La chevalerie urbaine en Occitanie de la fin du X siècle au début du XIII
selon Martin Aurell
En se fondant sur les monographies urbaines et princières qui, ces dernières années, ont exploité les sources
épiscopales, capitulaires et monastiques et les actes des comtes, vicomtes et seigneurs des villes méridionales, Martin
Aurell a récemment publié une étude sur la chevalerie urbaine occitane des XI et XII siècles, première synthèse de
référence consacrée à cette catégorie sociale (17). Elle révèle le rôle de premier plan qu’ont joué au cours de cette période
les guerriers préposés à la défense des villes et de leur « district ». En attendant l’émergence tardive d’une bourgeoisie autochtone dont les affaires mercantiles et financières étaient l’activité principale (patriciat), la voie est longtemps demeurée libre pour les milites qui ont pu aisément contrôler le pouvoir municipal et demeurer les maîtres de la ville.
Autour de 1100, les chevaliers et leurs lignages constituaient environ un dixième de la population urbaine. Ce poids démographique a contribué à accroître leur emprise sociale sur la ville et à marquer de leur empreinte le paysage urbain, caractérisé par la présence de nombreuses tours et maisons fortes. À Nîmes, la plupart des chevaliers résidaient dans des maisons fortes édifiées dans les portiques et galeries ou sur l’arène de l’ancien amphithéâtre romain transformé en citadelle, le castrum Arenarum. Les nouveaux pouvoirs urbains ont, aux XI et XII siècles, renforcé certains éléments du dispositif défensif romain et en ont concédé la garde à leurs fidèles; des aménagements ont été notamment apportés aux portes des cités pour en faire des maisons fortes. À l’intérieur même des cités, parfois dans leurs faubourgs, d’assez nombreuses demeures de chevaliers, désignées dans les textes par le terme de turris, sont venues compléter les aménagements apportés aux enceintes, par exemple dans la Cité et le Bourg de Toulouse ou dans le clos Saint-Nazaire de Béziers. Ces tours et maisons fortes ont partout constitué les pôles d’ancrage des lignages citadins. Nombre d’entre elles ont été détruites au XIII siècle par les autorités royales, à Nîmes et à Avignon en particulier où selon les chroniqueurs capétiens les « trois cents maisons à tours » auraient été rasées. Mais les destructions n’ont pas affecté toutes les villes. Certaines, comme Périgueux, ont conservé jusqu’à la fin du Moyen
Âge leur paysage hérissé de tours des XI et XII siècles (18).
Ces chevaliers tenaient généralement leurs maisons fortes d’un seigneur laïque ou ecclésiastique envers lequel ils étaient engagés par des liens féodaux. Aucun des maîtres de la ville ne pouvait se priver du service d’un groupe de milites vassaux. L’aide et le conseil de ces chevaliers urbains étaient de nature militaire, judiciaire ou policière.
Le fief ou bénéfice que le seigneur concédait à son fidèle prenait plusieurs formes. Il pouvait notamment comporter la maison forte qu’occupait le chevalier, mais aussi des jardins et des terrains vagues à l’intérieur et à l’extérieur de la ville, à une époque où le tissu urbain et péri-urbain n’était pas encore serré et englobait de nombreux espaces vierges de constructions. Ces concessions de terrains ont fait de tous ces chevaliers des spéculateurs fonciers quand ils ont transformé leurs terres en terrains à bâtir. Ainsi, par le biais du fief, les chevaliers ont été les principaux possesseurs de terres, dans et autour de la ville. La détention de moulins et de fours, la perception de taxes sur les marchés urbains, de péages sur les routes et de droits de portage sur les fleuves, en ont fait les principaux bénéficiaires de la renaissance de l’artisanat et du commerce. Pouvoir banal et fiefs leur ont de la sorte assuré une part considérable des fruits de la croissance urbaine et du travail des citadins qu’ils étaient censés défendre. Le guet et la chevauchée étaient certes leur occupation principale; ils n’étaient pas la plus lucrative. L’essentiel de leurs revenus provenait de leurs activités annexes de marchands, de banquiers, de percepteurs, de spéculateurs et de bâtisseurs.
