques. Raimond prince d’Antioche, chez lequel il se réfugia avec la reine Éléonore sa femme, fut soupçonné d’aimer cette princesse. On dit même qu’elle oubliait toutes les fatigues d’un si cruel voyage avec un jeune turc d’une rare beauté, nommé Saladin. La conclusion de toute cette entreprise fut que l’empereur Conrad retourna presque seul en Allemagne, et le roi ne ramena en France que sa femme et quelques courtisans. à son retour il fit casser son mariage avec Éléonore de Guyenne, et perdit ainsi cette belle province de France, après avoir perdu en Asie la plus florissante armée que son pays eût encore mise sur pied. Mille familles désolées éclatèrent en vain contre les prophéties de saint Bernard, qui en fut quitte pour se comparer à Moïse, lequel, disait-il, avait comme lui, promis de la part de Dieu aux israélites de les conduire dans une terre heureuse, et qui vit périr la première génération dans les déserts.

Après ces malheureuses expéditions, les chrétiens de l’Asie furent plus divisés que jamais entre eux. La même fureur régnait chez les musulmans. Le prétexte de la religion n’avait plus de part aux affaires politiques. Il arriva même vers l’an 1166 qu’Amauri roi de Jérusalem se ligua avec le soudan d’Égypte contre les turcs. Mais à peine le roi de Jérusalem avait-il signé ce traité, qu’il le viola.

Au milieu de tous ces troubles s’élevait le grand Saladin : c’était un persan d’origine du petit pays des kurdes, nation toujours guerrière et toujours libre. Il fut au rang de ces capitaines qui s’emparaient des terres des califes, et aucun ne fut aussi puissant que lui. Il conquit en peu de temps l’Égypte, la Syrie, l’Arabie, la Perse et la Mésopotamie. Saladin maître de tant de pays, songea bientôt à conquérir le royaume de Jérusalem. De violentes factions déchiraient ce petit état, et hâtaient sa ruine. Guy De Lusignan, couronné roi, mais à qui on disputait la couronne, rassembla dans la Galilée tous ces chrétiens divisés que le péril réunissait, et marcha contre Saladin ; l’évêque de Ptolémaïs portant la chape par-dessus sa cuirasse, et tenant entre ses bras une croix qu’on persuada aux chrétiens être la même qui avait été l’instrument de la mort de Jésus-Christ. Cependant tous les chrétiens furent tués ou pris. Le roi captif, qui ne s’attendait qu’à la mort, fut étonné d’être traité par Saladin comme aujourd’hui les prisonniers de guerre le sont par les généraux les plus humains.

Saladin présenta de sa main à Lusignan une coupe de liqueur rafraîchie dans de la neige. Le roi, après avoir bu, voulut donner sa coupe à un de ses capitaines, nommé Renaud de Châtillon. C’était une coutume inviolable, établie chez les musulmans, et qui se conserve encore chez quelques arabes, de ne point faire mourir les prisonniers auxquels ils avaient donné à boire et à manger. Ce droit de l’ancienne hospitalité était sacré pour Saladin. Il ne souffrit pas que Renaud de Châtillon bût après le roi : ce capitaine avait violé plusieurs fois sa promesse. Le vainqueur avait juré de le punir ; et montrant qu’il savait se venger comme pardonner, il abattit d’un coup de sabre la tête de ce perfide. Arrivé aux portes de Jérusalem, qui ne pouvait plus se défendre, il accorda à la reine femme de Lusignan une capitulation qu’elle n’espérait pas. Il lui permit de se retirer où elle voudrait. Il n’exigea aucune rançon des grecs qui demeuraient dans la ville. Lorsqu’il fit son entrée dans Jérusalem, plusieurs femmes vinrent se jeter à ses pieds, en lui redemandant les unes leurs maris, les autres leurs enfants, ou leurs pères qui étaient dans ses fers. Il les leur rendit avec une générosité qui n’avait pas encore eu d’exemple dans cette partie du monde. Saladin fit laver avec de l’eau rose, par les mains même des chrétiens, la mosquée qui avait été changée en église. Il y plaça une chaire magnifique, à laquelle Noradin soudan d’Alep avait travaillé lui-même, et fit graver sur la porte ces paroles : le roi Saladin, serviteur de Dieu, mit cette inscription après que Dieu eut pris Jérusalem par ses mains.

Il établit des écoles musulmanes ; mais malgré son attachement à sa religion, il rendit aux chrétiens orientaux l’église du saint sépulcre. Il faut ajouter que Saladin, au bout d’un an, rendit la liberté à Guy De Lusignan, en lui faisant jurer qu’il ne porterait jamais les armes contre son libérateur. Lusignan ne tint pas sa parole.

Pendant que l’Asie Mineure avait été le théâtre du zèle, de la gloire, des crimes et des malheurs de tant de milliers de croisés, la fureur d’annoncer la religion les armes à la main s’était répandue dans le fond du nord. Nous avons vu, il n’y a qu’un moment, Charlemagne convertir l’Allemagne septentrionale avec le fer et le feu. Nous avons vu ensuite les danois idolâtres faire trembler l’Europe, conquérir la Normandie, sans tenter jamais de faire recevoir l’idolâtrie chez les vaincus. à peine le christianisme fut affermi dans le Danemark, dans la Saxe et dans la Scandinavie, qu’on y prêcha une croisade contre les païens du nord qu’on appelait sclaves, ou slaves, et qui ont donné le nom à ce pays qui touche à la Hongrie, et qu’on appelle Sclavonie. Les chrétiens s’armèrent contre eux depuis Brême jusqu’au fond de la Scandinavie. Plus de cent mille croisés portèrent la destruction chez ces idolâtres. On tua beaucoup de monde : on ne convertit personne. On peut encore ajouter la perte de ces cent mille hommes aux seize cent mille que le fanatisme de ces temps-là coûtait à l’Europe.

Cependant il ne restait aux chrétiens d’Asie qu’Antioche, Tripoli, Joppé, et la ville de Tyr. Saladin possédait tout le reste, soit par lui-même, soit par son gendre le sultan d’Iconium ou de Coigny.

Au bruit des victoires de Saladin, toute l’Europe fut troublée. Le pape Clément III remua la France, l’Allemagne, l’Angleterre. Philippe Auguste qui régnait alors en France, et le vieux Henri II roi d’Angleterre, suspendirent leurs différents, et mirent toute leur rivalité à marcher à l’envi au secours de l’Asie. Ils ordonnèrent chacun dans leurs états que tous ceux qui ne se croiseraient point, payeraient le dixième de leurs revenus et de leurs biens meubles pour les frais de l’armement. C’est ce qu’on appelle la dîme saladine. Taxe qui servait de trophée à la gloire du conquérant. Cet empereur Frédéric Barberousse, si fameux par les persécutions qu’il essuya des papes et qu’il leur fit souffrir, se croisa presque au même temps. Il semblait être chez les chrétiens d’Asie ce que Saladin était chez les turcs : politique, grand capitaine, éprouvé par la fortune, il conduisait une armée de cent cinquante mille combattants. Il prit le premier la précaution d’ordonner qu’on ne reçût aucun croisé qui n’eût au moins cent cinquante francs d’argent comptant, afin que chacun pût par son industrie prévenir les horribles disettes qui avaient contribué à faire périr les armées précédentes.

