
A se côtoyer quotidiennement, Francs et Sarrasins apprennent progressivement à tirer profit de leurs connaissances et richesses respectives. L’exotisme oriental gagne les cours européennes, les étoffes des Flandres ornent les intérieurs des médinas…
Par Anne Bernet *
En dépit des antagonismes évidents, civilisations chrétienne et musulmane s’affrontent et se fréquentent de longue date. Les Occidentaux sont même loin d’être fermés à la culture et aux avancées scientifiques, technologiques ou philosophiques arabes.
Il y a longtemps déjà, que, par le biais des relations diplomatiques internationales, mais aussi par l’Espagne et la Sicile aux mains des musulmans, commerçants, érudits, médecins, religieux européens se tiennent au courant de ce qui se fait, se dit et se pense en Islam. Longtemps aussi qu’une riche clientèle occidentale connaît et apprécie les produits manufacturés et les denrées venus d’Orient, dont Constantinople et Alexandrie se réservent le monopole, pratiquant ainsi des prix astronomiques. La première croisade, et l’établissement en Terre sainte du royaume latin de Jérusalem, ouvrent un marché jusque-là chasse gardée des Byzantins et permettent l’exportation massive de tout ce qui constituait les summums inaccessibles d’un luxueux art de vivre.
S’ils en ont déjà eu un avant-goût lors de leur passage à Constantinople – où Grecs et Francs se sont mutuellement scandalisés, les uns en apparaissant comme de quasi-barbares, les autres comme des chrétiens décadents -, les croisés doivent attendre leur premier contact armé et victorieux contre les musulmans, pour se faire une idée des faramineuses richesses arabes.
La prise du camp de l’atabeg Kurbuqa de Mossoul, en mars 1098, leur réserve d’étranges surprises. La tente du sultan ne suffit-elle pas déjà à éblouir ? « Parmi ces riches dépouilles se remarquait une tente, ouvrage admirable qui appartenait au prince Kurbuqa. Elle était construite comme une ville, garnie de tours, de murailles et de remparts, et recouverte de riches tentures de soie [...]. Du centre de la tente, qui en formait en quelque sorte le logis principal, on voyait de nombreux compartiments qui se divisaient de tous côtés et formaient des espèces de rues, dans lesquelles étaient encore beaucoup d’autres logements semblables à des auberges. On assurait que deux mille hommes pouvaient tenir à l’aise dans ce vaste édifice. »
L’on comprend que ces hommes aient souhaité goûter à leur tour à ces plaisirs inconnus. Cependant, une fois installée en Terre sainte, ce n’est point par le pillage ou l’expropriation que la société issue de la croisade s’appropriera les modes de vie et les avantages de l’Orient, mais bien par des échanges commerciaux et intellectuels légaux et réguliers.
Il ne s’agit pas d’une colonisation au sens moderne du terme, mais d’une capacité à s’intégrer dans le pays, puis à ne faire qu’un avec les autochtones, nécessité si l’on pense que la majorité des croisés, après la prise de Jérusalem, sont rentrés chez eux, et que les Occidentaux restés en Palestine ne sont que quelques centaines. La défense du royaume franc de Jérusalem, au début du XIIe siècle, n’excède pas trois cents combattants et exclue tout contrôle réel du territoire. Il faut donc pour survivre s’appuyer sur les populations locales, chrétiens orientaux, Arméniens, mais aussi musulmans qui, parfois, ne pensent pas avoir perdu au change en passant de la domination d’un cheik ou d’un atabeg à celle des barons francs.
C’est ce que constate, il est vrai quatre-vingts ans après l’établissement des Francs, le voyageur arabe Ibn Jobaïr, pourtant foncièrement hostile à leur présence : « Nous avons quitté Toron par une route longée constamment de fermes habitées par des musulmans qui vivent dans un grand bien-être sous la domination des Francs. Puisse Allah nous préserver de céder à semblable tentation ! Les conditions qui leur sont faites sont l’abandon de la moitié de la récolte au moment de la moisson et le paiement d’une capitation d’un dinar et sept qirats plus un modeste impôt sur les arbres fruitiers. Les musulmans sont propriétaires de leurs habitations et s’administrent comme ils le veulent. Telle est la constitution des fermes et bourgades qu’ils habitent en territoire franc. Le coeur de nombreux musulmans est plein de la tentation de s’installer ici quand ils voient la condition de leurs frères dans les districts gouvernés par des musulmans, car elle est rien moins que confortable. Dans ces pays-là, disent-ils, ils ont toujours à se plaindre des injustices des chefs, tandis qu’ils n’ont qu’à se féliciter de la conduite des Francs et de leur justice à laquelle ils peuvent toujours se fier. »
La cohabitation est parfois pittoresque. Désireux de tirer de l’argent de son beau-père, riche seigneur arménien spécialement avare, un jeune baron franc lui confie, sous le sceau du secret, que, faute d’avoir pu solder ses chevaliers, il s’est engagé à se couper la barbe pour leur témoigner son regret de la dette. Horreur du beau-père qui sort l’argent pour n’avoir pas un gendre imberbe comme un eunuque, et grande joie des Francs, auteurs de la plaisanterie… Mais au-delà de ce climat social inattendu, et qui étonne par sa tolérance aimable tous les nouveaux arrivants, qu’en est-il des échanges techniques, commerciaux ou intellectuels ?