Ces affaires ont contribué à pérenniser chez eux un statut social flou. Plusieurs traits permettaient aisément d’identifier le miles au sein du corps social urbain:
- des rites qui le distinguaient du reste de la communauté, la remise des armes ou adoubement, attesté dès le milieu du XII siècle, le serment de fidélité prêté à son seigneur.
- le miles combat à cheval, ce qui le différencie du bourgeois qui se contente de combattre à pied, au sein de la milice urbaine.
- les substantifs de miles ou cabalarius, attachés à la fonction militaire, traduits dans la poésie des troubadours par cavalier et utilisés aux XI et XII siècles pour désigner le chevalier méridional; les qualificatifs de « très honorable », « illustre » ou « noble » qui renvoient aux valeurs sociales de référence.
Les textes donnent parfois au chevalier l’épithète de probus homo qui, en principe, désignait le membre de l’élite dirigeante d’une ville n’appartenant pas à la chevalerie, mais qui, dans la pratique, pouvait qualifier aussi bien le miles que le bourgeois. Les hésitations des scribes traduisent bien les flottements statutaires entre deux groupes dominants dont les limites n’étaient pas toujours clairement précisées et entre lesquels s’opéraient d’incessants brassages. Les actes distinguent aussi le miles du civis (« citoyen ») et du burgensis (« bourgeois »), deux synonymes proches de probus homo. Les difficultés qu’éprouvent les scribes de l’époque pour établir une hiérarchie exacte au sein du patriciat prouvent bien que « des distinctions reposant exclusivement sur la fonction militaire, sur la fortune foncière ou monétaire et sur le genre de vie n’assuraient pas une division rigide et permanente parmi les élites citadines » (19).
Une étude des textes législatifs indique que, dans le domaine juridique, le statut de chevalier ne différait guère de celui de bourgeois, si ce n’est que l’un combattait à cheval et l’autre à pied, que le premier bénéficiait de quelques privilèges financiers (exemption du droit de gîte) ou honorifiques. Les activités économiques ne dissociaient pas davantage les deux groupes, puisqu’il n’existait aucune incompatibilité entre la chevalerie et les affaires. Les milites investissaient dans le commerce et la finance une part des profits tirés de leurs terres, des péages et des taxes. Leurs occupations marchandes étaient les mêmes que celles des burgenses; seule différait la source de leurs capitaux qu’ils tiraient, eux, des revenus de leurs fiefs. On s’explique alors la réussite dans les affaires des membres du lignage noble des Capdenier à Toulouse ou celle d’un Peire Sigar, noble de Béziers, qualifié de negociator ou de mercator.
Par ses origines, la chevalerie urbaine est très composite. Aux représentants de la très vieille aristocratie, carolingienne voire sénatoriale, sont progressivement venus se mêler des hommes nouveaux tentés par le métier des armes à cheval. Il est cependant indéniable que la majorité des lignages militaires était d’origine aristocratique (20).
Les structures lignagères et l’accaparement par les aînés de l’essentiel des patrimoines familiaux, incitaient les cadets à quitter la campagne pour s’établir en ville. Les témoignages languedociens ne manquent pas sur cet exode rural des lignées nobles et leur mainmise sur les cités. Parmi ces campagnards accueillis par la ville et promus chevaliers figuraient aussi nombre de paysans alleutiers enrichis, qui ont su profiter de l’ouverture du groupe des guerriers pour s’y intégrer et former avec les milites issus du groupe des burgenses, une nouvelle chevalerie urbaine. L’assimilation de tous ces parvenus a été favorisée par l’adoption du train de vie, des valeurs et du modèle culturel des anciens chevaliers.