Il lui fallut d’abord combattre les grecs. La cour de Constantinople, fatiguée d’être continuellement menacée par les latins, fit enfin une alliance avec Saladin. Cette alliance révolta l’Europe. Mais il est évident qu’elle était indispensable. On ne s’allie point avec un ennemi naturel sans nécessité. Nos alliances d’aujourd’hui avec les turcs, moins nécessaires peut-être, ne causent pas tant de murmures. Frédéric s’ouvrit un passage dans la Thrace les armes à la main contre l’empereur Isaac Lange : et victorieux des grecs, il gagna deux batailles contre le sultan de Cogni ; mais s’étant baigné tout en sueur dans les eaux d’une rivière qu’on croit être le Cidnus, il en mourut ; et ses victoires furent inutiles. Elles avaient coûté cher, sans doute, puisque son fils le duc de Suabe ne put rassembler de ces cent cinquante mille hommes que sept à huit mille tout au plus. Il les conduisit à Antioche, et joignit ces débris à ceux du roi de Jérusalem, Gui De Lusignan,  qui voulait encore attaquer son vainqueur Saladin, malgré la foi des serments et malgré l’inégalité des armes.

Après plusieurs combats dont aucun ne fut décisif, ce fils de Frédéric Barberousse, qui eût pu être empereur d’occident, perdit la vie près de Ptolémaïs. Ceux qui ont écrit qu’il mourut martyr de la chasteté, et qu’il eût pu réchapper par l’usage des femmes, sont à la fois des panégyristes bien hardis et des physiciens peu instruits. On en dit autant depuis du roi de France Louis VIII.

L’Asie Mineure était un gouffre où l’Europe venait se précipiter. Non seulement cette armée immense de l’empereur Frédéric était perdue ; mais des flottes d’anglais, de français, d’italiens, d’allemands, précédent encore l’arrivée de Philippe Auguste et de Richard Cœur de Lion, avaient amené de nouveaux croisés et de nouvelles victimes.

Le roi de France et le roi d’Angleterre arrivèrent enfin en Syrie devant Ptolémaïs. Presque tous les chrétiens de l’orient s’étaient rassemblés pour assiéger cette ville. Saladin était embarrassé vers l’Euphrate dans une guerre civile. Quand les deux rois eurent joint leurs forces à celles des chrétiens d’orient, on compta plus de trois cent mille combattants. Ptolémaïs à la vérité fut prise ; mais la discorde qui devait nécessairement diviser deux rivaux de gloire et d’intérêt, tels que Philippe et Richard, fit plus de mal que ces trois cent mille ne firent d’exploits heureux. Philippe, fatigué de ces divisions, et plus encore de la supériorité et de l’ascendant que prenait en tout Richard  son vassal, retourna dans sa patrie, qu’il n’eût pas dû quitter peut-être, mais qu’il eût dû revoir avec plus de gloire.

Richard demeuré maître du champ d’honneur, mais non de cette multitude de croisés, plus divisés entre eux que ne l’avaient été les deux rois, déploya vainement le courage le plus héroïque. Saladin qui revenait vainqueur de la Mésopotamie, livra bataille aux croisés près de Césarée. Richard eut la gloire de désarmer Saladin : ce fut presque tout ce qu’il gagna dans cette expédition mémorable.

Les fatigues, les maladies, les petits combats, les querelles continuelles ruinèrent cette grande armée : et Richard s’en retourna, avec plus de gloire à la vérité que Philippe Auguste, mais d’une manière bien moins prudente. Il partit avec un seul vaisseau : et ce vaisseau ayant fait naufrage sur les côtes de Venise, il traversa déguisé et mal accompagné la moitié de l’Allemagne. Il avait offensé en Syrie par ses hauteurs un duc d’Autriche, et il eut l’imprudence de passer par ses terres. Ce duc d’Autriche le chargea de chaînes et le livra au barbare et lâche empereur Henri VI qui le garda en prison comme un ennemi qu’il aurait pris en guerre, et qui exigea de lui, dit-on, cent mille marcs d’argent pour sa rançon.

Saladin qui avait fait un traité avec Richard, par lequel il laissait aux chrétiens le rivage de la mer depuis Tyr jusqu’à Joppé, garda fidèlement sa parole. Il mourut trois ans après à Damas, admiré des chrétiens mêmes. Il avait fait porter dans sa dernière maladie, au lieu du drapeau qu’on élevait devant sa porte, le drap qui devait l’ensevelir ; et celui qui tenait cet étendard de la mort, criait à haute voix : voilà tout ce que Saladin, vainqueur de l’orient, remporte de ses conquêtes. On dit qu’il laissa par son testament des distributions égales d’aumônes aux pauvres mahométans, juifs et chrétiens : voulant faire entendre par cette disposition, que tous les hommes sont frères, et que pour les secourir il ne faut pas s’informer de ce qu’ils croient, mais de ce qu’ils souffrent.

L’ardeur des croisades ne s’amortissait pas : et les guerres de Philippe Auguste contre l’Angleterre et contre l’Allemagne, n’empêchèrent pas qu’un grand nombre de seigneurs français ne se croisât encore. Le principal moteur de cette émigration fut un prince flamand, ainsi que Godefroy de Bouillon chef de la première. C’était Baudouin comte de Flandres. Quatre mille chevaliers, neuf mille écuyers, et vingt mille hommes de pied, composèrent cette croisade nouvelle, qu’on peut appeler la cinquième. Venise devenait de jour en jour une république redoutable, qui appuyait son commerce par la guerre. Il fallut s’adresser à elle préférablement à tous les rois de l’Europe. Elle s’était mise en état d’équiper des flottes, que les rois d’Angleterre, d’Allemagne, de France ne pouvaient alors fournir. Ces républicains industrieux gagnèrent à cette croisade de l’argent et des terres.

Premièrement ils se firent payer quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent pour transporter seulement l’armée dans le trajet. Secondement ils se servirent de cette armée même, à laquelle ils joignirent cinquante galères, pour faire d’abord des conquêtes en Dalmatie.

Le pape Innocent III les excommunia, soit pour la forme, soit qu’il craignît déjà leur grandeur. Ces croisés excommuniés n’en prirent pas moins Zara et son territoire, qui accrut les forces de Venise.

Cette croisade fut différente de toutes les autres, en ce qu’elle trouva Constantinople divisée, et que les précédentes avaient eu en tête des empereurs affermis. Les vénitiens, le comte de Flandres, le marquis de Montferrat joint à eux, enfin les principaux chefs toujours politiques quand la multitude est effrénée, virent que le temps était venu d’exécuter l’ancien projet contre l’empire des grecs.