La présence franque, c’est peut-être d’abord un changement de paysage, qui va avec la transformation de la société et des moeurs.
Un épanouissement de l’agriculture, sur le modèle européen, favorisé par les avantages consentis aux paysans arabes qui donne un aspect plus riant aux campagnes palestiniennes, libanaises et syriennes. Une innovation technique, absolument inconnue en Orient, en est le symbole : c’est le moulin à vent qui dresse désormais sa silhouette sur les collines et soulage le lourd travail sur les meules que l’on mouvait manuellement. Sur les hauteurs, apparaissent peu à peu les châteaux et les fortifications destinés à assurer la sécurité du royaume et de ses fiefs, et qui reproduisent, en les adaptant à la configuration locale, l’architecture militaire féodale de l’Europe. En ce domaine, les apports sarrasins seront, quoiqu’on ait pu dire, nuls. Cette sécurité, qui préserve des armées ennemies mais aussi des incursions répétées des Bédouins pillards, profite aux paysans arabes.
Si le cheptel, essentiellement ovin et caprin de la région, ne connaît pas de modification notoire – les croisés s’en tiennent aux races locales -, il n’en est pas de même de l’élevage équin. En effet, les chevaux d’Orient, arabes ou arméniens, déjà très réputés dans l’Antiquité, où ils servaient entre autres à la remonte des légions romaines, en dépit de leur beauté et de leur robustesse, ne sont pas adaptés à la guerre féodale et à l’armement des chevaliers. Les fiers petits étalons ploieraient sous le poids de ces cavaliers trop grands, trop lourds, et encombrés d’armures qui pèsent plusieurs dizaines de kilos. Les Francs introduisent en Orient les races européennes, moins élégantes, certes, mais plus aptes à fournir des destriers de combat. De ces croisements sera issue une nouvelle sorte de barbes, chevaux forts et beaux qui seront à l’honneur dans les grandes écuries européennes au XVIIIe siècle et dont l’Espagne se fera une spécialité.
Dans les champs et les jardins orientaux, les croisés découvrent, ou redécouvrent, des plantes, des légumes, des céréales, des fleurs, parfois connus de l’Empire romain, mais que l’Europe avait oubliés. S’il faut encore trois siècles pour que le café (découvert au Yémen vers cette époque) soit exporté en Europe, il n’en va pas de même pour le sorgho, le riz – bientôt acclimaté dans le delta du Pô en Italie – et la canne à sucre. Cette dernière, vulgairement cultivée au Liban, révolutionne la pâtisserie, se substituant au miel, et permettant confiseries, confitures, fruits confits et autres douceurs dont les Arabes ont le secret.
Les potagers s’enrichissent de l’aubergine et de l’épinard, et d’une nouvelle variété d’artichaut, celle que nous connaissons, qui remplace avantageusement les espèces cultivées en Europe depuis l’Antiquité, et qui n’étaient en fait que de gros chardons améliorés. Si l’échalote, ou oignon d’Ascalon, est, par sa dénomination même, rattachée à la croisade (en référence à la bataille d’Ascalon du 12 août 1099), les spécialistes restent dubitatifs sur ses origines véritables et la date de son introduction. Des espèces fruitières fragiles, sont elles aussi retrouvées, puis ramenées dans le sud de l’Europe. C’est le cas du citron et de la bigarade, petite orange amère immangeable telle quelle mais qui fait merveille en confiserie, et en parfumerie. Venu de Perse, l’abricot – jadis à Rome fruit de luxe – ne tarde pas à reconquérir les gourmets à l’instar de la pastèque, résultant de l’amélioration des variétés de melons et de courges préexistantes. Fruit du palmier, la datte, découverte dans le désert, conquiert d’emblée les nouveaux venus qui comprennent tout son intérêt et en apprécient le goût « très doux ».