La fixation du statut des chevaliers et, par voie de conséquence, la fermeture du groupe, n’est intervenue que dans le courant du XIII siècle. Ceux que caractérisaient le métier des armes et un genre de vie spécifique ont constitué désormais une véritable noblesse. On est passé alors « de la classe de fait à la noblesse de droit » (Marc Bloch), de « l’aristocratie à la noblesse » (Georges Duby) ou de la « puissance aux privilèges » (Philippe Contamine). Ce phénomène est concomitant de la transformation de la bourgeoisie en un ordre ou un état: à Arles, à partir de 1274, les épithètes « noble » et « bourgeois » (nobilis et burgensis) se substituent à « chevalier » et « prudhomme » (miles
et probus homo). Le droit définit désormais nettement la noblesse et la bourgeoisie. « À la fin du XIII siècle, les statuts des personnes sont clairs, et le passage d’un individu d’une catégorie juridique à l’autre, s’il n’est pas impossible, nécessite du moins l’aval de l’administration royale, princière ou communale… Cette rigidité dans la définition du rôle et du rang des personnes tranche fortement sur la période précédente ou la mobilité sociale était de mise » (21).
La chevalerie urbaine a accaparé au XII siècle les sièges des consulats; à Arles de 1135 à 1155, au moins 21 des 28 consuls appartenaient à des lignages chevaleresques. Véritable oligarchie, elle a monopolisé le pouvoir consulaire dont les principales attributions étaient d’ordre judiciaire et banal. Les milites contrôlèrent d’abord la justice urbaine, qu’elle fût seigneuriale ou communale. Dans la première moitié du XII siècle, de 1129 à 1144 surtout,
des juges apparaissent de plus en plus dans les textes sous l’appellation de « consuls » (consules). Venue d’Italie, l’institution gagna progressivement toute la zone littorale languedocienne. Les Toulousains firent le choix d’un autre terme, celui de « capitulaires » (capitularii). Les premières chartes qui précisaient le fonctionnement du consulat furent rédigées vers 1150. Elles organisaient un collège consulaire et un conseil constitués respectivement d’une douzaine et d’une centaine de membres, prévoyaient la réunion d’une assemblée générale. La gestion collective du
pouvoir de juger et de lever les redevances de la seigneurie banale présente bien des similitudes avec une coseigneurie. C’est en commun en effet que les chevaliers exerçaient ces pouvoirs d’essence seigneuriale, dans la maison consulaire érigée par la ville.
Le consulat est né dans le sillage des mouvements de paix de l’an mil et dans un contexte de pacification des sociétés urbaines. Les évêques ont encouragé son essor car il leur apparaissait comme une « universitas de paciers » s’engageant à respecter et à assurer la paix publique, et à laquelle ils déléguaient l’administration de la justice et des taxes (22). Le consulat méridional apparaît ainsi, selon Martin Aurell, comme « la dernière manifestation institutionnelle de la paix épiscopale… Ses membres prêtent un serment qui rappelle celui par lequel, à l’initiative de l’Église, les chevaliers juraient jadis de respecter la trêve de Dieu » (23). Le consulat a cependant échoué dans sa politique de pacification des villes méridionales. Les luttes internes se sont poursuivies entre milites de l’évêque et du comte, entre factions de quartiers (conflits entre la cité romaine et les faubourgs plus récents).
L’étude met aussi en lumière « le poids des chevaliers dans le chapitre » cathédral de leur ville (24). Or les chapitres, après 1150 surtout, sont devenus des lieux de savoir, tout particulièrement dans le domaine du droit, aussi bien canon que civil. Nombre de chevaliers y ont acquis une compétence juridique qui leur a ouvert des carrières brillantes, comme « maîtres ès lois » (magister) ou « avocat » (causidicus), au service des princes ou des villes.