Isaac Lange avait été privé de la liberté et de l’usage de la vue par son frère Alexis. Le fils d’Isaac avait un parti, et les croisés lui offrirent leur dangereux secours. De tels auxiliaires furent également odieux à tous les partis. Ils campaient hors de la ville, toujours pleine de tumulte. Le jeune Alexis, détesté des grecs, pour avoir introduit les latins, fut immolé bientôt à une nouvelle faction. Un de ses parents, surnommé Mirziflos, l’étrangla de ses mains.

Les croisés, qui avaient alors le prétexte de venger leurs créatures, profitèrent des séditions qui désolaient la ville, pour la ravager. Ils y entrèrent presque sans résistance ; et ayant tué tout ce qui se présenta, ils s’abandonnèrent à tous les excès de la fureur et de l’avarice. Nicétas assure que le seul butin des seigneurs de France fut évalué à quatre cent mille marcs d’argent. Les églises furent pillées : et ce qui marque assez le caractère de la nation qui n’a jamais changé, les français dansèrent avec des femmes dans le sanctuaire de l’église de sainte Sophie. Ce fut pour la première fois que la ville de Constantinople fut prise et saccagée : et elle le fut par des chrétiens qui avaient fait vœu de ne combattre que les infidèles.

On ne voit pas que ce feu grégeois, tant vanté par les historiens, ait fait le moindre effet. S’il était tel qu’on le dit, il eût toujours donné sur terre et sur mer une victoire assurée. Si c’était quelque chose de semblable à nos phosphores, l’eau pouvait à la vérité le conserver, mais il n’aurait point eu d’action dans l’eau. Enfin, malgré ce secret, les turcs avaient enlevé presque toute l’Asie Mineure aux grecs, et les latins leur arrachèrent le reste. Le plus puissant des croisés, Baudouin comte de Flandres, se fit élire empereur. Ce nouvel usurpateur condamna l’autre usurpateur Mirziflos à être précipité du haut d’une colonne. Les autres croisés partagèrent l’empire. Les vénitiens se donnèrent le Péloponnèse, l’île de Candie, et plusieurs villes des côtes de Phrygie, qui n’avaient point subi le joug des turcs. Le marquis de Montferrat prit la Thessalie. Ainsi Baudouin n’eut guères pour lui que la Thrace et la Moesie. à l’égard du pape, il y gagna, du moins pour un temps, toute l’église d’orient. Cette conquête eût pu avec le temps valoir un royaume : Constantinople était autre chose que Jérusalem.

Ces croisés, qui ruinaient des chrétiens leurs frères, auraient pu bien plus aisément que tous leurs prédécesseurs chasser les turcs de l’Asie. Les états de Saladin étaient déchirés. Mais de tant de chevaliers qui avaient fait vœu d’aller secourir Jérusalem, il ne passa en Syrie que le petit nombre de ceux qui ne purent avoir part aux dépouilles des grecs. De ce petit nombre fut Simon de Montfort, qui ayant en vain cherché un état en Grèce et en Syrie, se mit ensuite à la tête d’une croisade contre les albigeois, pour usurper avec la croix quelque chose sur les chrétiens. Il restait beaucoup de princes de la famille impériale des Comnènes, qui ne perdirent point courage dans la destruction de leur empire. Un d’eux, qui portait aussi le nom d’Alexis, se réfugia avec quelques vaisseaux vers la Colchide ; et là, entre la mer et le mont Caucase, forma un petit état, qu’on appela l’empire de Trebizonde : tant on abusait de ce mot d’empire.

Théodore Lascaris reprit Nicée, et s’établit dans la Bithynie, en se servant à propos des arabes contre les turcs. Il se donna aussi le titre d’empereur, et fit élire un patriarche de sa communion. D’autres grecs, unis avec les turcs mêmes, appelèrent à leur secours leurs anciens ennemis les bulgares, contre le nouvel empereur Baudouin de Flandres, qui jouit à peine de sa conquête. Vaincu par eux près d’Andrinople, on lui coupa les bras et les jambes, et il expira en proie aux bêtes féroces. On s’étonne que les sources de ces émigrations ne tarissent pas. On pourrait s’étonner du contraire. Les esprits des hommes étaient en mouvement. Les confesseurs ordonnaient aux pénitents d’aller à la terre sainte. Les fausses nouvelles qui en venaient tous les jours, donnaient de fausses espérances.

Un moine breton nommé Esloin conduisit en Syrie vers l’an 1204 une multitude de bretons. La veuve d’un roi de Hongrie se croisa avec quelques femmes, croyant qu’on ne pouvait gagner le ciel que par ce voyage. Cette maladie épidémique passa jusqu’aux enfants : et il y en eut des milliers, qui conduits par des maîtres d’école et des moines, quittèrent les maisons de leurs parents, sur la foi de ces paroles : seigneur, tu as tiré ta gloire des enfants. Leurs conducteurs en vendirent une partie aux musulmans : le reste périt de misère.

L’état d’Antioche était ce que les chrétiens avaient conservé de plus considérable en Syrie. Le royaume de Jérusalem n’existait plus que dans Ptolémaïs. Cependant il était établi dans l’occident qu’il fallait un roi de Jérusalem. Un Émery de Lusignan, roi titulaire, étant mort vers l’an 1205, l’évêque de Ptolémaïs proposa d’aller demander en France un roi de Judée. Philippe Auguste nomma un cadet de la maison de Brienne en Champagne, qui avait à peine un patrimoine. On voit par le choix du roi quel était le royaume.

Ce roi titulaire, ses chevaliers, les bretons qui avaient passé la mer, plusieurs princes allemands, un duc d’Autriche, un roi de Hongrie, nommé André, suivi d’assez belles troupes, les templiers, les hospitaliers, les évêques de Munster et d’Utrecht ; tout cela pouvait encore faire une armée de conquérants, si elle avait eu un chef ; mais c’est ce qui manqua toujours. Le roi de Hongrie s’étant retiré, un comte de Hollande entreprit ce que tant de rois et de princes n’avaient pu faire. Les chrétiens semblaient toucher au temps de se relever : leurs espérances s’accrurent par l’arrivée d’une foule de chevaliers qu’un légat du pape leur amena. Un archevêque de Bordeaux, les évêques de Paris, d’Angers, d’Autun, de Beauvais, accompagnèrent le légat avec des troupes considérables. Quatre mille anglais, autant d’italiens, vinrent sous diverses bannières. Enfin Jean de Brienne, qui était arrivé à Ptolémaïs presque seul, se trouve à la tête de près de cent mille combattants.

Saphadin, frère du fameux Saladin, qui avait joint depuis peu l’Égypte à ses autres états, venait de démolir les restes des murailles de Jérusalem, qui n’était plus qu’un bourg ruiné : mais comme Saphadin paraissait mal affermi dans l’Égypte, les croisés crurent pouvoir s’en emparer.

De Ptolémaïs le trajet est court aux embouchures du Nil. Les vaisseaux qui avaient apporté tant de chrétiens, les portèrent en trois jours vers l’ancienne Péluse. Près des ruines de Péluse est élevée Damiette, sur une chaussée qui la défend des inondations du Nil. Les croisés commencèrent le siége pendant la dernière maladie de Saphadin, et le continuèrent après sa mort. Mélédin, l’aîné de ses fils, régnait alors en Égypte, et passait pour aimer les lois, les sciences et le repos plus que la guerre. Corradin, sultan de Damas, à qui la Syrie était tombée en partage, vint le secourir contre les chrétiens. Le siége, qui dura deux ans, fut mémorable en Europe, en Asie et en Afrique.