C’est toutefois au jardin d’agrément que l’Orient apporte le plus de nouveautés. Resserrés par nécessité à l’intérieur des villes et derrière l’abri des remparts, les jardins médiévaux sont étroits, et laissent peu de place aux cultures florales, d’ailleurs réduites aux petites fleurs locales du type pâquerettes, jonquilles, violettes, primevères, myosotis, muguets, anémones, églantines. L’espace disponible est en priorité réservé aux cultures utilitaires, légumes et herbes médicinales enclos dans des bordures de buis. L’Europe médiévale ignore alors les bouquets et les décorations florales, souvent assimilés à des survivances païennes douteuses. Les vases à fleurs n’existent pas, et personne n’aurait l’idée de fleurir sa maison.
L’introduction ou la réintroduction de variétés à grandes fleurs spectaculaires et parfumées, sans rapport avec les modestes espèces de bordures connues des jardiniers, révolutionne les sensibilités. Les botanistes sont partagés sur la date exacte de la redécouverte de ces espèces : les uns pensent qu’elles ont été ramenées d’Espagne avant la croisade, les autres repoussent leur introduction au XVe siècle. Cependant, tous s’entendent sur leur origine proche-orientale.
Des jardins arabes nous reviennent le lis blanc, dit lis de la Madone, et la rosa gallica , la petite rose syrienne que les croisés acclimateront à Sens. C’est de là que les jardiniers français, après améliorations constantes, la feront rayonner dans toute l’Europe. Elle n’existe alors qu’en rose, en rouge, en blanc et en jaune, la variété « inta » regardée comme la plus rare et la plus précieuse. Pour leur beauté et leur parfum, lis et rose sont aussitôt assimilés à la dévotion mariale, en plein essor : l’Eglise ne tarde pas à célébrer Marie sous l’appellation de « Rose Mystique » tandis qu’elle apparaît un lis entre les mains dans les représentations artistiques.
Est-ce par les jardins espagnols ou par l’Egypte que le nénuphar conquiert les bassins européens ? On ne le sait pas avec certitude, mais sa vogue sera immédiate. Même incertitude sur le cheminement de l’oeillet ou celui du jasmin, pas sur l’accueil qui leur est réservé. Le pavot, dans sa forme papaver somniferis , est d’abord apprécié pour ses propriétés médicales, et les potions calmantes, anesthésiantes et somnifères que l’on tire de son suc, accessoirement pour ses énormes fleurs rouges, blanches ou orangées. Originaire de Perse – comme son nom, qui signifie « mauve » en persan, l’atteste – le lilas a-t-il pénétré en Occident dès le Moyen Age ? Là encore, pas de certitude.
L’apparence des jardins se trouve profondément renouvelée par cette profusion de plantes fleuries et parfumées. En arts d’intérieur aussi, ces fleurs vont permettre des créations surprenantes : le chapel, autrement dit la couronne florale, dont jeunes gens et jeunes filles aiment à se coiffer, et qui constitue bientôt le cadeau traditionnel des amoureux. Déjà connu à Rome, cet ornement revient en force grâce à la nouvelle abondance des fleurs. C’est de lui que viendra le mot chapelet, pour désigner la récitation de « Je Vous salue Marie », comme l’on tresserait pour elle des couronnes de roses (d’où, pareillement, le mot rosaire pour désigner la récitation continue de trois chapelets).
Autre usage qui se répand dans les riches demeures, celui de joncher le sol des chambres et des pièces de réception de brassées de fleurs fraîches. Grand gaspillage de végétaux précieux qui seront foulés au pied et vite bons à jeter. C’est que le luxe se répand en Europe depuis que l’on a redécouvert en Orient des façons de vivre plus aisées et le goût du superflu. Plus encore que les fleurs, les épices témoignent de ce changement de moeurs.
Les Arabes ne sont pas producteurs d’épices, et les croisés n’ont pas trouvé chez eux à l’état naturel ces denrées rares et coûteuses, mais ils contrôlent le commerce avec les zones de production, en Inde et plus loin encore. C’est précisément pour s’assurer le contrôle du débouché des grandes routes caravanières, au détriment de Constantinople, que les marchands génois et vénitiens vont montrer soudain une passion inattendue pour les lieux saints.