Martin Aurell montre ensuite que la chevalerie urbaine n’est restée « insensible ni aux raffinements de la courtoisie ni aux exigences du monachisme ou du catharisme » (25). L’idéal de moine guerrier que propageaient les ordres militaires a attiré maints milites dans les maisons urbaines templières et hospitalières. L’aristocratie militaire s’est associée aussi à la fin du XII siècle à la renaissance du monachisme féminin et à la création en ville d’établissements d’assistance et de charité. Parmi les troubadours qui fréquentaient les cours des princes méridionaux, figuraient des chevaliers citadins. Autant courtois que militaires, ils partageaient dans les palais urbains une culture profane spécifique où l’amour de la guerre, de la vaillance et de la rapine se mêlait à l’amour courtois. Dans les villes du triangle Albi-Toulouse-Carcassonne, les chevaliers urbains ont connu le catharisme auquel leur contestation et leur haine de la seigneurie ecclésiastique les firent souvent adhérer. Son recrutement était au XII siècle presqu’exclusivement aristocratique.
Après 1200, les chevaliers ont perdu progressivement le contrôle du pouvoir politique et économique sur la ville. Leurs lignages, divisés en plusieurs branches collatérales, s’affaiblirent. Nombre de cadets ont été contraints de quitter la cité et ses garnisons pour élire demeure à la campagne dans leurs maisons fortes. Bien des familles renoncèrent alors à leurs assises urbaines. Les causes de ce mouvement se trouvent dans le décollage commercial et l’essor d’une classe de marchands et d’artisans que l’on observe à partir de 1150 dans les régions du Midi. Ses membres étaient trop nombreux pour être intégrés ou assimilés, comme par le passé, dans la chevalerie. Autour de
1200 et durant les premières décennies du XIII siècle, ils accédèrent aux instances consulaires où ils devinrent assez vite majoritaires, dès 1202 par exemple parmi les « capitulaires » de Toulouse. Cette ascension des spécialistes des affaires est contemporaine de l’intégration du Languedoc, au lendemain de la croisade albigeoise, dans son nouveau cadre politique, l’État monarchique français, et de l’intrusion des administrations princières dans les villes, en Provence et en Catalogne par exemple. L’instauration d’un ordre politique et social nouveau dans lequel le guerrier n’était plus « l’apanage des seigneurs urbains », bouleversa le paysage urbain et l’organisation du pouvoir municipal.
Ces transformations « traduisent la fin de la société urbaine organisée pour la guerre. La ville cessa d’être forteresse, citadelle imprenable ou repaire de gens d’armes. Elle devint par contraste, marché. Le milieu des affaires la contrôlait dorénavant. Les modèles de comportement hérités de la noblesse militaire de l’an mil ne s’effacèrent pourtant pas d’un trait; ils marquèrent à jamais les mentalités des élites citadines d’Occitanie » (26).
Des chevaliers aux damoiseaux: la noblesse militaire urbaine après 1200
Il est avéré que l’ancienne élite des chevaliers urbains ne mourut pas sans sursauts après 1200. Maints milites bataillèrent longtemps pour conserver leur rang, parfois jusqu’à la fin du Moyen Âge. Ils n’y sont pas toujours parvenus. Les exemples de villes où ils ont cessé de jouer un rôle et ont déserté la société urbaine pour s’établir à la campagne ne manquent certes pas. Mais il serait beaucoup trop sommaire d’affirmer que la noblesse militaire s’est partout retirée des « bonnes villes » à l’heure de leur formation ou qu’elle s’est biologiquement éteinte, en même temps que l’ancien patriciat marchand, au XIV siècle. Il y a toujours des nobles qui vivent et prospèrent dans les villes méridionales. Ils y tenaient même parfois, ainsi à Tarascon ou à Arles, une position institutionnelle avantageuse et reconnue. Cette situation est assez courante en Provence; elle est aussi attestée en Languedoc et dans tout le Sud-Ouest.