Saint François D’Assise, qui établissait alors son ordre, passa lui-même au camp des assiégeants : et s’étant imaginé qu’il pourrait aisément convertir le sultan Mélédin, il s’avança avec son compagnon, frère Illuminé, vers le camp des égyptiens. On les prit, on les conduisit au sultan. François le prêcha en italien. Il proposa à Mélédin de faire allumer un grand feu, dans lequel ses imans d’un côté, François et Illuminé de l’autre, se jetteraient, pour faire voir quelle était la religion véritable. Mélédin répondit en riant, que ses prêtres n’étaient pas hommes à se jeter au feu pour leur foi. Alors François  proposa de s’y jeter tout seul. Mélédin lui dit, que s’il acceptait une telle offre, il paraîtrait douter de sa religion. Ensuite il renvoya François avec bonté, voyant bien qu’il ne pouvait être un espion dangereux.

Damiette cependant fut prise, et semblait ouvrir le chemin à la conquête de l’Égypte. Mais Pélage Albano, bénédictin espagnol, légat du pape, et cardinal, fut cause de sa perte. Le légat prétendait que le pape étant chef de toutes les croisades, celui qui le représentait, en était incontestablement le général ; que le roi de Jérusalem n’étant roi que par la permission du pape, devait obéir en tout au légat. Ces divisions consumèrent du temps. Il fallut écrire à Rome. Le pape ordonna au roi de retourner au camp, et le roi y retourna pour servir sous le bénédictin. Ce général engagea l’armée entre deux bras du Nil, précisément au temps que ce fleuve, qui nourrit et qui défend l’Égypte, commençait à se déborder. Le sultan par des écluses inonda le camp des chrétiens. D’un côté, il brûla leurs vaisseaux ; de l’autre côté le Nil croissait et menaçait d’engloutir l’armée du légat. Elle se trouvait dans l’état où l’on peint les égyptiens de pharaon, quand ils virent la mer prête à retomber sur eux.

Les contemporains conviennent que dans cette extrémité on traita avec le sultan. Il se fit rendre Damiette ; il renvoya l’armée en Phénicie, après avoir fait jurer que de huit ans on ne lui ferait la guerre ; et il garda le roi Jean de Brienne en otage.

Les chrétiens n’avaient plus d’espérance que dans l’empereur Frédéric II. Jean de Brienne, sorti d’otage, lui donna sa fille, et les droits au royaume de Jérusalem pour dot.

L’empereur Frédéric II concevait très bien l’inutilité des croisades ; mais il fallait ménager les esprits des peuples et éluder les coups des papes. Il me semble que la conduite qu’il tint, est un modèle de la plus parfaite politique. Il négocie à la fois avec le pape et avec le sultan Mélédin. Son traité étant signé entre le sultan et lui, il part pour la Palestine, mais avec un cortége, plutôt qu’avec une armée. À peine est-il arrivé, qu’il rend public le traité par lequel on lui cède Jérusalem, Nazareth, et quelques villages. Il fait répandre dans l’Europe, que sans verser une goutte de sang, il a repris les saints lieux. On lui reprochait d’avoir laissé par le traité une mosquée dans Jérusalem. Le patriarche de cette ville le traitait d’athée. Ailleurs il était regardé comme un prince qui savait régner. Il faut avouer, quand on lit l’histoire de ces temps, que ceux qui ont imaginé des romans, n’ont guères pu aller par leur imagination au-delà de ce que fournit ici la vérité. C’est peu que nous ayons vu quelques années auparavant un comte de Flandres, qui ayant fait vœu d’aller à la terre sainte, se saisit en chemin de l’empire de Constantinople. C’est peu que Jean de Brienne cadet de Champagne, devenu roi de Jérusalem, ait été sur le point de subjuguer l’Égypte. Ce même Jean de Brienne, n’ayant plus d’états, marche presque seul au secours de Constantinople. Il arrive pendant un interrègne, et on l’élit empereur. Son successeur Baudouin II dernier empereur latin de Constantinople, toujours pressé par les grecs, courait, une bulle du pape à la main, implorer en vain le secours de tous les princes de l’Europe. Tous les princes étaient alors hors de chez eux. Les empereurs d’occident couraient à la terre sainte : les papes étaient presque toujours en France, et les rois prêts à partir pour la Palestine.

Thibaud De Champagne roi de Navarre, si célèbre par son amour pour la reine mère de saint Louis et par ses chansons, fut aussi un de ceux qui s’embarquèrent alors pour la Palestine. Il revint la même année : et c’était être heureux. Environ soixante et dix chevaliers français, qui voulurent se signaler avec lui, furent tous pris et menés au grand Caire, au neveu de Mélédin, nommé Mélecsala, qui ayant hérité des états et des vertus de son oncle, les traita humainement, et les laissa enfin retourner dans leur patrie pour une rançon modique.

En ce temps le territoire de Jérusalem n’appartient plus ni aux syriens ni aux égyptiens, ni aux chrétiens, ni aux musulmans. Une révolution qui n’avait point d’exemple, donnait une nouvelle face à la plus grande partie de l’Asie. Gengis Khân et ses tartares avaient franchi le Caucase, le Taurus, l’Immaüs. Les peuples qui fuyaient devant eux, comme des bêtes féroces chassées de leurs repaires par d’autres animaux plus terribles, fondaient à leur tour sur les terres abandonnées.

Les habitants du Chorazan, qu’on nomma corasmins, poussés par les tartares, se précipitèrent sur la Syrie, ainsi que les goths au quatrième siècle, chassés par des scythes, étaient tombés sur l’empire romain. Ces corasmins idolâtres égorgèrent ce qui restait à Jérusalem de turcs, de chrétiens, de juifs. Les chrétiens qui restaient dans Antioche, dans Tyr, dans Sidon et sur ces côtes de la Syrie, suspendirent quelque temps leurs querelles particulières pour résister à ces nouveaux brigands. Ces chrétiens étaient alors ligué avec le soudan de Damas. Les templiers, les chevaliers de saint Jean, les chevaliers teutoniques, étaient des défenseurs toujours armés. L’Europe fournissait sans cesse quelques volontaires. Enfin, ce qu’on put ramasser, combattit les corasmins. La défaite des croisés fut entière. Ce n’était pas là le terme de leurs malheurs. De nouveaux turcs vinrent ravager ces côtes de Syrie après les corasmins, et exterminèrent presque tout ce qui restait de chevaliers. Mais ces torrents passagers laissèrent toujours aux chrétiens les villes de la côte.

