La Croisade « populaire » vue par Anne Comnène
La croisade »populaire » vue par Anne Comnène
La venue de tant de peuples fut précédée de sauterelles qui épargnaient
les moissons, mais qui saccageaient les vignes en les dévorant.[...]
Cependant,
Pierre, après avoir prêché comme on l’a dit, franchit le détroit de
Longobardie
avec quatre-vingt mille hommes de pied et cent mille cavaliers, et
arriva
dans la ville impériale en débouchant par la Hongrie. La nation des
Celtes,
comme on peut le deviner, est d’ailleurs très ardente et fougueuse;
une
fois qu’elle a pris son élan on ne peut plus l’arrêter.
[...] le basileus lui conseilla d’attendre l’arrivée des autres
comtes;
mais lui, sans l’écouter, fort de la multitude qui
l’accompagnait, traversa
[le détroit] et dressa son camp près d’une petite ville appelée
Hélénopolis
(1). Des Normands le suivaient au nombre d’environ dix mille; ils
se séparèrent
du reste de l’armée et se mirent à piller les environs de Nicée en
se conduisant
à l’égard de tous avec la dernière cruauté. Les enfants à la
mamelle par
exemple, ou bien ils les mutilaient, ou bien ils les empalaient sur des
pieux et les faisaient rôtir au feu; quant aux gens avancés en âge, ils
leur infligeaient toute espèce de tortures. Lorsque les habitants de la
ville eurent connaissance de ces faits, ils ouvrirent les portes et
firent
une sortie contre les [Normands]. Un violent combat s’engagea; mais
devant
l’ardeur belliqueuse des Normands, les habitants battirent en
retraite et
rentrèrent dans la place. Les assaillants avec tout leur butin
revinrent
à Hélénopolis. Mais une contestation surgit entre eux et ceux qui ne
les
avaient pas accompagnés, comme il arrive souvent en pareil cas;
l’envie
enflamma le coeur de ceux qui étaient restés en arrière, et il
s’ensuivit
entre les deux partis une querelle, à la suite de laquelle les
audacieux
Normands firent de nouveau bande à part et gagnèrent Xérigordon
qu’ils prirent
au premier assaut. À la nouvelle de ces événements, le sultan envoya
contre
eux Elchanès avec des forces importantes. Ce dernier dès son arrivée
reprit
Xérigordon; quant aux Normands, il passa les uns par les armes et
emmena
prisonniers les autres, tandis qu’il méditait une surprise contre
ceux qui
étaient restés en arrière avec Pierre à la Coule. Dans des lieux
propices,
il dressa des embuscades où devaient tomber à l’improviste et être
massacrés
ceux qui s’en iraient dans la direction de Nicée; connaissant
d’autre part
la cupidité des Celtes, il fit venir deux hommes décidés et leur
ordonna
de se rendre au camp de Pierre à la Coule pour y publier que les
Normands,
maître de Nicée, étaient en train de se partager les richesses de la
ville.
Cette nouvelle se répandit parmi ceux qui étaient avec Pierre et les
jeta
dans une terrible confusion. Car aussitôt qu’ils entendirent parler
de partage
et de richesse, ils s’élancèrent en désordre sur la route de Nicée,
oublieux,
ou peu s’en faut, de l’expérience militaire et de la discipline
qui conviennent
à ceux qui vont combattre. Car la race des Latins étant très cupide,
comme
on l’a dit plus haut, quand en outre elle s’est résolue à
attaquer un pays,
il n’y a plus pour elle de frein ou raison qui tienne. Comme ils ne
cheminaient
ni en rang ni en troupe, ils tombèrent au milieu des Turcs embusqués
près
du Drakon et furent misérablement massacrés. Il y eut une telle
quantité
de Celtes et de Normands victimes du glaive ismaélite que,
lorsqu’on rassembla
les cadavres des guerriers égorgés qui gisaient de tous côtés, on en
fit,
je ne dis pas une immense tas, ni même un tertre, ni même une colline,
mais
comme une haute montagne d’une superficie considérable, tant était
grand
l’amoncellement des ossements. Plus tard des hommes de la même race
que
les barbares massacrés, en construisant des murs à l’instar de ceux
d’une
cité, placèrent en guise de mortier dans les interstices les ossements
des
morts et firent de cette ville en quelque sorte leur tombeau. Cette
place
fortifiée existe encore de nos jours entourée d’une enceinte faite
à la
fois de pierres et d’ossements. Quand tous eurent été la proie du
glaive,
seul Pierre avec quelques autres retourna à Hélénopolis et y rentra.
Les
Turcs qui voulaient s’en saisir dressèrent de nouvelles embuscades.
Mais
quand l’autocrator apprit tout cela et eut acquis la certitude de
cet épouvantable
massacre, il sentit le tragique de la situation si jamais Pierre était
également
fait prisonnier. Aussitôt il fit chercher Constantin Euphorbènos
Katakalon,
dont on a déjà souvent fait mention et, après avoir embarqué sur des
navires
de guerre des forces importantes, il les envoya lui porter secours de
l’autre
côté du détroit. Dès que les Turcs virent arriver ce guerrier, ils
prirent
la fuite. Lui, sans perdre une minute, recueillit Pierre et ses
compagnons,
qui n’étaient que bien peu, et les conduisit sains et saufs au
basileus.
Quand ce dernier lui rappela son imprévoyance du début et lui dit que
c’était
pour n’avoir pas suivi ses conseils qu’il était tombé en de
tels malheurs,
l’orgueilleux Latin, bien loin de s’avouer responsable de ce
désastre, accusa
les autres qui ne lui obéissaient pas et qui suivaient leurs propres
caprices,
les traitant de voleurs et de brigands; c’est pourquoi le Sauveur
n’avait
pas agréé qu’ils vénérassent le Saint-Sépulcre.
(1) Les sources latines nomment Civetot. Hélénopolis est une ville de
Bithynie, à l’embouchure du Drakon, près de Nicomédie; ainsi
appelée en
mémoire de sainte Hélène, mère de Constantin.
Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte
par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, pp. 212-215.
Réaction et perception d’Alexis Comnène face aux croisés, par Anne
Comnène
Alexis n’avait pas encore eu le temps de se reposer un peu
qu’il entendit
la rumeur touchant l’approche d’innombrables armées franques.
Il en redoutait
l’arrivée, car il connaissait leur élan irrésistible, leur
caractère instable
et versatile, ainsi que tout ce qui est propre au tempérament celte
avec
ses conséquences nécessaires; il savait qu’ils ont toujours la
bouche ouverte
devant les richesses et qu’à la première occasion on les voit
enfreindre
leurs traités sans scrupules. Cela, il l’avait toujours entendu
dire et
parfaitement vérifié. Loin de se décourager pourtant, il prenait toutes
ses dispositions pour être prêt à combattre si l’occasion le
demandait.
La réalité était beaucoup plus grave et terrible que les bruits qui
couraient.
Car c’était l’Occident entier, tout ce qu’il y a de nations
barbares habitant
le pays situé entre l’autre rive de l’Adriatique et les
Colonnes d’Hercule,
c’était tout cela qui émigrait en masse, cheminait familles
entières et
marchait sur l’Asie en traversant l’Europe d’un bout à
l’autre.
Traduction prise dans Duc de Castries, La conquête de la Terre sainte
par les croisés, Paris, Albin Michel, 1973, p. 209.

Vous pouvez laisser une réponse.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.