À Albi, parmi les ciutadas (« citadins ») qui composaient l’oligarchie et monopolisaient au XIII e siècle le consulat, figurèrent durablement, aux côtés de familles de marchands et de gens de lois, des lignages de chevaliers urbains qui résidaient dans la ville et possédaient des seigneuries rurales dans les villages d’alentour (27). On en compte une quinzaine entre 1220 et 1250, ainsi les Mir, les Amat, les Alric, les Delpech, pour s’en tenir aux plus puissants. Après 1250, soucieux de conserver leur rang social, ils ont envoyé « leurs fils à l’université en vue d’en faire des experts, licenciés ès lois, les Amat notamment » qui, avec d’autres familles de l’aristocratie marchande, comptaient plusieurs « maîtres » dans leurs rangs (28). Ces familles de chevaliers n’ont cependant pas tardé à s’effacer face à l’ascension des nouvelles élites. Elles n’étaient presque plus représentées à la fin du Moyen Âge au sein de l’oligarchie restreinte qui occupait l’hôtel de ville (29). De 1401-1402 à 1561-1562, parmi les 359 familles qui ont exercé la charge consulaire, les marchands (46 %) et les juristes (37 %) formaient les groupes dominants.
Venaient ensuite les praticiens des métiers de santé (6,5 %), suivis de bourgeois, de représentants de l’artisanat de luxe et de quelques nobles. Les petits artisans ne fournissaient que 2,75 % de l’effectif consulaire.
La ville de Rodez présente une situation similaire. Plusieurs des familles qui composaient aux XI et XII siècles les groupes de milites du comte et de l’évêque, se sont maintenues jusqu’au XIV siècle (30). Le plus ancien lignage des chevaliers de la Cité, celui qui portait le nom de la ville, les Rodez, détenteur jusqu’au milieu du XIII siècle de la viguerie – un texte de 1254 mentionne encore un « Uc de Rodez, le viguier » –, figurait toujours parmi les élites à la fin du XIII siècle et au début du XIV. Mais ses représentants résidaient alors dans le Bourg où on les voit prêter hommage au comte en 1281 et être consul en 1312, peu avant leur extinction. Même constat de continuité pour les Mantellin, désignés de 1061 à 1077, puis en 1161 comme chevaliers de la Cité, plusieurs fois membres du chapitre au XIII siècle. Le lignage vivait encore à Rodez en 1333: un Amans de Mantellin, damoiseau, est qualifié de sire de « Causaco ». D’autres vieilles familles de chevaliers de la Cité s’éteignirent de la même façon au XIV siècle, les Attizal, les Balaguier, les Fort, les Penavayres… L’impression de pérennité est la même parmi les chevaliers du Bourg, les Agassa, les Bouson, les Cat, les Galabru, les Sigal. Ces familles de milites, aussi bien dans la Cité que dans le Bourg, n’avaient rien perdu de leurs anciennes prérogatives dans le second tiers du XIIIsiècle. Elles exerçaient toujours leur fonction de guerriers du comte et de l’évêque – en 1276, on voit encore les chevaliers du comte combattre dans la Cité – et continuaient à détenir les leudes de la ville – jusque vers 1250-1260 (31). Au XIV siècle, quelques descendants de ces vieilles familles chevaleresques jouaient encore un rôle dans le consulat. La fonction de premier consul de la Cité a été détenue jusqu’en 1315 par un noble, puis après cette date, par un jurisconsulte. Côté Bourg, le premier consul a toujours été un noble jusque vers 1350; il l’a été assez souvent ensuite jusqu’en 1394, mais sans assister aux délibérations. Ces lignages de haute époque se sont tous progressivement effacés au XIV siècle, remplacés au sein de la noblesse par des familles de marchands, de changeurs, de gens de lois et d’officiers royaux (32). Philippe Wolff constate aussi la présence d’une « noblesse proprement militaire » à Toulouse aux XIV et XV siècles, même si les décès et les ruines ont clairsemé ses rangs (33). Vers 1400, il ne restait dans la ville que six chevaliers et dix écuyers ou damoiseaux. Si quelques familles étaient récentes, les Ysalguier notamment, descendants du changeur Raymond Ysalguier, qui se vouaient aux carrières administratives et militaires, d’autres provenaient de lignages de chevaliers du XII siècle. Ces vieilles familles peinaient cependant pour conserver leur rang. Des Rouaix, il ne subsistait qu’une branche représentée jusqu’à sa mort en 1398 par Aymeric, puis par ses quatre fils, deux qui sont entrés dans le clergé et deux autres qui ont été vite ruinés; aucun des Rouaix n’a été capitoul entre 1379 et 1417.