Les latins, renfermés dans leurs villes maritimes, se virent alors sans secours, et leurs querelles augmentaient leurs malheurs. Les princes d’Antioche n’étaient occupés qu’à faire la guerre à quelques chrétiens d’Arménie. Les factions des vénitiens, des génois et des pisans se disputaient la ville de Ptolémaïs. Les templiers et les chevaliers de saint Jean se disputaient tout. L’Europe refroidie n’envoyait presque plus de ces pèlerins armés. Les espérances des chrétiens d’orient s’éteignaient, quand saint Louis entreprit la dernière croisade.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

De la première croisade, jusqu’à la prise de Jérusalem.

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Tel était l’état de l’Asie Mineure, lorsqu’un pèlerin d’Amiens suscita les croisades. Il n’avait d’autre nom que Coucoupêtre ou Cucupiètre, comme le dit la fille de l’empereur Comnème, qui vit à Constantinople cet hermite. Nous le connaissons sous le nom de l’Hermite Pierre, ou plutôt Pierre l’Hermite. Quoi qu’il en soit, ce picard qui avait toute l’opiniâtreté de son pays, fut si outré des avanies qu’on lui fit à Jérusalem, en parla à son retour à Rome d’une manière si vive, et fit des tableaux si touchants, que le pape Urbain II crut cet homme propre à seconder le grand dessein que les papes avaient depuis longtemps d’armer la chrétienté contre le mahométisme. Il envoya Pierre de province en province communiquer par son imagination forte l’ardeur de ses sentiments et semer l’enthousiasme.

Urbain II tint ensuite vers Plaisance un concile en rase campagne, où se trouvèrent plus de trente mille séculiers outre les ecclésiastiques. On y proposa la manière de venger les chrétiens. L’empereur des grecs Alexis Comnème, père de cette princesse qui écrivit l’histoire de son temps, envoya à ce concile des ambassadeurs pour demander quelques secours contre les musulmans ; mais ce n’était ni du pape ni des italiens qu’il devait l’attendre. Les normands enlevaient alors Naples et Sicile aux grecs : et le pape, qui voulait être au moins seigneur suzerain de ces royaumes, étant d’ailleurs rival de l’église grecque, devenait nécessairement par son état, l’ennemi déclaré des empereurs d’orient, comme il était l’ennemi couvert des empereurs teutoniques. Le pape, loin de secourir les grecs, voulait soumettre l’orient aux latins.

Au reste le projet d’aller faire la guerre en Palestine, fut vanté par tous les assistants au concile de Plaisance, et ne fut embrassé par personne. Les principaux seigneurs italiens avaient chez eux trop d’intérêts à ménager, et ne voulaient point quitter un pays délicieux pour aller se battre vers l’Arabie pétrée. On fut donc obligé de tenir un autre concile à Clermont en Auvergne. Le pape y harangua dans la grande place. On avait pleuré en Italie sur les malheurs des chrétiens de l’Asie.

On s’arma en France. Ce pays était peuplé d’une foule de nouveaux seigneurs, inquiets, indépendants, aimant la dissipation et la guerre, plongés pour la plupart dans les crimes que la débauche entraîne, et dans une ignorance qui égalait leurs débauches. Le pape leur proposait la rémission de tous leurs péchés, et leur ouvrait le ciel, en leur imposant pour pénitence de suivre la plus grande de leurs passions, de courir au pillage. On prit donc la croix à l’envi. Les églises et les cloîtres achetèrent alors à vil prix beaucoup de terres des seigneurs, qui crurent n’avoir besoin que d’un peu d’argent et de leurs armes pour aller conquérir des royaumes en Asie. Godefroy De Bouillon, par exemple, duc de Brabant, vendit sa terre de Bouillon au chapitre de Liége, et Sténay à l’évêque de Verdun. Baudouin, frère de Godefroy, vendit au même évêque le peu qu’il avait en ce pays-là. Les moindres seigneurs châtelains partirent à leurs frais, les pauvres gentilshommes servirent d’écuyers aux autres. Le butin devait se partager selon les grades, et selon les dépenses des croisés. C’était une grande source de division, mais c’était aussi un grand motif. La religion, l’avarice, et l’inquiétude encourageaient également ces émigrations.

On enrôla une infanterie innombrable, et beaucoup de simples cavaliers sous mille drapeaux différents. Cette foule de croisés se donna rendez-vous à Constantinople. Moines, femmes, marchands, vivandiers, ouvriers, tout partit, comptant ne trouver sur la route que des chrétiens qui gagneraient des indulgences en les nourrissant. Plus de quatre vingt mille de ces vagabonds se rangèrent sous le drapeau de Coucoupêtre, que j’appellerai toujours l’Hermite Pierre. Il marchait en sandales et ceint d’une corde, à la tête de l’armée. Nouveau genre de vanité !

La première expédition de ce général Hermite fut d’assiéger une ville chrétienne en Hongrie, nommée Malavilla, parce que l’on avait refusé des vivres à ces soldats de Jésus-Christ, qui malgré leur sainte entreprise, se conduisaient en voleurs de grand chemin. La ville fut prise d’assaut, livrée au pillage, les habitants égorgés. L’Hermite ne fut plus alors le maître de ses croisés, excités par la soif du brigandage. Un des lieutenants de l’Hermite, nommé Gautier sans argent, qui commandait la moitié des troupes, agit de même en Bulgarie. On se réunit bientôt contre ces brigands, qui furent presque tous exterminés, et l’Hermite arriva enfin devant Constantinople avec vingt mille personnes mourant de faim. 

Un prédicateur allemand nommé Godescald, qui voulut jouer le même rôle, fut encore plus maltraité. Dès qu’il fut arrivé avec ses disciples dans cette même Hongrie où ses prédécesseurs avaient fait tant de désordres, la seule vue de la croix rouge qu’ils portaient, fut un signal auquel ils furent tous massacrés.

Une autre horde de ces aventuriers, composée de plus de deux cent mille personnes, tant femmes que prêtres, paysans, écoliers, croyant qu’elle allait défendre Jésus-Christ, s’imagina qu’il fallait exterminer tous les juifs qu’on rencontrerait. Il y en avait beaucoup sur les frontières de France : tout le commerce était entre leurs mains. Les chrétiens, croyant venger Dieu, firent main basse sur tous ces malheureux.

Il n’y eut jamais depuis Adrien un si grand massacre de cette nation. Ils furent égorgés à Verdun, à Spire, à Worms, à Cologne, à Mayence : et plusieurs se tuèrent eux-mêmes, après avoir fendu le ventre à leurs femmes, pour ne pas tomber entre les mains des barbares. La Hongrie fut encore le tombeau de cette troisième armée de croisés.

Cependant l’ermite Pierre trouva devant Constantinople d’autres vagabonds italiens et allemands, qui se joignirent à lui, et ravagèrent les environs de la ville. L’empereur Alexis Comnène, qui régnait, était assurément sage et modéré. Il se contenta de se défaire au plutôt de pareils hôtes. Il leur fournit des bateaux pour les transporter au-delà du Bosphore. Le général Pierre se vit enfin à la tête d’une armée chrétienne contre les musulmans. Soliman, soudan de Nicée, tomba avec ses turcs aguerris sur cette multitude dispersée. Gautier sans argent y périt avec beaucoup de pauvre noblesse. L’ermite retourna cependant à Constantinople, regardé comme un fanatique qui s’était fait suivre par des furieux. Il n’en fut pas de même des chefs des croisés, plus politiques, moins enthousiastes, plus accoutumés au commandement, et conduisant des troupes un peu plus réglées. Godefroy de Bouillon menait soixante et dix mille hommes de pied et dix mille cavaliers couverts d’une armure complète, sous plusieurs bannières de seigneurs tous rangés sous la sienne.