Simple port de l’Adriatique, Venise, en quelques années, deviendra par ce biais, et pour une période de cinq siècles, une super-puissance commerciale. L’aide financière et militaire apportée aux croisés vaut en effet aux Italiens de pouvoir établir en Orient des comptoirs, ou « fondouks », depuis lesquels ils pourront commercer tout et n’importe quoi avec la plupart des grandes villes arabes. A ce titre, l’académicien René Grousset, grand spécialiste de l’Orient dira : « C’était la foi qui avait créé l’Orient latin ; ce fut la recherche des épices qui le maintint debout. » C’est exact.
Non que les épices aient été inconnues en Europe, tout au contraire, mais, excepté le safran, ce très précieux pistil d’un certain crocus que l’on cultive dans tout l’Occident, elles ne sont pas acclimatables. Il faut donc se les procurer ailleurs, et de préférence avec le minimum de taxes. Le poivre, originaire de l’Inde – on dit alors couramment « cher comme poivre » -, va se démocratiser à une vitesse folle. Le clou de girofle chinois, la muscade des Moluques, le gingembre, la cannelle, la cardamome tonkinoise, ramenés à grand péril par les boutres arabes de la mer Rouge, le camphre, tous produits auxquels la médecine médiévale attribue des propriétés miraculeuses, et largement imaginaires, envahissent aussi le marché européen, même si leur prix demeure très élevé. La grande cuisine ne sait plus se passer d’eux, d’autant qu’ils ont le mérite, en un temps qui ne connaît guère de procédés de conservation, de dissimuler le goût souvent très faisandé des viandes qu’ils accommodent. L’hypocras, un vin chaud épicé et miellé, devient la boisson à la mode. On ne peut cependant dire que la croisade est à l’origine du phénomène : elle n’a fait, en provoquant la baisse des prix, que populariser ce qui existait déjà.
Au demeurant, les épices sont loin d’être les seuls produits de luxe importés désormais à flux tendu par l’intermédiaire des républiques commerçantes italiennes.
Les plantes tinctoriales, tel le fameux indigo de Bagdad, ou l’écarlate syrien, vont mettre de la couleur dans les étoffes européennes, concurrencées maintenant dans la clientèle fortunée par les tissus précieux orientaux : mousselines de Mossoul, soies qui ne transitent plus par Constantinople, cendal et brocart d’Antioche et de Damas. Les tapis et les parfums ne sont plus du domaine du superflu. Et pas davantage les pierres précieuses. Il convient de ne pas oublier des objets plus usuels, d’un raffinement pour l’heure supérieur à leurs équivalents occidentaux. Damas a la spécialité des armes blanches dites damasquinées, aux lames ouvragées et somptueuses. La capitale syrienne garde aussi la recette d’un certain savon de toilette à base d’huile au parfum délicat qui va supplanter les savons à base de suif en usage en Europe.
Les verriers, les céramistes et les tapissiers arabes mettent de l’exotisme dans le quotidien et, tandis que leurs ouvrages se répandent, inspirent à leur tour le monde des artisans occidentaux. C’est notamment dans la contemplation des tapis et des meubles ouvragés d’arabesques que les sculpteurs romans et les architectes puisent les nouveaux motifs qui ornent les églises françaises. Pour exemple, c’est peut-être à une semblable influence qu’il faut attribuer la mine, curieusement orientale, de la basilique Notre-Dame du Puy-en-Velay.
Le commerce occidental n’est pas en reste. Les Orientaux manquent de blé, et de fruits secs, dont les Italiens sont grands exportateurs, et apprécient les étoffes de laine, les toiles et les draps des Flandres, de Champagne et de Normandie.
Ce n’est pas dans le monde arabe mais à Constantinople que les croisés ont appris le plaisir du bain – les Grecs ayant conservé l’usage des thermes à la romaine, le hammam n’en étant qu’un avatar. Dans un Paris qui ne compte que soixante-dix mille habitants, l’on recensera au bout d’un siècle d’acclimatation, vingt-six étuves qui proposent à leurs clients bien autre chose que le simple usage d’une baignoire. Si le but premier est de se baigner, souvent à deux – nombre d’établissements sont mixtes et se moquent de la réglementation réservant certains jours aux femmes – dans des cuves d’eaux chaudes, froides ou tièdes mais toujours parfumées d’huiles essentielles ou de pétales de roses, de camomille, de sureau, de romarin, de mélilot, il est également possible, dans la baignoire même, de manger, boire, se faire raser, masser, coiffer, épiler, et même de louer un lit dans une alcôve, et pas uniquement dans le but de se reposer…
Au vrai, certaines étuves ne tarderont pas à ressembler à des maisons de prostitution et c’est pourquoi, au début de la Renaissance, sous l’influence des prédicateurs réformés, et celle des médecins redoutant l’expansion de la syphilis, on les fermera, condamnant l’Européen à deux siècles de crasse.