Les Maurand ont eux conservé un plus large accès au capitoulat, mais n’ont pu échapper aux difficultés financières.
Autour de 1360, ils ont dû vendre leur vieille « tour » familiale. Ils étaient totalement ruinés vers 1444.
Plusieurs monographies présentent des cas de villes où la noblesse militaire de vieille souche est demeurée puissante et active, y compris au sein des consulats, jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est en Provence, à Tarascon et à Arles notamment, que ce caractère de pérennité est le plus affirmé. Au sein des élites de Tarascon à la fin du XIV siècle, Michel Hébert évalue « le nombre des familles dirigeantes à trente deux, réparties également entre nobles et bourgeois » (34). Ces familles siégeaient à peu près en permanence au conseil et assuraient la continuité du pouvoir urbain. Les nobles y constituaient l’élément le plus stable – ancienneté des lignages et des patrimoines. Ils partageaient avec la bourgeoisie, à égalité de sièges, le gouvernement de la cité. Les textes concédés à la fin du XIII siècle, et toujours appliqués à la fin du XIV, voulaient qu’il y ait toujours dix nobles et dix bourgeois dans le conseil, et la coutume imposait une répartition égale chez les syndics. Cette stricte égalité de principe tolérait seulement une spécialisation des nobles ou des bourgeois dans des fonctions que, par intérêt ou par vocation, les uns et les autres étaient plus aptes à remplir – fonctions militaires et ambassades pour les nobles. S’appuyant sur une série de listes de participants à des réunions publiques en 1199, 1221, 1226, 1233, 1256 et 1322, ainsi que sur des listes d’assujettis à des redevances comtales entre 1252 et 1333, il constate que la « continuité des lignages a été plutôt l’affaire de la noblesse » (35). Sur les seize familles nobles les plus puissantes des années 1370-1400, douze étaient attestées dès la première moitié du XIII siècle. Huit constituaient des familles de milites dans la liste de 1256 etfiguraient dans les listes de 1199 (six familles), 1221 (quatre), et 1226 (six) avec les qualificatifs de miles, dominus, probus homo ou leur patronyme, sans autre indication. Des quatre autres, une est mentionnée en 1199 (comme probushomo), une autre en 1226 (miles), les deux dernières en 1233 (simple patronyme). Sur les seize familles bourgeoises de l’élite dirigeante, trois seulement étaient inscrites dans la liste de 1221, quatre autres dans la liste des redevables de 1252 (simple patronyme) (36).