Cependant Hugues, frère du roi de France Philippe Ier marchait par l’Italie avec d’autres seigneurs qui s’étaient joints à lui. Il allait tenter la fortune. Presque tout son établissement consistait dans le titre de frère d’un roi très peu puissant par lui-même. Ce qui est plus étrange, c’est que Robert duc de Normandie, fils aîné de Guillaume le conquérant de l’Angleterre, quitta cette Normandie, où il était à peine affermi. Chassé d’Angleterre par son cadet Guillaume le Roux, il lui engagea encore la Normandie pour subvenir aux frais de son armement. C’était, dit-on, un prince voluptueux et superstitieux. Ces deux qualités, qui ont leur source dans la faiblesse, l’entraînèrent à ce voyage.

Le vieux Raimond, comte de Toulouse, maître du Languedoc et d’une partie de la Provence, qui avait déjà combattu contre les musulmans en Espagne, ne trouva ni dans son âge ni dans les intérêts de sa patrie aucune raison contre l’ardeur d’aller en Palestine. Il fut un des premiers qui s’arma et passa les Alpes, suivi, dit-on, de près de cent mille hommes. Il ne prévoyait pas que bientôt on prêcherait une croisade contre sa propre famille. Le plus politique de tous ces croisés, et peut-être le seul, fut Bohémond, fils de ce Robert Guiscard conquérant de la Sicile. Toute cette famille de normands, transplantée en Italie, cherchait à s’agrandir, tantôt aux dépens des papes, tantôt sur les ruines de l’empire grec.

Ce Bohémond avait lui-même longtemps fait la guerre à l’empereur Alexis en empire et en Grèce ; et n’ayant pour tout héritage que la petite principauté de Tarente et son courage, il profita de l’enthousiasme épidémique de l’Europe, pour rassembler sous sa bannière jusqu’à dix mille cavaliers bien armés et quelque infanterie, avec lesquels il pouvait conquérir des provinces, soit sur les chrétiens, soit sur les mahométans.

La princesse Anne Comnène dit que son père fut alarmé de ces émigrations prodigieuses, qui fondaient dans son pays. On eût cru, dit-elle, que l’Europe, arrachée de ses fondements, allait tomber sur l’Asie. Qu’aurait-ce donc été, si près de trois cent mille hommes, dont les uns avaient suivi l’ermite Pierre, les autres le prêtre Godescald, n’avaient déjà disparu. On proposa au pape de se mettre à la tête de ces armées immenses qui restaient encore. C’était la seule manière de parvenir à la monarchie universelle, devenue l’objet de la cour romaine. Cette entreprise que le pape Grégoire VII avait osé méditer, demandait le génie d’un Mahomet ou d’un Alexandre. Les obstacles étaient grands, et Urbain ne vit que les obstacles.

Le pape et les princes croisés avaient dans ce grand appareil leurs vues différentes, et Constantinople les redoutait toutes. On y haïssait les latins, qu’on y regardait comme des hérétiques et des barbares.

Ce que les grecs craignaient le plus, et avec raison, c’était ce Bohémond et ses napolitains, ennemis de l’empire. Mais quand même les intentions de Bohémond eussent été pures, de quel droit tous ces princes d’occident venaient-ils prendre pour eux des provinces que les turcs avaient arrachées aux empereurs grecs ?

On peut juger d’ailleurs quelle était l’arrogance féroce des seigneurs croisés, par le trait que rapporte la princesse Anne Comnène, de je ne sais quel comte français, qui vint s’asseoir à côté de l’empereur sur son trône dans une cérémonie publique. Baudouin frère de Godefroy de Bouillon, prenant par la main cet homme indiscret pour le faire retirer, le comte dit tout haut dans son jargon barbare : voilà un plaisant rustre que ce grec, de s’asseoir devant des gens comme nous. Ces paroles furent interprétées à Alexis, qui ne fit que sourire. Une ou deux indiscrétions pareilles suffisent pour décrier une nation. Il était moralement impossible que de tels hôtes n’exigeassent des vivres avec dureté, et que les grecs n’en refusassent avec malice. C’était un sujet de combats continuels entre les peuples et l’armée de Godefroy, qui parut la première après les brigandages des croisés de Pierre L’Hermite. Godefroy en vint jusqu’à attaquer les faubourgs de Constantinople, et l’empereur les défendit en personne. L’évêque du Puy en Auvergne, nommé Monteil, légat du pape dans les armées de la croisade, voulait absolument qu’on commençât les entreprises contre les infidèles par le siége de la ville où résidait le premier prince des chrétiens. Tel était l’avis de Bohémond, qui était alors en Sicile, et qui envoyait courriers sur courriers à Godefroy pour l’empêcher de s’accorder avec l’empereur. Hugues frère du roi de France, eut alors l’imprudence de quitter la Sicile, où il était avec Bohémond, et de passer presque seul sur les terres d’Alexis. Il joignit à cette indiscrétion celle de lui écrire des lettres pleines d’une fierté peu séante à qui n’avait point d’armée.

Le fruit de ces démarches fut d’être arrêté quelque temps prisonnier. Enfin la politique de l’empereur grec vint à bout de détourner tous ces orages. Il fit donner des vivres. Il engagea tous les seigneurs à lui prêter hommage pour les terres qu’ils conquérraient. Il les fit tous passer en Asie les uns après les autres, après les avoir comblés de présents. Bohémond qu’il redoutait le plus, fut celui qu’il traita avec le plus de magnificence. Quand ce prince vint lui rendre hommage à Constantinople, et qu’on lui fit voir les raretés du palais, Alexis ordonna qu’on remplit un cabinet de meubles précieux, d’ouvrages d’or et d’argent, de bijoux de toute espèce, entassés sans ordre, et de laisser la porte du cabinet entr’ouverte. Bohémond vit en passant ces trésors, auxquels les conducteurs affectaient de ne faire nulle attention. Est-il possible, s’écria-t-il, qu’on néglige de si belles choses ? Si je les avais, je me croirais le plus puissant des princes. Le soir même l’empereur lui envoya tout le cabinet. Voilà ce que rapporte sa fille, témoin oculaire. C’est ainsi qu’en usait ce prince, que tout homme désintéressé appellera sage et magnifique, mais que la plupart des historiens des croisades ont traité de perfide, parce qu’il ne voulut pas être l’esclave d’une multitude dangereuse.