D’autres échanges Orient-Occident sont d’ordre moins pacifique. Des croisés, les Sarrasins vont apprendre l’usage de machines de guerre qu’ils ignoraient pour une raison pratique : la rareté du bois propre à ce type de construction. En échange, les Francs découvrent ce qui est à l’époque l’arme la plus terrifiante : le feu grégeois, ce paquet d’étoupe imbibé de pétrole enflammé qu’on lance sur les fortifications ou les navires ennemis. Au vrai, comme son nom de grégeois, autrement dit « grec », l’indique, il s’agit encore d’un emprunt aux Byzantins. Seul moyen pour éteindre ces machines infernales : le sable qui permet d’étouffer leurs flammes.
Enfin, en matière de commerce et d’usage, reste un dernier emprunt, de loin le plus fâcheux, au monde arabe : la réintroduction de l’esclavage, en perte de vitesse en Europe mais qui n’avait jamais véritablement disparu. Encore l’Eglise tente-t-elle d’y mettre un frein en limitant aux seuls infidèles le commerce humain et en posant pour règle que la conversion de l’esclave au christianisme entraîne son affranchissement d’office. Comme il y aura des abus compréhensibles, et des conversions trop opportunes, le service du converti, par la suite, pourra être prolongé pour plusieurs années, afin de mesurer la sincérité de son choix.
Cependant, ces biens matériels ne sont pas tout, et, pour les clercs occidentaux, le grand bénéfice de l’ouverture vers l’Orient réside dans l’accès aux savoirs arabes, et d’abord aux grands textes antiques. Même si, en 645, la prise d’Alexandrie par les musulmans a entraîné l’incendie de la célèbre bibliothèque, et la perte d’un patrimoine irremplaçable, nombre d’érudits musulmans ont vite compris l’intérêt de posséder les écrits antiques conservés dans les monastères orientaux. Nombreux sont les textes à avoir été traduits en arabe, et c’est fréquemment par ce biais, et par l’Espagne tout particulièrement, qu’ils reviendront à leurs sources occidentales. Les universités du Caire, de Bagdad, de Cordoue, ont eu la sagesse de se fondre dans le programme préexistant mis au point par les universitaires chrétiens et qui a fait ses preuves. Platon tient là une place d’importance, mais c’est la lecture d’Aristote, presque entièrement perdu pour les Européens, qui représentera l’immense bouleversement des idées. Sans cette rappropriation, ni Albert le Grand ni surtout Thomas d’Aquin n’auraient pu imposer leur vision d’une philosophie entièrement repensée.
Faut-il cependant regretter que ce retour en force de la pensée philosophique entraîne un rapide désintérêt pour la littérature pure, et pour l’usage littéraire de la langue latine, celle des érudits ? Au moins la croisade suscite-t-elle la rédaction de chansons de geste en français racontant la prise de Jérusalem et les grandes souffrances endurées en route. La physique, les mathématiques, l’astronomie, la médecine arabes, dans la mesure où elles ont bénéficié également des précieuses sources antiques, et les ont enrichies d’observations nouvelles, continuent de se répandre, mais là encore, l’influence de l’Espagne musulmane s’avère plus importante, plus ancienne et plus réelle que l’apport de la première croisade.
Ainsi, l’expédition d’outre-mer peut-elle apparaître comme une occasion de redécouverte d’un patrimoine que les invasions et les grandes crises du passé avaient détruit ou occulté, et ce dans tous les domaines, des plus familiers aux plus nobles. Tout ce luxe, toutes ces richesses dont l’Occident avait perdu la mémoire ne doivent pas, cependant, dissimuler l’essentiel : en dépit des profits commerciaux que d’aucuns surent en tirer, la croisade reste, pour ses véritables acteurs, un élan spirituel désintéressé. Une quête du ciel et de Dieu qui, paradoxalement, rapprocha en profondeur les hommes de bonne volonté des deux camps.
* Historienne et auteur de nombreux livres, Anne Bernet est spécialiste d’histoire religieuse. C’est à ce titre qu’elle s’intéresse aux croisades.