LA MAISON AU MOYEN ÂGE DANS LE MIDI DE LA France Aux XIV et XV siècles, dans la ville d’Arles, les nobles et les bourgeois – les termes de nobilis et de burgensis ont remplacé à partir de la fin du XIII siècle ceux de miles et de probus homo – formaient les deux groupes de l’élite dirigeante (37). En 1437-1438, les deux catégories réunies représentaient 9,3 % des 1228 propriétaires et chefs de feux: 59 nobles (4,80 %), 6 bourgeois anoblis (0,49 %), 44 bourgeois (3,59 %), 6 probhommes accédant à la bourgeoisie (0,49 %). La noblesse conservait à Arles des liens forts avec la terre, mais elle résidait en ville. Deux traits la caractérisaient, sa continuité et son renouvellement. Nombre de familles anciennes ont certes cessé d’exister entre 1250 et 1450, pour la plupart au XIV siècle et durant la première moitié du XV, frappées par les mortalités, les troubles politiques et les aléas familiaux (absence d’héritier mâle). Pourtant, « dans les années 1425-1450, une famille sur six remontait aux X-XI et XII siècles: les Porcellet au X siècle, les Eyguières au XI siècle (les quatre Eyguières de 1430 appartiennent à un lignage qui a compté parmi les siens un célèbre archevêque d’Arles de 1192 à 1202, Imbert d’Eyguières), un Arlatan est consul en 1178, un Rochemaure en 1186, un Destang en 1190. Les Lamanou, pour leur part, remontent à un seigneur catalan arrivé en Provence peu avant 1200 » (38). Ces vieilles familles côtoyaient au XV siècle des familles nobles nouvelles, certaines issues de la bourgeoisie locale, d’autres venues de l’extérieur (afflux d’officiers comtaux et de nobles provençaux). La continuité des lignages anciens et le renouvellement assuré par l’ascension sociale et l’immigration ont permis le maintien d’un groupe nombreux et influent de familles nobles. Les représentants des vieilles familles de milites n’étaient plus guère chevaliers au XV siècle, ils n’étaient que domicelli (damoiseaux), les Eyguières, les Rochemaure, les Porcellet, les Romieu, les Destang. Entre 1425 et 1450, « seuls deux Arlésiens ont été adoubés [...] Jean Arlatan [...] et Jean Quiqueran [...],l’un représentant parfait de la vieille noblesse, l’autre un parvenu » (39). Cette noblesse arlésienne concentrait entre ses mains, en partage avec les burgenses, le pouvoir consulaire et la fortune. Il est clair qu’Arles ne correspond pas au schéma proposé par Bernard Chevalier à propos de la noblesse urbaine (40).
Dans la ville double qu’était Périgueux, la plus petite des deux villes, la Cité, était aussi la plus ancienne. Elle était la ville épiscopale et la ville des chevaliers. Elle conservait à la fin du Moyen Âge une physionomie sociale très particulière, dominée par deux catégories, les chanoines et les clercs et les chevaliers (41). Ceux-ci étaient encore nombreux au XV siècle. Leurs hôtels fortifiés et munis de tours s’appuyaient sur le collier des remparts du III siècle.
Telles étaient les familles Barrière, Périgueux, Angoulême, Bourdeille, Limeuil, qui détenaient aussi des maisons fortes ou des châteaux à la campagne
14. D. B
ARTHÉLÉMY
, La société dans le comté de Vendôme de l’an mil au
XIVe siècle, p. 968; E. Crouzet-Pavan, « Les élites urbaines: aperçus
problématiques », p. 18.
15. A. R
IGAUDIÈRE, « L’essor des conseillers juridiques des villes dans la France du bas Moyen Âge » et « Le notaire et la ville médiévale »,
repris dans Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris, 1993, p. 215-274; B. Chevalier, « Le pouvoir par le savoir… », p. 75.
16. Ph. BRAUNSTEIN, « Pour une histoire des élites urbaines: vocabulaire, réalités et représentations », Les élites urbaines au Moyen Âge, p. 8
et 9; J. LE GOFF, « Tentatives de conclusions », Les élites urbaines au Moyen Âge, p. 10 et 11.
17. M. AURELL, « La chevalerie urbaine en Occitanie (fin X-début XIIIsiècle) », Les élites urbaines au Moyen Âge, op. cit., p. 71-118.
18. A. HIGOUNET-NADAL, Périgueux aux XIV et XV siècles. Étude de démographie historique, Bordeaux, 1978, p. 36-39. Un document de
1496 mentionne trente et une tours dans le seul bourg de Puy-Saint-Front, qui, pour la majorité d’entre elles, appartenaient à des familles nobles,
et pour quelques autres, à des familles bourgeoises.