Enfin, quand il s’en fut heureusement débarrassé, et que tout fut passé dans l’Asie Mineure, on fit la revue près de Nicée, et il se trouva cent mille cavaliers et six cent mille hommes de pied en comptant les femmes. Ce nombre, joint avec les premiers croisés qui périrent sous l’ermite et sous d’autres, fait environ onze cent mille. Il justifie ce qu’on dit des armées des rois de Perse, qui avaient inondé la Grèce, et ce qu’on raconte des transplantations de tant de barbares. Les français enfin, et surtout Raimond de Toulouse, se trouvèrent partout sur le même terrain que les gaulois méridionaux avaient parcouru treize cent ans auparavant, quand ils allèrent ravager l’Asie Mineure et donner leur nom à la province de Galatie.

Les historiens nous informent rarement comment on nourrissait ces multitudes. C’était une entreprise qui demandait autant de soins que la guerre même. Venise ne voulut pas d’abord s’en charger. Elle s’enrichissait plus que jamais par son commerce avec les mahométans, et craignait de perdre les privilèges qu’elle avait chez eux. Les génois, les pisans et les grecs équipèrent des vaisseaux chargés de provisions, qu’ils vendaient aux croisés en côtoyant l’Asie Mineure. La fortune des génois s’en accrut, et on fut étonné bientôt après de voir Gènes devenue une puissance. Le vieux turc Soliman soudan de Syrie, qui était sous les califes de Bagdad ce que les maires avaient été sous la race de Clovis, ne put avec le secours de son fils résister au premier torrent de tous ces princes croisés. Leurs troupes étaient mieux choisies que celles de Pierre l’Hermite, et disciplinées autant que le permettait la licence et l’enthousiasme. On prit Nicée, on battit deux fois les armées commandées par le fils de Soliman. Les turcs et les arabes ne soutinrent point dans ces commencements le choc de ces multitudes couvertes de fer, et de leurs grands chevaux de bataille, et des forêts de lances auxquelles ils n’étaient point accoutumés.

Bohémond eut l’adresse de se faire céder par les croisés le fertile pays d’Antioche. Baudouin alla jusqu’en Mésopotamie s’emparer de la ville d’Édesse, et s’y forma un petit état. Enfin on mit le siége devant Jérusalem, dont le calife d’Égypte s’était saisi par ses lieutenants. La plupart des historiens disent que l’armée des assiégeants, diminuée par les combats, par les maladies et par les garnisons mises dans les villes conquises, était réduite à vingt mille hommes de pied et à quinze cent chevaux, et que Jérusalem, pourvue de tout, était défendue par une garnison de quarante mille soldats. On ne manque pas d’ajouter qu’il y avait outre cette garnison vingt mille habitants déterminés. Il n’y a point de lecteur sensé qui ne voit qu’il est moralement impossible qu’une armée de vingt mille hommes en assiége une de soixante mille dans une place fortifiée ; mais les historiens ont toujours voulu du merveilleux.

Ce qui est vrai, c’est qu’après cinq semaines de siége la ville fut emportée d’assaut, et que tout ce qui n’était pas chrétien, fut massacré. L’ermite Pierre, de général devenu chapelain, se trouva à la prise et au massacre. Quelques chrétiens que les musulmans avaient laissé vivre dans la ville, conduisirent les vainqueurs dans les caves les plus reculées, où les mères se cachaient avec leurs enfants : et rien ne fut épargné. Tous les historiens conviennent qu’après cette boucherie, les chrétiens tout dégoûtants de sang allèrent en procession à l’endroit qu’on dit être le sépulcre de Jésus-Christ, et y fondirent en larmes. Il est très vraisemblable qu’ils y donnèrent des marques de religion ; mais cette tendresse qui se manifesta par des pleurs, n’est guères compatible avec cet esprit de vertige, de fureur, de débauche et d’emportement. Le même homme peut être furieux et tendre, mais non dans le même temps.

Jérusalem fut prise par les croisés le 5 juillet 1099 tandis qu’Alexis Comnène était empereur d’orient, Henri IV d’occident, et qu’Urbain II chef de l’église romaine vivait encore. Il mourut avant d’avoir appris ce triomphe de la croisade dont il était l’auteur. Les seigneurs, maîtres de Jérusalem, s’assemblaient déjà pour donner un roi à la Judée. Les ecclésiastiques, suivants l’armée, se rendirent dans l’assemblée, et osèrent déclarer nulle l’élection qu’on allait faire, parce qu’il fallait, disaient-ils, faire un patriarche avant de faire un souverain.

Cependant Godefroy De Bouillon fut élu, non pas roi, mais duc de Jérusalem. Quelques mois après arriva un légat nommé d’Amberto, qui se fit nommer patriarche par le clergé ; et la première chose que fit ce patriarche, ce fut de prétendre le petit royaume de Jérusalem pour lui-même. Il fallut que Godefroy de Bouillon, qui avait conquis la ville au prix de son sang, la cédât à cet évêque. Il se réserva le port de Joppé et quelques droits dans Jérusalem. Sa patrie qu’il avait abandonnée valait bien au-delà de ce qu’il avait acquis en Palestine.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

De l’orient au temps des croisades.

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De l’orient au temps des croisades.

Les religions durent toujours plus que les empires. Le mahométisme florissait, et l’empire des califes était détruit par la nation des turcomans. On se fatigue à rechercher l’origine de ces turcs. Elle est la même que celle de tous les peuples conquérants. Ils ont tous été d’abord des sauvages, vivants de rapine. Les turcs habitaient autrefois au-delà du Taurus et de l’Immaus, et bien loin, dit-on, de l’Araxe. Ils étaient compris parmi ces tartares que l’antiquité nommait scythes. Ce grand continent de la Tartarie, bien plus vaste que l’Europe, n’a jamais été habité que par des barbares. Leurs antiquités ne méritent guères mieux une histoire suivie que les loups et les tigres de leur pays. Ils se répandirent vers le onzième siècle du côté de la Moscovie. Ils inondèrent les bords de la mer noire et ceux de la mer Caspienne. Les arabes sous les premiers successeurs de Mahomet avaient soumis presque toute l’Asie mineure, la Syrie et la Perse : les turcomans vinrent enfin, qui soumirent les arabes.

Un calife de la dynastie des Abbassides, nommé Motassem, fils du grand Almamon, et petit-fils du célèbre Aaron Rachild, protecteur comme eux de tous les arts, contemporain de nôtre Louis Le Débonnaire ou Le Faible, posa les premières pierres de l’édifice sous lequel ses successeurs furent enfin écrasés. Il fit venir une milice de turcs pour sa garde. Il n’y a jamais eu un plus grand exemple du danger des troupes étrangères. Cinq à six cent turcs à la solde de Motassem sont l’origine de la puissance ottomane, qui a tout englouti, de l’Euphrate jusqu’au bout de la Grèce, et a de nos jours mis le siége devant Vienne. Cette milice turque augmentée avec le temps devint funeste à ses maîtres.