19. M. AURELL, op. cit., p. 90.
20. C. DUHAMEL-AMADO
, La famille aristocratique languedocienne. Parenté et patrimoine dans les vicomtés de Béziers et d’Agde (900-
1170), thèse d’État multigraphiée, Université de Paris IV, 1995.
21. M. AURELL, op. cit. p. 97.
22. J.-P. POLY, « De la citadelle du fleuve à la capitale de la chrétienté (VII-XIVesiècle) », Histoire d’Avignon, Aix, Edisud, 1979, p. 159:
« La commune d’Avignon… est née à l’ombre de la cathédrale, lorsque les lignages chevaleresques de la ville se pensèrent eux-mêmes comme
une universitas de paciers, à qui l’évêque déléguait l’administration de la justice et des taxes ».
23. M. AURELL, op. cit. p. 101.
24. Ibid., p. 104: sur les soixante cinq chanoines identifiés à Agde entre le XI et le début du XIII siècle, soixante deux appartenaient à des
familles de milites de la cité et de son arrière-pays.
25. Ibid., p. 109.
26. Ibid., p. 110.
27. J.-L. BIGET, « La liberté manquée (1209-1345) », chap. IV de l’Histoire d’Albi, sous la direction de J.-L. Biget, Toulouse, 1983, p. 65
et 66.
28. Ibid., p. 65.
29. Ibid., chap. V, « Une nouvelle donne: le régime du protectorat monarchique (1345-1560) », p. 110-111.
30. J. BOUSQUET, « Mort et résurrection des fonctions urbaines (IVsiècle-1304) », chap. III de l’Histoire de Rodez, sous la direction de Henri
Enjalbert, Toulouse, 1981, p. 61-63.
31. Ibid., p. 63-64 et 73.
32. Ibid., « Deux républiques bourgeoises jumelles (1305-1562) », chap. IV, p. 84-85.
33. Ph. WOLFF, « L’épreuve des temps », chap. V de l’Histoire de Toulouse, sous la direction de Ph. Wolff, p. 200-203.
34. M. HÉBERT, Tarascon au XIV siècle. Histoire d’une communauté urbaine provençale, Aix-en-Provence, 1979, p. 35. et l’ensemble du
chapitre IV, p. 122-153.
35. Ibid., p. 135.
36. Ibid., p. 151, note 20. Les listes de 1199, 1221, 1226 et 1256 prouvent l’importance numérique du groupe des milites de Tarascon: en
1199, 14 domini, 16 milites et 67 probi homines; en 1221, 128 milites et probi homines; en 1226, 74 noms « tam domini quam alii milites et filii
militum »; en 1256, 51 noms dans la liste de l’« universitas militum et filiorum militum ».
37. L. S, « Nobles et bourgeois dans l’Arles du bas Moyen Âge: un patriciat », Mélanges offerts à Georges Duby, Aix-en-Provence,
1992, vol. 2, p. 181-193.
38. Ibid., p. 184-185.
39. Ibid., p. 182-183.
40. Ibid., p. 184; B. CHEVALIER, Les bonnes villes de France du XIV au XVI siècle, Paris, 1982, p. 71: « la ville médiévale avait bien connu
les nobles de nom et d’armes, gens de guerre de bonne naissance, souvent chevaliers… Le fait est pourtant qu’à la fin du XIII siècle ces nobles
quittent la ville pour aller vivre aux champs. Du nord au midi, entre cette noblesse devenue exclusivement rurale et la ville s’est creusé un “fossé”,
s’ouvre une “coupure” totale, se dresse une “barrière” ».
41. A. HIGOUNET-NADAL, Périgueux aux XIV et XV siècles, p. 27-28.
42. J.-L. BIGET, « Les villes du Midi de la France au Moyen Âge », Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Paris, sous la
direction de J.-L. Biget et J.-C. Hervé, ENS, Éditions Fontenay-Saint-Cloud, 1995, p. 149-172