De nouveaux turcs arrivent qui profitèrent des guerres civiles excitées pour le califat. Les califes Abbassides de Bagdad perdirent bientôt la Syrie, l’Égypte, l’Afrique, que les califes Fatimites leur enlevèrent. Les turcs dépouillèrent et Fatimites et Abbassides. Togrud Beg, ou Ortogrul Beg, de qui on fait descendre la race des ottomans, entra dans Bagdad, à peu près comme tant d’empereurs sont entrés dans Rome. Il se rendit maître de la ville et du calife, en se prosternant à ses pieds. Ortogrul conduisit le calife Caiem à son palais en tenant la bride de sa mule ; mais plus habile ou plus heureux que les empereurs allemands ne l’ont été dans Rome, il établit sa puissance, et ne laissa au calife que le soin de commencer le vendredi les prières à la mosquée, et l’honneur d’investir de leurs états tous les tyrans mahométans qui se faisaient souverains. Il faut se souvenir que comme ces turcomans imitaient les francs, les normands et les goths dans leurs irruptions, ils les imitaient aussi en se soumettant aux lois, aux mœurs et à la religion des vaincus. C’est ainsi que d’autres tartares en ont usé avec les chinois ; et c’est l’avantage que tout peuple policé, quoique le plus faible, doit avoir sur le barbare, quoique le plus fort.

Ainsi les califes n’étaient plus que les chefs de la religion, tels que le daïri pontife du Japon, qui commande en apparence aujourd’hui au Cubosama, et qui lui obéît en effet ; tels que le shérif de La Mecque, qui appelle le sultan turc son vicaire ; tels enfin qu’étaient les papes sous les rois lombards. Je ne compare point sans doute le trône de l’erreur à celui de la vérité. Je compare les révolutions. Je remarque que les califes ont été les plus puissants souverains de l’orient, tandis que les pontifes de Rome n’étaient rien. Le califat est tombé sans retour ; et les papes sont peu à peu devenus de grands souverains, affermis, respectés de leurs voisins, et qui ont fait de Rome la plus belle ville de la terre.

Il y avait donc au temps de la première croisade un calife à Bagdad qui donnait des investitures, et un sultan turc qui régnait. Plusieurs autres usurpateurs turcs et quelques arabes, étaient cantonnés en Perse, dans l’Arabie, dans l’Asie Mineure. Tout était divisé, et c’est ce qui pouvait rendre les croisades heureuses. Mais tout était armé, et ces peuples devaient combattre sur leur terrain avec un grand avantage. L’empire de Constantinople se soutenait : tous ses princes n’avaient pas été indignes de régner. Constantin Porphirogénéte, fils de Léon Le Philosophe, et philosophe lui-même, fit renaître, comme son père, des temps heureux. Si le gouvernement tomba dans le mépris sous Romain fils de Constantin, il devint respectable aux nations sous Nicéphore Phocas, qui avait repris Candie en 961 avant d’être empereur. Si Jean Zimiscés assassina ce Nicéphore, et souilla de sang le palais, s’il joignit l’hypocrisie à ses crimes, il fut d’ailleurs le défenseur de l’empire contre les turcs et les bulgares. Mais sous Michel Paphlagonate on avait perdu la Sicile : sous Romain Diogène presque tout ce qui restait vers l’orient, excepté la province de Pont ; et cette province, qu’on appelle aujourd’hui Turcomanie, tomba bientôt après sous le pouvoir du turc Soliman, qui maître de la plus grande partie de l’Asie Mineure, établit le siége de sa domination à Nicée, et menaçait de-là Constantinople au temps où commencèrent les croisades.

L’empire grec était donc borné alors presque à la ville impériale, du côté des turcs ; mais il s’étendait dans toute la Grèce, la Macédoine, l’Épire, la Thessalie, la Thrace, l’Illyrie, et avait même encore l’île de Candie. Les guerres continuelles, quoique toujours malheureuses contre les turcs, entretenaient un reste de courage. Tous les riches chrétiens d’Asie, qui n’avaient pas voulu subir le joug mahométan, s’étaient retirés dans la ville impériale, qui par-là même s’enrichit des dépouilles des provinces. Enfin malgré tant de pertes, malgré les crimes et les révolutions du palais, cette ville, à la vérité déchue, mais immense, peuplée, opulente et respirant les délices, se regardait comme la première du monde. Les habitants s’appelaient romains et non grecs. Leur état était l’empire romain : et les peuples d’occident, qu’ils nommaient latins, n’étaient à leurs yeux que des barbares révoltés.

La Palestine n’était que ce qu’elle est aujourd’hui, le plus mauvais pays de tous ceux qui sont habités dans l’Asie. Cette petite province est dans sa longueur d’environ quarante-cinq lieues, et de trente à trente-cinq en largeur. Elle est couverte presque partout de rochers arides, sur lesquels il n’y a pas une ligne de terre. Si cette petite province était cultivée, on pourrait la comparer à la Suisse. La rivière du Jourdain, large d’environ cinquante pieds dans le milieu de son cours, ressemble à la rivière d’Aar chez les suisses, qui coule dans une vallée moins stérile que le reste. La mer de Tibériade peut être comparée au lac de Genève. Cependant les voyageurs qui ont bien examiné la Suisse et la Palestine, donnent tous la préférence à la Suisse. Il est vraisemblable que la Judée fut plus cultivée autrefois quand elle était possédée par les juifs. Ils avaient été forcés de porter un peu de terre sur les rochers pour y planter des vignes. Ce peu de terre, liée avec les éclats des rochers, étaient soutenus par de petits murs dont on voit encore des restes de distance en distance. 

La Palestine, malgré tous ces efforts, n’eut jamais de quoi nourrir ses habitants ; et de même que les treize cantons envoient le superflu de leurs peuples servir dans les armées des princes qui peuvent les payer, les juifs allaient faire le métier de courtiers en Asie et en Afrique. à peine Alexandrie était-elle bâtie, qu’ils s’y étaient établis. Les juifs commerçants n’habitaient guères Jérusalem ; et je doute que dans le temps le plus florissant de ce petit état, il y ait jamais eu des hommes aussi opulents que le sont aujourd’hui plusieurs hébreux d’Amsterdam et de La Haye.

Lorsque Omar, successeur de Mahomet, s’empara des fertiles pays de la Syrie, il prit la contrée de la Palestine ; et comme Jérusalem est une ville sainte pour les mahométans, il l’enrichit d’une magnifique mosquée de marbre, couverte de plomb, ornée en dedans d’un nombre prodigieux de lampes d’argent, parmi lesquelles il y en avait beaucoup d’or pur. Quand ensuite les turcs déjà mahométans s’emparèrent du pays vers l’an 1055 ils respectèrent la mosquée, et la ville resta toujours peuplée de sept à huit mille habitants. C’était ce que son enceinte pouvait alors contenir, et ce que tout le territoire d’alentour pouvait nourrir. Ce peuple ne s’enrichissait guères d’ailleurs que des pèlerinages des chrétiens et des musulmans. Les uns allaient visiter la mosquée, les autres le saint sépulcre. Tous payaient une petite redevance à l’émir turc qui résidait dans la ville, et à quelques imans qui vivaient de la curiosité des pèlerins.

Publié dans:L'ordre des Templiers |on 20 mai, 2007 |Pas de commentaires »

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